Pinocchio
Pinocchio, la cĂ©lĂšbre marionnette de bois, avait, comme chacun sait, un nez qui sâallongeait chaque fois quâil racontait un mensonge. Il Ă©tait donc possible de savoir en tout temps si le pantin disait la vĂ©ritĂ© ou sâil mentait. Cette merveilleuse disposition nâa jamais pu ĂȘtre transposĂ©e chez les humains : leur nez demeure toujours de mĂȘme longueur. Ce qui fait quâil est difïŹcile, sinon impossible, de savoir sâils disent vrai ou sâils sont en train de vous entourlouper.
Il est heureux que les humains ne soient pas dotĂ©s dâun nez comparable Ă celui de Pinocchio. Il est mĂȘme souhaitable quâils puissent mentir Ă volontĂ©, sans que cela paraisse. Le mensonge, que bien des morales dĂ©noncent comme un pĂ©chĂ© et que les codes de lois et dâĂ©thique condamnent comme une faute souvent grave et punissable, joue dans le quotidien un rĂŽle important, essentiel mĂȘme.
Bien entendu, il y a mensonge et mensonge. Ils ne sont pas tous Ă©gaux, ni semblables. Les plus frĂ©quents sont les mensonges ordinaires, qui sont Ă proscrire avec la plus grande rigueur. Ce sont ceux auxquels on a recours dans un but personnel et Ă©goĂŻste, la plupart du temps dans lâespoir de se tirer dâun mauvais pas ou de bĂ©nĂ©ïŹcier dâun avantage quelconque. Câest le mensonge du petit garçon qui nie avoir lancĂ© une pierre dans la fenĂȘtre, ce quâil a pourtant bel et bien fait. Câest celui de la ïŹllette qui prĂ©tend ne pas avoir mangĂ© son gĂąteau, aïŹn quâon lui en offre un second. Le monde des adultes nâest pas exempt non plus de tels mensonges. Au contraire, il en est truffĂ©. Mais tous ces mensonges ne sont, en fait, que des transgressions religieuses, que des pĂ©chĂ©s de confessionnal. Ceux-lĂ mĂȘmes qui font sâallonger dĂ©mesurĂ©ment le nez de Pinocchio.
Les autres mensonges sont moins connus, mais dâun usage encore plus frĂ©quent. Ils sont de nature sociale, stratĂ©gique, diplomatique, ludique ou mĂȘme politique. Pour bien les comprendre, il faut dĂ©pouiller le mot « mensonge » de sa signiïŹcation morale, qui lui donne Ă tort mauvaise rĂ©putation. Et ne retenir de lui que sa dimension positive, celle qui rend son usage utile ou indispensable au bon fonctionnement de la sociĂ©tĂ©.
Il y a dâabord le cĂ©lĂšbre mensonge blanc. Presque toujours, il est inoffensif, sans gravitĂ©, parfois mĂȘme charmant. Tout le monde le connaĂźt et lâaccepte en souriant. Tout le monde sâen sert aussi, Ă lâoccasion. Il est entrĂ© discrĂštement dans les mĆurs et nâest pas prĂšs dâen ressortir. Si, pendant que vous souffrez dâune grave maladie, votre mĂšre inquiĂšte sâinforme de votre santĂ©, vous lâassurez que vous vous portez trĂšs bien, pour ne pas lâalarmer davantage. Si votre voisin de gauche, que vous trouvez ennuyeux, vous propose une partie de pĂȘche Ă la truite, vous mentez poliment en lui disant que vous avez dĂ©jĂ promis Ă votre voisin de droite, qui est votre ami, dâaller Ă la chasse Ă la perdrix. Si votre ïŹllette demande oĂč est passĂ© le bichon que vous lui avez donnĂ© en cadeau mais quâune voiture a Ă©crasĂ©, vous lui rĂ©pondez quâil est parti au paradis des chiens.
Ces mensonges blancs, qui ne sont que des prĂ©textes commodes, jouent un rĂŽle social important. Ils ne nuisent Ă personne, ils favorisent la bonne entente, ils sont le plus souvent sans consĂ©quence. Sans eux, la vĂ©ritĂ© crue risque de blesser ou dâoffenser. Elle peut aussi faire naĂźtre la discorde et la rancune. MĂȘme la morale nây voit pas toujours dâobjection et ferme les yeux sur ces petites entorses Ă sa rigueur habituelle.
