XI
Figures de lâintellectuel
critique. De Hannah Arendt
Ă Charles Taylor
â Ces grands intellectuels platoniciens ne sont pas les seuls qui ont comptĂ© pour vous : dâautres figures sont intervenues dans votre parcours. Comment les avez-vous accueillies ?
MĂȘme si je ne souhaite pas durcir cette opposition, elle conserve beaucoup de sens pour moi. La figure platonicienne, dâabord prĂ©occupĂ©e par la connaissance et par le souci de lâĂąme, doit toujours laisser une place Ă une figure plus active, plus terrestre, plus aristotĂ©licienne. Aristote a rĂ©digĂ© non seulement une Ă©thique, mais aussi huit livres de Politiques, dans lesquels il discute les mĂ©rites comparĂ©s des constitutions et propose une critique sĂ©vĂšre de lâutopie de Platon. Son Ă©cole formait de futurs dirigeants, ce qui peut sans doute expliquer que ses notes nâaient pas le caractĂšre littĂ©raire des dialogues platoniciens : elles tĂ©moignent dâun travail trĂšs diffĂ©rent de celui de lâAcadĂ©mie. Parmi les grands interprĂštes de la vita activa, il faut dâabord compter Hannah Arendt, qui a cherchĂ© chez Aristote les principes dâune doctrine des vertus et des formes de vie oĂč lâaction politique revĂȘtirait une suprĂ©matie, une dignitĂ© incontestables. Câest par la lecture de Hannah Arendt que jâai pris conscience du privilĂšge que jâavais toujours consenti Ă la poursuite dâun idĂ©al contemplatif et platonicien, et que jâen ai perçu le caractĂšre problĂ©matique.
â Comment ĂȘtes-vous venu Ă son Ćuvre ?
Ma rencontre avec The Human Condition reprĂ©sente un moment important et je la dois Ă Paul RicĆur. Raymond Klibansky, qui Ă©tait pourtant dans la mĂȘme classe quâelle alors quâils Ă©taient Ă©lĂšves de Karl Jaspers Ă Heidelberg, ne semble avoir conservĂ© aucun souvenir particulier de Hannah Arendt, mĂȘme si elle avait fait une thĂšse trĂšs platonicienne sur le concept dâamour chez saint Augustin. DerriĂšre cet intitulĂ© en apparence mystique se tient un propos critique, orientĂ© vers la considĂ©ration du monde, qui peut expliquer, en tout cas au moins partiellement, le fait que Klibansky ne sây soit pas reconnu. MĂȘme dans son cours sur saint Augustin, il ne mentionnait pas la thĂšse dâArendt. Sans doute faut-il compter aussi avec la relation dâArendt avec Heidegger, dont Klibansky ne pouvait mĂȘme pas prononcer le nom : sa bouche se tordait, tout en lui sây refusait ; tant de ses proches avaient souffert. Je dois constater ici une rĂ©sistance, une forme de refus radical, et je peux la comprendre, sachant ce que nous savons maintenant des positions publiques de Heidegger.
Paul RicĆur a toujours Ă©tĂ© un penseur orientĂ© vers lâaspect dramatique de lâexistence et, dans sa jeunesse, il avait Ă©tudiĂ© la pensĂ©e de Karl Jaspers, auquel il a consacrĂ© en 1949, avec son ami Mikel Dufrenne (1910-1995), une magnifique Ă©tude. Jâavais lu ce livre au moment oĂč je mâĂ©tais plongĂ© dans le monde de Jaspers, et les liens que RicĆur y Ă©tablit entre la problĂ©matique de la libertĂ© et de la faute, centrale pour ma thĂšse, et la pensĂ©e existentielle des situations limites mâavaient beaucoup intĂ©ressĂ©. Lors dâune rencontre avec lui, je lui demandai sans dĂ©tour pourquoi il sâĂ©tait Ă©loignĂ© de la pensĂ©e de Jaspers, et il me rĂ©pondit que câĂ©tait en raison de la critique dâArendt. Il mâinvita Ă lire The Human Condition, publiĂ© en 1958, dont il avait rĂ©digĂ© la prĂ©face pour lâĂ©dition française, dans laquelle il prĂ©sente une vision rĂ©solument active de la tĂąche philosophique. Un hommage philosophique Ă Jaspers, certes, mais aussi lâexpression de certaines limites. Le grand projet de lâexistentialisme de Jaspers paraissait du coup moins porteur. Dans sa prĂ©face, RicĆur insistait sur la perspective centrale de lâĆuvre dâArendt, la possibilitĂ© de prĂ©server ou de reconstruire un espace politique. Le concept de « monde commun » intervient ici de maniĂšre dĂ©cisive comme finalitĂ© centrale de lâexistence humaine.
