CHAPITRE III
Le souverainisme et lâĂ©preuve Ă©lectorale (1970-1973)
| Nulle pierre ne peut ĂȘtre polie sans friction, nul homme ne peut parfaire son expĂ©rience sans Ă©preuve. |
CONFUCIUS
RenĂ© LĂ©vesque venait de quitter une formation traditionnelle pour mettre sur pied un parti « antisystĂšme » visant Ă briser le monopole bipartite des « bleus » et des « rouges », des caisses occultes et de lâacceptation des contraintes imposĂ©es par le rĂ©gime provincial. Mais, contrairement Ă dâautres initiatives, la formation souverainiste pouvait sĂ©rieusement prĂ©tendre Ă constituer â dans un futur proche â un gouvernement. Cependant, tout « antisystĂšme » que fĂ»t le parti dans son essence, la prioritĂ© de LĂ©vesque Ă©tait de donner une « respectabilitĂ© » Ă sa formation, dâen faire un acteur lĂ©gitime du dĂ©bat public. Le souverainisme, Ă la fin des annĂ©es 1960, voulait profiter de la dynamique rĂ©volutionnaire tranquille dâaffirmation nationale et de lâĂ©tablissement dâun Ătat quĂ©bĂ©cois dont les institutions serviraient de rĂ©fĂ©rents pour la nation dans son ensemble. En mĂȘme temps, la pensĂ©e lĂ©vesquienne tentait de rĂ©pondre aux craintes des QuĂ©bĂ©cois en donnant un vernis rĂ©formiste pour ceux qui croyaient â ils Ă©taient nombreux â Ă un renouvellement du fĂ©dĂ©ralisme.
Le MSA : « Ce pays quâon peut bĂątir »
RenĂ© LĂ©vesque, disions-nous Ă la fin du prĂ©cĂ©dent chapitre, a quittĂ© les rangs du Parti libĂ©ral, qui avait donnĂ© au QuĂ©bec son Ă©lan le plus fĂ©cond depuis son existence comme province, mais qui sâĂ©tait rĂ©vĂ©lĂ© incapable dâĂ©branler des paramĂštres bien prĂ©cis, ceux du statut de parti traditionnel. PlutĂŽt que de faire office dâĂ©ternel rebelle, LĂ©vesque se retrouvait dĂ©sormais en position de meneur, guidant un troupeau avec lequel il Ă©tait parfois difficile de composer. Il fonde en octobre 1967, en compagnie dâune vingtaine de personnalitĂ©s qui partagent ses convictions, le Mouvement souverainetĂ©-association. Le MSA a su obtenir trĂšs rapidement un grand nombre dâadhĂ©rents. En janvier 1968, lâorganisation comptait 700 contributeurs et 1 300 sympathisants nâayant pas encore fait de don.
Au moment de tenir son premier congrÚs, le 19 avril 1968, le MSA compte 7 274 membres cotisants. La moitié des 1 700 délégués à ce congrÚs avaient moins de trente ans et le quart étaient des étudiants. Vingt-et-un pour cent étaient des professionnels, dix-neuf pour cent des cols blancs, dix-sept pour cent des travailleurs et dix pour cent des commerçants. Fait notable : les trois quarts viennent de la métropole.
Le dĂ©bat linguistique a toujours Ă©tĂ© un sujet chaud au sein des troupes souverainistes et les positions tranchĂ©es des uns et des autres dĂ©montrent bien de lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© du mouvement. On constate que les visions peuvent parfois diffĂ©rer non seulement quant aux moyens, mais quant aux cadres de rĂ©flexion. La protection de la langue avait relevĂ©, au cours de la « Survivance », de la sociĂ©tĂ© civile ; la RĂ©volution tranquille ayant transfĂ©rĂ© vers lâĂtat les enjeux des Canadiens français auparavant laissĂ©s Ă eux-mĂȘmes, il allait de soi que la situation du français deviendrait une question dâordre public. Le mouvement souverainiste, qui sâaffiche comme la forme la plus accomplie du nationalisme rĂ©volutionnaire-tranquille par rapport Ă lâautonomisme de lâUnion nationale et au nĂ©onationalisme libĂ©ral, ne pouvait que dĂ©velopper une position plus ferme sur cet enjeu que celle des partis dâobĂ©dience fĂ©dĂ©raliste. Lâobjectif Ă©tait de faire de la langue française le creuset de la sociĂ©tĂ© quĂ©bĂ©coise et le facteur central de socialisation transmise par les institutions publiques.
Il fallait donc sâattendre Ă ce que le MSA se penche dĂšs son premier congrĂšs sur la question linguistique. François Aquin, lâancien collĂšgue libĂ©ral de LĂ©vesque, propose une rĂ©solution faisant du français la seule langue officielle de lâĂtat, du travail et de lâĂ©cole publique, mais maintenant un secteur scolaire anglophone subventionnĂ© par les fonds gouvernementaux, sans oublier le fait que la « minoritĂ© » pourrait utiliser lâanglais dans ses interactions avec lâadministration publique. Surgit dĂšs lors le premier dâune longue sĂ©rie de conflits entre LĂ©vesque et une frange non-nĂ©gligeable de ses militants.