Le mensonge stratĂ©gique est un proche parent du mensonge blanc, mais il est plus sĂ©rieux, plus organisĂ©, plus calculĂ©. Avec le temps, il est devenu un outil utile, parfois mĂȘme indispensable, Ă la gestion harmonieuse des rapports quâon entretient avec son milieu. Ă condition, bien sĂ»r, quâon sache sâen servir avec intelligence, doigtĂ© et aplomb. Car, contrairement Ă ce quâon pourrait penser, il nâest pas donnĂ© Ă tout le monde de mentir avec conviction et avec succĂšs. Câest un art qui nâest pas innĂ©, sans doute, mais qui exige un minimum de talent et dâapprentissage.
Si, au tĂ©lĂ©phone, votre secrĂ©taire rĂ©pond que vous nâĂȘtes pas lĂ , alors que vous ĂȘtes debout Ă cĂŽtĂ© dâelle en chair et en os, ce nâest quâune maniĂšre polie dâinformer lâinterlocuteur que vous ne pouvez pas ou ne voulez pas lui parler. Il est possible que celui-ci soupçonne ou mĂȘme quâil sache que vous ĂȘtes au bureau et que votre secrĂ©taire lui cache la vĂ©ritĂ©. Pourtant, si cet interlocuteur sait bien jouer le jeu, il ne sâen offusque pas et ne laisse voir ni agacement ni rancune. Il se rend compte que, ce jour-lĂ , le temps vous presse, que vous ĂȘtes indisposĂ© ou que vous nâavez pas lâinformation nĂ©cessaire pour tenir une conversation utile. Il sâen rend compte pour la simple raison quâil lui arrive, Ă lui aussi, de se servir du mĂȘme truc. Il salue donc poliment votre secrĂ©taire, en lâinformant quâil rappellera plus tard.
Le mensonge stratĂ©gique est trĂšs rĂ©pandu dans certaines entreprises et, surtout, dans les nombreuses fonctions publiques du pays. Il est devenu une maniĂšre plus ou moins consciente de communiquer, de gĂ©rer et dâentretenir des rapports avec lâentourage. Cela fait partie des mĆurs et du cours normal des Ă©changes et des transactions. Un mode de fonctionnement qui nâa aucun contenu moral, que tout le monde accepte et que chacun tente dâutiliser Ă son avantage chaque fois que lâoccasion se prĂ©sente.
Au cours dâun dĂ©jeuner dâaffaires avec le directeur gĂ©nĂ©ral X dâun service rival, le haut fonctionnaire Z vante les mĂ©rites dâun employĂ© dont, en fait, il cherche plutĂŽt Ă se dĂ©barrasser. Il parle de son entregent, de son dynamisme, de son esprit dâĂ©quipe, en donnant plusieurs exemples de dossiers quâil a menĂ©s brillamment. Le directeur gĂ©nĂ©ral X Ă©coute avec attention, se demandant dĂ©jĂ comment il pourrait mettre la main sur un employĂ© aussi productif, dont il a un besoin urgent. AprĂšs le dĂ©jeuner, il prend la libertĂ© de communiquer directement avec le subalterne et de lui faire une offre allĂ©chante, que ce dernier accepte immĂ©diatement. En apprenant la nouvelle, le haut fonctionnaire Z se rĂ©jouit de voir que son stratagĂšme a parfaitement rĂ©ussi et que lâemployĂ© en question quittera son service dans les deux semaines. Il se frotte les mains dâaise et songe dĂ©jĂ au moyen Ă prendre pour remplir le poste de lâindĂ©sirable, qui sera bientĂŽt vacant.