â Vous avez donc lu Hannah Arendt alors que vous Ă©tiez encore aux Ă©tudes ?
Oui, et je me suis rapidement attachĂ© Ă sa pensĂ©e pour plusieurs raisons. Jâai dâabord dĂ» prendre toute la mesure de sa lecture du monde grec, dont elle offrait une interprĂ©tation pour ainsi dire dĂ©sidĂ©alisĂ©e. Jâai consacrĂ© plus tard une Ă©tude aux enjeux philosophiques de cette dĂ©sidĂ©alisation : pourquoi fallait-il sâattaquer aux bases de la philosophie thĂ©orique pour libĂ©rer ce qui serait son projet Ă©thique et politique ? Cette polaritĂ© de la vita activa et de la vita contemplativa me semblait inutilement rigide, mais je ne pouvais pas nier que le mĂ©pris platonicien de la vie active, que Hannah Arendt identifie au monde du travail, du banausos, constituait une composante essentielle de la construction de la mĂ©taphysique. Le privilĂšge contemplatif se conquiert toujours Ă compter dâune forme de domination Ă©tablissant une hiĂ©rarchie des formes de vie. Sa critique mâatteignait donc directement dans la mesure oĂč jâavais acceptĂ© cette hiĂ©rarchie presque naturellement, comme si elle Ă©tait imposĂ©e par lâhistoire, et elle nâa jamais cessĂ© de mâhabiter, au point dâinspirer mĂȘme mon travail actuel sur Le Songe de Scipion de CicĂ©ron, texte rĂ©solument centrĂ©, au contraire, sur la nĂ©cessitĂ© de lâengagement politique.
En plus, lâamitiĂ© de Hannah Arendt et de Hans Jonas (1903-1993) exerçait sur moi une Ă©trange fascination, autant en ce qui concerne le milieu des exilĂ©s juifs new-yorkais qui fut le leur que leur condition dâintellectuels. Ce monde amĂ©ricain, qui aurait dĂ» ĂȘtre aussi celui de Walter Benjamin si lâhistoire nâavait pas aussi mal tournĂ© pour lui, Ă©tait bien diffĂ©rent de celui de Raymond Klibansky, et pourtant, ils avaient beaucoup en commun. Les grands livres dâArendt sur le totalitarisme et lâantisĂ©mitisme, tout comme son essai sur le procĂšs Eichmann, dĂ©coulaient naturellement de son expĂ©rience dâexilĂ©e dans lâaprĂšs-guerre, alors quâau mĂȘme moment Klibansky retournait en Allemagne pour travailler dans les commissions de dĂ©nazification et sâengager ensuite dans le dialogue philosophique international. Ils auraient donc eu beaucoup Ă se dire, mais ils ne se rencontrĂšrent jamais aprĂšs 1933. Pour moi, le modĂšle dâengagement intellectuel quâils reprĂ©sentent demeure pourtant fondamentalement le mĂȘme : les convictions platoniciennes de Klibansky lâont menĂ© Ă lâĂ©tude de Nicolas de Cues, alors quâArendt, en dĂ©pit dâune critique constante de Platon, a toujours relayĂ© un idĂ©al de justice inspirĂ© de La RĂ©publique. Dans son refus rĂ©itĂ©rĂ© dâĂȘtre considĂ©rĂ©e comme « philosophe », jâentends bien sĂ»r le rejet de lâarrogance philosophique, la condamnation du savoir de Sirius, lointain et toujours dĂ©calĂ©, mais quâimporte : elle a toujours eu le souci de la recherche des principes, et sa derniĂšre grande Ćuvre sur la nature du jugement est dâabord une Ćuvre kantienne et spĂ©culative.
â Vous citez Hans Jonas. Y a-t-il un lien entre sa thĂšse sur la gnose et la pensĂ©e dâArendt ?
