Présentation
En toute liberté, écrire
Cet étranger parmi nous regroupe en un seul volume une sélection des essais et chroniques d’André Langevin, dont la rédaction s’étend sur près de trois décennies, pour l’essentiel entre le milieu des années 1940 et le milieu des années 1970. Si Langevin se fait connaître comme écrivain avec la publication de son premier roman, Évadé de la nuit (1951), qui remporte le prix du Cercle du livre de France, c’est à l’écriture journalistique, on l’oublie souvent, qu’il s’est frotté tout d’abord, au sortir du chaos de la Seconde Guerre mondiale. Né en 1927, il publie à dix-huit ans ses premières chroniques littéraires ; et c’est en 1977 qu’il fera paraître son dernier essai, un témoignage sur l’œuvre de l’écrivain Hubert Aquin inspiré de la plus vive amitié. Langevin s’éteindra à son tour quelque trente ans plus tard, en 2009. Rassemblant pour la première fois l’essentiel de sa prose d’idées, Cet étranger parmi nous témoigne de l’expérience littéraire singulière qui fut la sienne. Ces trente années d’écriture, qui verront Langevin publier cinq romans, du théâtre et divers autres textes de fiction, se concluent – en pleine idéologie de la québécitude, à ses yeux triomphaliste, conformiste et complaisante – sur le silence perplexe, désarçonné, voire douloureux d’un écrivain qui, à partir du milieu des années 1970, prend le parti de « s’éloigne[r] de son œuvre » (1998).
C’est au journal Le Devoir que l’écrivain fera ses gammes, en 1945-1946 : c’est là, écrira-t-il plus tard, qu’il a été « profondément scandalisé par l’hypocrisie et la pensée oblique de nos élites clérico-bourgeoises d’Outremont et d’ailleurs, et [a] été atteint d’un dégoût entier pour toute forme de nationalisme » (1976). Cette aversion à l’égard de l’alliance entre nationalisme et religion, qui ne l’empêchera pas de suivre les débats sur l’indépendance du Québec avec autant de bienveillante curiosité que de sens critique, transparaît dans l’ensemble de ses essais, et le conduira à ne jamais faire du monde anglo-saxon un trop commode repoussoir idéologico-politique. En 1947, Langevin quitte Le Devoir pour Notre Temps, journal pourtant pro-duplessiste qui vient de naître et dans lequel, de nouveau, il tiendra la chronique littéraire jusqu’au moment où, la même année, son embauche au sein de la Société Radio-Canada l’éloigne du journalisme écrit. S’il reviendra épisodiquement à ses premières amours, il poursuivra aussi en parallèle, jusqu’en 1985, sa carrière à titre de réalisateur à la radio de Radio-Canada.
Dans la riche prose d’idées de Langevin, on peut départager plusieurs ensembles de textes de valeur diverse. Plus près de la littérature et des arts, les chroniques de jeunesse (1945-1947) se distinguent assez nettement des essais de la maturité (1960-1969), davantage centrés sur l’éditorial social et politique. À ces deux ensembles, il faut en ajouter un troisième, constitué de textes épars (de 1956 à 1977) : réponses à diverses enquêtes littéraires, lettres aux journaux, témoignages et ferraillages occasionnels avec des confrères écrivains. D’un corpus de près de 330 textes, le présent recueil ne pouvait tout inclure. Ont été écartées les interventions d’une qualité littéraire moindre, qui ne pouvaient être lues, pour la plupart, qu’en rapport avec l’actualité, notamment parce que le prétexte circonstanciel – qu’il s’agisse d’un événement sociopolitique, d’un livre ou d’une œuvre cinématographique – l’emportait sur le commentaire personnel de l’auteur.
Les chroniques de jeunesse (1945-1947)
Il nous a semblé important de garder la trace des textes de jeunesse les plus significatifs, ne serait-ce que pour comprendre d’où venait, intellectuellement, André Langevin. On n’est pas journaliste au Devoir et à Notre Temps, deux journaux marqués à l’époque par un certain conservatisme idéologique, sans qu’il en subsiste une certaine phraséologie d’époque, sur le « miracle canadien » ou sur la question identitaire. Une lecture exhaustive des textes de 1945-1947 permet de prendre la mesure de l’immense curiosité de Langevin qui, journaliste culturel avant l’heure, prenait la responsabilité des commentaires sur la poésie, le théâtre, le roman, l’édition, l’essai et le cinéma. Langevin, on le constate alors, est fils d’une société peu habituée aux nouveautés artistiques, par exemple lorsqu’il critique l’actualité cinématographique, dont il accepte de rendre compte malgré l’apparente « facilité » du cinéma qui rend plus périlleuse, à ses yeux, l’existence d’un théâtre vivant, réduit à demander la « charité » au public qui le fréquente. À l’inverse, on doit souligner l’ouverture particulière de Langevin à l’égard de la poésie (de Claudel à Aragon et Cassou, en passant par René Chopin et Paul Morin) et surtout du théâtre, qui occupe ici une place à part en ce que s’y font sentir tout particulièrement les difficultés exemplaires de la création en contexte canadien-français – Langevin répète à l’envi qu’il n’existe pas de théâtre canadien.