Vous connaissez dĂ©jĂ le mensonge diplomatique? Non? Eh bien, sachez que le secret domine si complĂštement les Affaires Ă©trangĂšres quâil est presque impossible de savoir si, en telle ou telle circonstance, on a affaire Ă la vĂ©ritĂ© ou au mensonge. Lâun et lâautre revĂȘtent une importance et une valeur Ă peu prĂšs Ă©gales. Et lâun se fond dans lâautre et le recouvre si parfaitement quâil est difïŹcile de les distinguer. Si câest la vĂ©ritĂ©, il importe de ne pas la dĂ©voiler et, surtout, de la prĂ©server contre toute curiositĂ© Ă©trangĂšre, amie ou ennemie, au sujet des politiques, des intentions et des dĂ©cisions du pays. Si, au contraire, il sâagit dâun mensonge, il est lui aussi sanctiïŹĂ© par le besoin impĂ©rieux de protĂ©ger le pays contre toute oreille extĂ©rieure, amie ou ennemie, puisque quelquâun pourrait trouver moyen de tirer parti mĂȘme dâune information fausse. Le jeu, on le voit, est fort complexe.
Le mensonge diplomatique revĂȘt toujours un caractĂšre de nĂ©cessitĂ©, de normalitĂ© et de sĂ©curitĂ©. Le citoyen ordinaire nâen a jamais conscience, puisquâil ne se produit que dans des sphĂšres si Ă©levĂ©es, si Ă©loignĂ©es du quotidien quâil nâest perçu ou dĂ©tectĂ© que par un petit nombre dâinitiĂ©s. Et encore! Tout comme le YĂ©ti, il ne se manifeste pour ainsi dire jamais et son existence est quasi impossible Ă vĂ©riïŹer. Rares sont ceux qui ont eu le privilĂšge de jeter un coup dâĆil dans une valise diplomatique et, mises Ă part les dĂ©pĂȘches ofïŹcielles et secrĂštes, de dĂ©tecter quelque chose dâanormal parmi les chemises amidonnĂ©es et la bouteille de whisky du secrĂ©taire dâambassade. Pourtant, le mensonge est lĂ , quelque part, mais lâĆil qui regarde nâest pas sufïŹsamment exercĂ© ou averti pour le repĂ©rer facilement.
Comment donner un exemple de mensonge en diplomatie, ces deux mots nâĂ©tant sans doute pas synonymes, mais tout au moins de sens voisin? La diffĂ©rence principale est que la diplomatie est perçue comme respectable, noble mĂȘme, alors que, le plus souvent, le mensonge ne lâest pas, surtout parce quâil conserve encore son ancienne connotation religieuse et morale. Mise Ă part la respectabilitĂ©, il est difïŹcile de les distinguer lâun de lâautre. On est donc tentĂ© de douter de lâexistence du mensonge dit diplomatique.
Mais, tout comme on devine la prĂ©sence dâune planĂšte invisible par lâattraction quâelle exerce sur les astres voisins, on sait que le mensonge diplomatique est lĂ . Câest par lui quâon cache Ă lâennemi Ă©ventuel lâexistence de telle situation stratĂ©gique, quâon laisse espĂ©rer une visite prĂ©sidentielle qui nâaura pas lieu, quâon choisit la ville oĂč il y aura une rencontre de chefs dâentreprise qui se tiendra ïŹnalement ailleurs, quâon organise la ïŹlature Ă lâĂ©tranger de personnes quâon estime utile de surveiller Ă leur insu, etc. Et comme tout cela a pour but la dĂ©fense et lâavancement du pays, on est plein de sympathie, de comprĂ©hension et dâindulgence pour les mensonges Ă saveur diplomatique, mĂȘme si on doute toujours de leur existence.
Le mensonge ludique est beaucoup plus intĂ©ressant que les mensonges blancs, stratĂ©giques ou diplomatiques. Il se prĂ©sente sous mille formes diffĂ©rentes et son but est habituellement de plaire. Le plus connu, et de loin, câest le mensonge du pĂšre NoĂ«l, cette immense conspiration fomentĂ©e par les parents et dirigĂ©e contre les enfants de nombreux pays, surtout ceux de lâOccident. Il y a quelque chose dâattendrissant Ă observer toutes ces personnes dâĂąge mĂ»r, qui se concertent et mentent pour le plus grand bonheur des tout petits. Ceux-ci nây voient dâailleurs que du feu, habituĂ©s quâils sont Ă faire conïŹance Ă leurs gĂ©niteurs. Quand ils vieillissent et quâils dĂ©couvrent enïŹn la supercherie, ils pardonnent facilement la merveilleuse tromperie dont ils ont Ă©tĂ© victimes et sâempressent dây participer Ă leur tour.