La grande Ă©tude de Jonas sur la gnose a jouĂ© un rĂŽle dĂ©terminant dans mon parcours de recherche : elle a orientĂ© mon mĂ©moire de maĂźtrise, qui est consacrĂ© Ă la rĂ©futation chrĂ©tienne de la gnose, et elle a beaucoup contribuĂ© au choix du traitĂ© de Plotin sur la volontĂ© et la libertĂ© comme texte central pour ma thĂšse. Or cette Ă©tude, trĂšs influencĂ©e par lâanalyse existentiale de Martin Heidegger, Ă©tait inspirĂ©e par un thĂšme trĂšs proche de la pensĂ©e dâArendt : la critique de toute philosophie qui refuse le monde et cherche Ă sâenfuir dans lâextramondain. Hans Jonas avait repris de la pensĂ©e de Heidegger le concept de cette anxiĂ©tĂ© surgissant au sein dâun monde troublĂ©, dans lequel on ne se reconnaĂźt plus et dont on cherche Ă sâĂ©vader. Cette lecture de la sociĂ©tĂ© romaine, dont on prend la mesure aujourdâhui alors que la connaissance du corpus gnostique devient de plus en plus prĂ©cise, caractĂ©risait plusieurs milieux dans lâEmpire, autant chrĂ©tiens que paĂŻens. La souffrance de lâĂ©poque rĂ©sultait-elle dâun abandon du dieu bon et provident ? Existe-t-il un principe du mal ? Faut-il fuir vers un autre monde ?
Lâacosmisme de la gnose constitue pour Arendt le symptĂŽme central de lâapolitisme. Fuir le prĂ©sent dans lâespoir de retrouver dans un autre monde le refuge protecteur face Ă lâanxiĂ©tĂ©, nâest-ce pas le rĂ©flexe rĂ©current de la philosophie platonicienne ? Arendt nâa jamais cessĂ© de le dĂ©noncer. Ma lecture du Songe de Scipion de CicĂ©ron en dĂ©rive et je fais une place trĂšs importante Ă cette critique dans mon interprĂ©tation du conflit des formes de vie dans lâAntiquitĂ©. La recherche de lâotium, du repos contemplatif dans lâĂ©tude, sâeffectue presque toujours â câest en tout cas ce que je suis amenĂ© Ă voir â au dĂ©triment dâun engagement dans lâaction. Cet Ă©quilibre est certes le plus difficile de tous, comme CicĂ©ron en tĂ©moigne Ă chaque page, mais la leçon du Songe est que la fuite du prĂ©sent nâest jamais la meilleure option. Jaspers, Arendt, RicĆur : voilĂ donc trois penseurs qui crĂ©ent une constellation profondĂ©ment non platonicienne et antignostique, dans laquelle je reconnais une figure essentielle de la pensĂ©e contemporaine, son versant dramatique et actif opposĂ© Ă lâacosmisme quâils dĂ©noncent. Seul Paul RicĆur a pu conduire Ă son terme le projet dâune Ă©thique, mĂȘme si celle-ci demeure inachevĂ©e dans son Ćuvre de maturitĂ©, alors que sa pensĂ©e est envahie par les questions de la mĂ©moire et du pardon. Jâai eu la joie dâassister Ă son cours sur lâĂ©thique dâAristote, qui Ă ma connaissance nâa pas Ă©tĂ© publiĂ©. Ses Ă©crits sur la mĂ©moire et sur le rĂ©cit de soi lâont amenĂ© Ă proposer une doctrine de la libertĂ© fidĂšle Ă la pensĂ©e de lâaltĂ©ritĂ© quâil avait dĂ©couverte chez Jaspers. Ce quâil doit Ă Arendt est certes moins net, mais on comprend en lisant son rĂ©cit autobiographique, La Critique et la Conviction, que le souci du monde commun nâa jamais Ă©tĂ© absent de son projet philosophique.
â Mais on ne peut pas nier quâArendt ait apportĂ© une contribution essentielle Ă la philosophie politique du xxe siĂšcle.
Indubitablement, et je ne souhaite la comparer Ă personne, mais câest surtout la complexitĂ© de son engagement qui mâa interpellĂ©. Si on fait exception des derniĂšres annĂ©es de sa vie, alors quâelle enseignait Ă la New School Ă New York, elle nâa jamais assumĂ© une identitĂ© universitaire. Elle refusait par ailleurs, comme je lâai dit, dâĂȘtre dĂ©finie comme philosophe, ce qui nous donne une indication prĂ©cise de son projet intellectuel. Sa prĂ©occupation pour lâaction Ă©tait centrale et commandait tout son engagement comme intellectuelle publique. Pourquoi, par exemple, a-t-elle refusĂ© de se rapprocher des penseurs de lâĂ©cole de Francfort, qui furent ses contemporains et qui portaient les mĂȘmes questions quâelle concernant le totalitarisme ? Elle a Ă©crit sur Benjamin avec sympathie et mĂȘme affection â son portrait de lui est un des plus beaux qui soient â, mais elle rejetait fortement Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) : on peut parler dâun rapport problĂ©matique, voire hostile au marxisme, pas seulement Ă la thĂ©orie critique.