Au fil des chroniques, les rencontres se multiplient, par la recension de divers ouvrages de fond ou par les conversations que Langevin provoque avec des artistes, écrivains et intellectuels canadiens-français (Lionel Groulx, Robert Choquette, Yves Thériault, Philippe Panneton, etc.) . Ainsi, dans le cadre d’une rubrique intitulée « Nos entrevues », Langevin met ses lecteurs en contact avec les acteurs les plus dynamiques ou influents de la vie culturelle et intellectuelle d’alors. La rubrique, en plus de donner à Langevin une liberté unique de dialogue, permettait à un romancier comme Robert Charbonneau, à un metteur en scène comme le père Émile Legault ou à un poète comme Alain Grandbois de faire le point sur un aspect de la culture canadienne-française. Durant ces premières années, les réflexions sur le fait littéraire ne manquent pas non plus : nous avons retenu, entre autres, les considérations générales sur la littérature ainsi que les essais consacrés aux relations entre la France et le Québec dans la foulée de la polémique littéraire de La France et nous opposant en 1946-1947 le monde de l’édition canadienne-française – Robert Charbonneau en tête – à certains écrivains français de l’époque.
Il n’est pas anodin, bien sûr, que le romancier se forme à l’écriture alors que vient de s’achever le conflit le plus meurtrier du XXe siècle. Nombre de ses chroniques de jeunesse évoquent le sujet ; Langevin fait état de livres, de souvenirs, de films sur la période 1939-1945 et fait partie des journalistes qui feront les comptes rendus des premiers témoignages documentaires sur les camps de concentration. C’est au terme de cette trop longue guerre, écrit Langevin en pensant peut-être aux données de l’existentialisme de Sartre et de Camus, que « le Canadien français découvre avec stupeur qu’il est solidaire de tous les autres hommes » (1956). Cet horizon sert de fond à l’élaboration d’une réflexion sur la littérature à partir de laquelle Langevin pensera le roman et le théâtre qu’il entend écrire. Se dégage de ces premières chroniques la vision un peu noire, mais critique et puissante, d’un monde « dont l’axe est sur le point de se rompre » (1946), à tel point que le jeune écrivain sentira, pendant un temps, le besoin de promouvoir une littérature optimiste, au service de l’homme, qui pourra servir de refuge contre le sentiment d’une omniprésente et blafarde absurdité du monde.
Les essais de la maturité (1960-1969)
Ce n’est qu’avec le temps et le travail sur ses premiers romans que Langevin en vient à défendre une vision plus nettement moderne du fonctionnement du littéraire, orientée vers l’expérience vive et, pour l’essentiel, solitaire ; l’écriture se définit alors de plus en plus pour lui comme cet « aveu sans pardon » (1977) dans lequel on entre sans retour possible, comme Hubert Aquin a pu le faire. De pair avec cette évolution, les préoccupations sociales émergent avec force au tournant des années 1960, notamment autour de la question de l’instruction publique, cruciale pour un homme comme lui, qui a connu l’expérience de l’orphelinat, « prison pire que les prisons d’aujourd’hui ». Mais au-delà de sa propre trajectoire, le romancier a toujours fait le constat qu’au Canada français les conditions culturelles étaient telles que « l’instruction devenait une chose presque impossible » (1947). Persuadé que la culture ne devrait jamais être une « affaire de naissance » (1998), il appelle de ses vœux une démocratisation de l’enseignement aussi complète que possible, au moyen d’une réforme profonde du secteur public, du collège classique et d’une sécularisation au moins partielle de ses structures. La réforme du système éducatif peut seule briser le cercle de l’analphabétisme ; pour cela, c’est à la jeunesse qu’il faut s’adresser. L’occasion est unique et ne se représentera pas : « on ne mobilise pas une nation pour de simples travaux pratiques » (1962). Il faut viser plus haut.
Durant ces années, Langevin collabore d’abord à l’éphémère Nouveau Journal (1961-1962), où le poète Paul-Marie Lapointe est responsable de la direction de l’information. Puis il passe au Magazine Maclean, où il tiendra une chronique régulière de 1962 à 1969. Pendant toute cette époque, qui correspond à celle de la Révolution tranquille, Langevin est un témoin essentiel des débats qui agitent la socié...