Certains mensonges ludiques sont franchement sympathiques, comme la fĂ©e qui paie en argent sonnant les dents de lait placĂ©es sous lâoreiller ou le lapin de PĂąques qui cache partout ses Ćufs au chocolat multicolores. Dâautres sont au contraire effrayants. Le Bonhomme Sept-heures met du sable dans les yeux des enfants. Le Loup-garou hurle toute la nuit, en tuant ceux quâil rencontre. Le Vampire suce le sang de ses victimes endormies.
Chez les adultes, le mensonge ludique est le plus souvent planiïŹĂ© et exĂ©cutĂ© avec soin. Une amie vous demande de venir lâaider Ă dĂ©placer un meuble dans son appartement, alors quâen rĂ©alitĂ© elle a invitĂ© Ă votre insu une quinzaine de personnes Ă une fĂȘte-surprise pour souligner votre anniversaire. AïŹn de faire plaisir Ă votre petite niĂšce, vous commettez un mensonge par omission en la laissant gagner une partie dâĂ©checs et capturer votre roi. Ăchec et mat! EnïŹn, vous pouvez aussi envoyer votre amie faire une course inutile au bout de la ville et, Ă son retour, lui crier trĂšs fort, en lui montrant le calendrier : poisson dâavril!
Le mensonge politique est un jeu bien diffĂ©rent. En fait, ce nâest pas vraiment un jeu. Il exige chez le politicien un ego en bonne santĂ© combinĂ© Ă une assurance et Ă une volubilitĂ© exceptionnelles. Du talent? Il en faut aussi, mais un minimum sufïŹt. Il faut surtout de lâaudace et la facultĂ© de dire souvent, mais autrement, les mĂȘmes choses. EnïŹn, il faut que le politicien ait aussi lâaplomb nĂ©cessaire pour retirer ce quâil vient dâavancer, sans pourtant perdre la face ni paraĂźtre se contredire. La politique est une profession exigeante et dangereuse. Elle est aussi Ă©phĂ©mĂšre si le dĂ©butant nâa pas le doigtĂ© et le culot nĂ©cessaires pour marcher longtemps sur la corde raide. Dans ce cas, il risque de ne jamais faire partie du Cabinet ou, pis encore, de ne pas ĂȘtre réélu.
Certains afïŹrment que les politiciens abusent du mensonge. Je ne suis pas dâaccord. Je suis plutĂŽt dâavis que leurs dĂ©viations constantes par-delĂ ou en deçà de la vĂ©ritĂ© sont pour eux une maniĂšre de vivre. Une maniĂšre dâĂȘtre, comme dirait le philosophe. Ce sont chez eux comme des aspirations et des respirations au cours desquelles la vĂ©ritĂ© est dâabord ingurgitĂ©e, puis expectorĂ©e sous une autre forme, de sorte quâon ne la reconnaĂźt quâĂ peine et pas toujours.
Le politicien me semble donc non pas un menteur, mais plutĂŽt un artiste, un virtuose, un acrobate, dont toute lâhabiletĂ© consiste Ă se maintenir en Ă©quilibre entre deux ou mĂȘme plusieurs pĂŽles. Il est difïŹcile, sinon impossible de conclure avec assurance sâil sâagit ou non dâun mensonge politique. Il est encore plus difïŹcile de prendre le politicien lui-mĂȘme en dĂ©faut, puisque son opinion se colore et se transforme sans arrĂȘt tout au long de la courte distance qui sĂ©pare son cerveau de sa bouche.
Câest ainsi que, sur lâĂ©pineuse question de lâavortement, il appuie ouvertement la position pro-choix de son gouvernement, ce qui rassure ses collĂšgues sur sa loyautĂ© envers la ligne du parti. Son opinion personnelle? Il nâen a aucune. Aucune, en tout cas, quâil veuille avouer et dĂ©fendre. Cependant, comme le mouvement pro-vie a beaucoup dâadeptes, donc beaucoup dâĂ©lecteurs dans sa circonscription, il accepte de prononcer Ă micro fermĂ© un discours ni chair ni poisson, qui met en lumiĂšre les points forts et les points faibles des deux thĂšses.