Plus je lâai lue, plus jâai perçu que ce blocage Ă©tait tributaire de sa lecture de la pensĂ©e grecque, quâelle associait au trĂ©sor perdu de la dĂ©mocratie. Les penseurs qui soutenaient le totalitarisme, mĂȘme de maniĂšre oblique, devenaient du mĂȘme coup inacceptables pour elle. Par ailleurs, elle ne se reconnaissait aucun lien avec la philosophie universitaire, en particulier la tradition postkantienne de sa jeunesse. Elle a maintenu toute sa vie une relation avec deux philosophes majeurs : Heidegger, quâelle a aimĂ© bien quâelle ait eu toutes les raisons de sâen Ă©loigner â mais elle lui conservait une vĂ©nĂ©ration non dĂ©pourvue dâambiguĂŻtĂ©, comme leur correspondance en tĂ©moigne â, et Karl Jaspers, qui fut un des seuls Ă sauver la pensĂ©e allemande dans la dĂ©bĂącle du nazisme et qui fut son mentor. Elle lui envoyait tout ce quâelle Ă©crivait ; leur correspondance est, avec son magnifique journal, la source principale de notre connaissance de sa vie de pensĂ©e.
AprĂšs sa mort, elle sera redĂ©couverte par les penseurs qui Ă©mergent de la pĂ©riode totalitaire et qui dĂ©sirent forger de nouveaux instruments critiques : ils sâintĂ©resseront Ă sa rĂ©flexion sur les fondements du lien social, aux modĂšles politiques de la dĂ©mocratie et de la justice quâelle propose, Ă sa doctrine de lâamitiĂ© et de lâidentitĂ© civique, Ă sa critique de lâautoritĂ© et de la culture. Tous ces thĂšmes nĂ©oaristotĂ©liciens lui confĂšrent vraiment une place Ă part. Pour plusieurs, son Ćuvre nâa pas de portĂ©e philosophique substantielle ; elle nâĂ©tait Ă leurs yeux quâune journaliste de grande envergure. Pour dâautres, elle a renouvelĂ© la thĂ©orie politique de lâintĂ©rieur de lâaction, et son idĂ©al du monde commun apparaĂźt alors comme une contribution dĂ©cisive. La raison de cette ambiguĂŻtĂ©, il faut le dire, se situe dans son Ćuvre mĂȘme : elle a en effet thĂ©orisĂ© la valeur de lâaction, au dĂ©triment mĂȘme de la recherche abstraite, de la mĂ©taphysique. En se prĂ©sentant sous la figure de la servante de Thrace se moquant de ThalĂšs qui tombe dans un trou en contemplant le ciel, elle a donnĂ© une allĂ©gorie grinçante de sa vie intellectuelle. Mais elle a aussi renforcĂ© un modĂšle profondĂ©ment antiplatonicien, avec lequel un homme comme moi devait apprendre Ă se rĂ©concilier. Ce ne fut pas toujours facile. Je ne suis pas certain dây ĂȘtre parvenu.
â Vous la citez trĂšs souvent dans vos Ă©crits sur la culture, elle fait donc figure de rĂ©fĂ©rence pour vous ?
Câest vrai, mais le rĂ©pertoire des textes dâArendt qui comptent pour moi est finalement assez limitĂ©. Je reviens toujours Ă ses essais sur lâautoritĂ©, sur lâĂ©ducation, des textes recueillis sous le titre La Crise de la culture, mĂȘme si sa pensĂ©e sur ces questions demeure Ă mes yeux paradoxale : son conservatisme sâassocie avec une forme de gĂ©nĂ©rositĂ© dĂ©mocratique, dâaccueil, dâhospitalitĂ©, qui me touche beaucoup. Elle lutte constamment contre un rĂ©flexe dâĂ©lite qui lui serait naturel et maintient une ouverture sur les fondements de lâĂ©galitĂ©, ce que reflĂšte par exemple sa critique du philistinisme. Sa rĂ©flexion sur la souverainetĂ© est un bon exemple de ce...