Pour François Aquin, les prĂ©tendus « droits » nâĂ©taient en fait que des privilĂšges. Aquin proposa Ă©galement un amendement visant Ă supprimer du libellĂ© « ce peuple du QuĂ©bec doit aussi se faire un point dâhonneur de tĂ©moigner un grand respect pour les droits de son importante minoritĂ© linguistique aux racines fort anciennes ». Le rĂ©sultat fut sans appel : 418 personnes se positionnĂšrent en faveur de lâamendement contre 240 qui optĂšrent pour le maintien de la proposition de base.
Aquin tenta dâaller plus loin en proposant un second amendement, stipulant que « seul le systĂšme dâĂ©ducation publique de langue française Ă tous les niveaux sera subventionnĂ© par lâĂtat », nâinterdisant donc pas lâaccĂšs aux institutions dâenseignement de langue anglaise, mais visant Ă ce que leur accĂšs soit assurĂ© aux seuls frais du client.
Cette fois-ci, LĂ©vesque nâa pu se rĂ©signer Ă laisser passer la proposition, mettant son poste en jeu, chose quâil ne manqua pas de rĂ©pĂ©ter au cours des dĂ©cennies suivantes. Le chef sâest alors dĂ©placĂ© au micro pour dĂ©clarer que « lâamendement est un aveu dâinfĂ©rioritĂ© et dâimpuissance et une condamnation Ă terme de la minoritĂ© anglaise du QuĂ©bec. Un QuĂ©bec souverain et libre ne saurait exister sans ĂȘtre juste envers sa minoritĂ© anglophone ». AprĂšs quelques huĂ©es, LĂ©vesque parvient Ă terminer son intervention : « Adopter lâamendement Ă©quivaudrait Ă fermer les portes du MSA Ă des milliers de nos compatriotes. Le rĂ©sultat du vote va demander une pĂ©riode de rĂ©flexion de ma part⊠Je suis libre de rentrer chez moi. »
Le message Ă©tait lancĂ© et les dĂ©lĂ©guĂ©s lâentendirent, battant la proposition par 481 votes contre 243. Aquin se rallia sur le coup mais ne devint jamais par la suite une figure importante du MSA ou du PQ, se dĂ©tachant des activitĂ©s militantes. La proposition Aquin semblait pourtant en pleine cohĂ©rence avec la conception lĂ©vesquienne de lâidentitĂ© nationale, faisant de la culture le fruit de lâhistoire et de la langue française son mode dâexpression devant sâincarner Ă travers les institutions communes au nom du vivre-ensemble. La crainte de LĂ©vesque tĂ©moigne dâune non-volontĂ© de traduire cet Ă©noncĂ© de principe en politique.
Quoi quâil en soit, ce vote indique lâexistence â Ă lâaube des annĂ©es 1970 â dâune aile plus radicale sur les objectifs comme sur les moyens Ă employer, qui conçoit lâĂtat comme un outil devant ĂȘtre mobilisĂ© en vue de faire en sorte que les QuĂ©bĂ©cois assument leur statut de majoritĂ©.
Si le souverainisme Ă©tait fondĂ© sur le procĂšs du rĂ©gime canadien, le MSA nâen avait pas moins le dĂ©fi de dĂ©finir une doctrine qui inspirerait lâaction gouvernementale Ă venir, un ensemble de politiques sâinscrivant dans une logique de rupture irrĂ©versible.
Le 16 fĂ©vrier 1968, LĂ©vesque avait dĂ©clarĂ© au quotidien Le Soleil quâil fallait « dĂšs le dĂ©but tĂącher dâĂ©riger une hypothĂšse qui soit acceptable par les partenaires actuels, de sorte que la libertĂ© politique ne soit pas synonyme de dĂ©gĂąts sociaux et Ă©conomiques ». Le ton Ă©tait donnĂ© : les souverainistes du MSA allaient mettre de la chair autour de lâos du concept de lâassociation.
Lâorganisation sâest dotĂ©e dâune commission politique prĂ©sidĂ©e par Reynald Brisson et a fait des modalitĂ©s dâaccession Ă la souverainetĂ© une prioritĂ©. Sa principale tĂȘte pensante fut Jacques Brossard, professeur de droit Ă lâUniversitĂ© de MontrĂ©al.
Dans les semaines qui suivirent le congrĂšs, le MSA publia le document Ce pays quâon peut bĂątir. La brochure rĂ©itĂ©rait certains principes dâOption QuĂ©bec tout en sâaventurant sur le terrain dâun embryonnaire programm...