Malheureusement, un micro restĂ© ouvert Ă son insu fait en sorte que son discours est diffusĂ© jusque dans la capitale. Il y a tollĂ©, autant de la part des membres pro-choix que de leurs protagonistes pro-vie. Sans compter que les thĂ©oriciens de son parti froncent les sourcils. Ce qui oblige le politicien Ă afïŹrmer publiquement quâil nâa pas Ă©tĂ© citĂ© correctement, quâon a utilisĂ© ses paroles hors contexte et mĂȘme que le micro Ă©tait dĂ©fectueux. Dâailleurs, le vrai responsable de ce malentendu, câest son chef de cabinet, qui aurait dĂ» publier immĂ©diatement un communiquĂ© pour dĂ©samorcer lâaffaire. Ce quâil voulait plutĂŽt dire, câest que lâavortement, si elle doit se faire, se fera selon des rĂšgles Ă©tablies par un comitĂ© mixte incluant des membres pro-vie et des membres pro-choix qui, assis Ă une table parfaitement rondeâŠ
Y a-t-il eu, dans ce cas, mensonge politique? Peut-ĂȘtre que oui, peut-ĂȘtre que non. Câest difïŹcile Ă dire et personne ne peut afïŹrmer avec certitude avoir rĂ©ussi Ă mettre le doigt dessus. Dessus quoi? Dessus le mensonge, voyons! Ă supposer quâil y en ait eu un! Nous nous perdons dans les bĂ©mols et dans les atermoiements! La vĂ©ritĂ© fuit Ă tire-dâaile devant nos yeux. Nous sommes plutĂŽt en prĂ©sence dâune culture de la probabilitĂ©, de lâĂ©quilibre, de lâesquive et du retrait. Câest peut-ĂȘtre cela, Ă la ïŹn, un mensonge politique!
Tout comme la friction maintient en place les ponts qui enjambent les riviĂšres, les navires qui ïŹottent sur lâeau et les avions qui volent dans les airs, les mensonges prĂ©servent les bonnes relations entre les gens, lubriïŹent les Ă©changes entre les sociĂ©tĂ©s et les peuples, et permettent dâĂ©viter les querelles internationales et mĂȘme les guerres (âŠsauf les mensonges qui font sâallonger le nez de Pinocchio, bien entendu!). Sans eux, lâordre social tel quâon le connaĂźt serait Ă jamais perturbĂ©.
Revolvers et gangsters
Dans les ïŹlms hollywoodiens, les gangsters sont poursuivis par des hĂ©ros qui les talonnent de prĂšs et qui ne lĂąchent jamais prise. Mais plutĂŽt que de sâenfuir en rase campagne comme les voleurs de bestiaux de lâancien Far West, ils ont tendance Ă monter le plus haut possible Ă la verticale. Ils grimpent donc sur le toit des gratte-ciel, sur la charpente dâacier dâusines dĂ©saffectĂ©es, sur lâĂ©chafaudage et les grues entourant les Ă©diïŹces en construction ou dans le nid-de-corbeau des plates-formes de forage au large des cĂŽtes.
Une fois que le bandit est arrivĂ© lĂ -haut, le hĂ©ros lui tire une balle de son .38 Smith & Wesson ou lui ïŹanque un coup de poing sur la gueule, ce qui le prĂ©cipite dans le vide. Sous lâĆil Ă©mu dâune hĂ©roĂŻne arrachĂ©e in extremis aux griffes du gangster, celui-ci sâĂ©crase au sol devant les camĂ©ras, pendant que les billets de banque sâĂ©chappent de son porte-document ouvert et pleuvent autour de son cadavre. Le hĂ©ros triomphant redescend Ă pied, acclamĂ© par la foule et portant lâhĂ©roĂŻne dans ses bras.
Ce scĂ©nario typique, quâĂ quelques variantes prĂšs tous connaissent dĂ©jĂ , fait sourire. Tout en souriant, on se demande ce quâil faut penser de ce rituel du cinĂ©ma amĂ©ricain : faire monter les bandits tout prĂšs du ciel avant de les prĂ©cipiter vers la terre (Ă moins que ce soit plutĂŽt vers lâenfer), oĂč ils pĂ©rissent. Un symbole infantile profondĂ©ment ancrĂ© dans lâinconscient amĂ©ricain? Une conception simpliste mais traditionnelle du bien et du mal? Quelle que soit la rĂ©ponse, on y retrouve lâĂąme triangulaire des AmĂ©ricains, oĂč tout tourne autour des trois mĂȘmes obsessions : lâargent, le sexe et le revolver. Le tout liĂ© ensemble par le gospel et par les bible punchers.
Bien sĂ»r, les gangsters et les hĂ©ros amĂ©ricains se dĂ©placent aussi sous terre. Ils marchent dans dâanciennes mines qui sâĂ©croulent sur leur passage, dans des galeries caverneuses oĂč, curieusement, la sortie se trouve le plus souvent au plafond, ou dans des tunnels remplis de serpents, de rats et dâaraignĂ©es. Mais chez eux, le mode souterrain nâest pas trĂšs frĂ©quent. Ces milieux Ă©troits et obscurs se prĂȘtent mal au jeu des camĂ©ras et ne permettent pas les belles vues en plongĂ©e. Sans compter que les gangsters nây meurent pas avec tout lâĂ©clat et tout le brio quâil faudrait. Quand les balles les transpercent et leur sortent du corps, on ne voit pas bien dans lâobscuritĂ© le jet de sang qui les accompagne et qui gicle au loin. Et quand, frappĂ©s Ă mort, ils gesticulent savamment avant de sâĂ©crouler, le spectateur nâest pas en mesure de bien observer lâexcellence de leur jeu. Ils prĂ©fĂšrent donc, et de loin, mourir Ă lâair libre et au grand jour.
Une loi obscure, qui prend sa source dans la morale amĂ©ricaine, veut que, contrairement Ă ce qui se passe dans le vrai monde, les gangsters se tirent rarement de la situation prĂ©caire dans laquelle le mauvais sort les a plongĂ©s. Ils meurent le plus souvent sous les balles des justiciers. Ils meurent aussi par Ă©lectrocution, par injection et, plus rarement, par pendaison. Les plus chanceux, comme le cĂ©lĂšbre Charles Manson, sont incarcĂ©rĂ©s Ă vie, aïŹn que le reste de la sociĂ©tĂ© puisse continuer Ă vivre tranquillement le soi-disant rĂȘve amĂ©ricain. Rien nâa donc changĂ© depuis les tout premiers ïŹlms de cow-boys du Far West : les bons sont toujours rĂ©compensĂ©s et les mĂ©chants toujours punis.
MĂȘme Bonnie Parker et Clyde Barrow nâont pu Ă©chapper, dans la rĂ©alitĂ© ou dans le ïŹlm, Ă cette loi immuable. Ils Ă©taient, sous les visages de Faye Dunaway et de Warren Beatty, des criminels si beaux et si sympathiques que beaucoup espĂ©raient secrĂštement quâils survivraient. Quâils seraient les premiers hors-la-loi Ă Ă©chapper Ă la prison, tout au moins Ă lâexĂ©cution. Quâils arriveraient mĂȘme Ă instaurer un nouvel ordre de valeurs aux Ătats-Unis, oĂč le mal prendrait ofïŹciellement la place quâil occupe dĂ©jĂ ofïŹcieusement. Peine perdue. Ils moururent tous les deux sous les 130 balles tirĂ©es par les fusils-mitrailleurs de la justice, prĂšs de Bienville, en Louisiane. Pas trĂšs loin de la banque quâils espĂ©raient braquer, ce jour-lĂ .
Les criminels dâautrefois, dont Bonnie et Clyde, Al Capone et John Dillinger, font ïŹgure dâenfants de chĆur Ă cĂŽtĂ© des criminels dâaujourdâhui. Leurs armes, y compris la mitraillette Thompson, le .38 Smith & Wesson, la fameuse Winchester 73 et le non moins cĂ©lĂšbre Gatling gun, font sourire en comparaison avec lâarsenal des tueurs modernes. Les efforts soutenus de la National RiïŹe Association ont favorisĂ© la disponibilitĂ© et la mise en marchĂ© des...