1. Prémices
Il sufïŹt parfois de peu de chose pour que sâeffectue un changement fondamental. Ce mercredi 13 septembre 1972 nâa en apparence ni plus ni moins dâimportance que les autres jours. Un petit groupe de professeurs de lâUniversitĂ© de Moncton discutent dâĂ©dition. Ils parlent haut et fort. Ils rĂȘvent Ă ce que pourrait ĂȘtre une maison dâĂ©dition en Acadie. AprĂšs tout, ils sentent autour dâeux une Ă©bullition, une excitation qui court dans toutes les directions et sur toutes les facettes de la vie. LâAcadie se transforme et pas seulement parce que le gouvernement du Nouveau-Brunswick a proclamĂ© la Loi sur les langues ofïŹcielles quelques annĂ©es auparavant. Quelque chose de plus profond, de plus diffus Ă©merge, spontanĂ©ment semble-t-il, du milieu culturel en particulier, et ces hommes ressentent plus quâils nâanalysent ce quâils perçoivent. Durant cette rĂ©union, ils se constituent en conseil dâadministration provisoire des Ăditions dâAcadie, conscients de fonder ainsi la premiĂšre vĂ©ritable maison dâĂ©dition littĂ©raire en Acadie.
Le 23 janvier 1973 a lieu, Ă lâUniversitĂ© de Moncton, la confĂ©rence de presse annonçant la fondation des Ăditions dâAcadie. LâĂvangĂ©line rapporte lâĂ©vĂ©nement en premiĂšre page le lendemain : un court entreïŹlet et une petite photo, oĂč posent certains des fondateurs. La manchette du jour afïŹrme que « la paix au Vietnam sera signĂ©e samedi ». En page 3, un article prĂ©cise que les Ăditions dâAcadie veulent publier au moins trois ouvrages par an et que le premier sortira dans quelques jours.
Le principal instigateur du projet, Melvin Gallant, en est le prĂ©sident, GĂ©rard LeBlanc, le vice-prĂ©sident, Pierre GĂ©rin, le secrĂ©taire ; Pierre-AndrĂ© Arcand, Bernard Ămont, GĂ©rard Ătienne, Laurent Lavoie, Pierre LâHĂ©rault et GĂ©rard Snow complĂštent le conseil. Puisque tous ces hommes sont professeurs Ă lâUniversitĂ©, qui devient de facto lâadresse de la maison, LâĂvangĂ©line ira jusquâĂ afïŹrmer que câest le dĂ©partement de français de lâuniversitĂ© qui a mis sur pied les Ă©ditions.
Ă la suite dâune recommandation de Melvin Gallant, docteur Ăšs lettres mais aussi bachelier en sciences commerciales, les fondateurs ont choisi de se structurer en sociĂ©tĂ© par actions et visent Ă se doter dâun capital de 10 000 $, chaque part valant dix dollars. En ce 24 janvier, ils ont amassĂ© 2 500 $ mais, comme le souligne Gallant, la maison dâĂ©dition « ne vise aucun objectif ïŹnancier, elle a pour but de promouvoir la crĂ©ativitĂ© en Acadie et de dĂ©fendre la culture française ». Gallant ajoute quâ« il existe un potentiel dâauteurs en Acadie. Ils attendaient une maison dâĂ©dition pour ĂȘtre publiĂ©s » et que « nous nous adresserons essentiellement aux professeurs et aux Ă©tudiants. Pour commencer. Dâailleurs, un grand nombre de ces professeurs veulent faire Ă©tudier des textes acadiens Ă leurs Ă©lĂšves. » Par la suite, il prĂ©cise le mandat de la maison : « Nous voulons jouer, en quelque sorte, le rĂŽle dâun catalyseur, câest-Ă -dire promouvoir cet Ă©lĂ©ment crĂ©ateur quâil y a en tout homme aïŹn de dĂ©clencher un processus qui le mĂšnerait Ă une plus grande rĂ©alisation de lui-mĂȘme et par lĂ mĂȘme du peuple dont il est issu. »
Les Ăditions dâAcadie veulent publier sinon tout ce quâelles jugent intĂ©ressant, au moins un peu de tout. Durant lâautomne 1972, le conseil dâadministration avait dĂ©ïŹni le mandat de la maison, dont on retrouve lâĂ©noncĂ© dans son premier catalogue, en 1978 : « promouvoir la crĂ©ation littĂ©raire en Acadie et rĂ©pondre aux besoins du milieu dans tous les domaines oĂč le livre doit jouer un rĂŽle indispensable : histoire et civilisation acadiennes, rĂ©alitĂ©s sociales et politiques, Ă©ducation, recherche » et, pour sâassurer que lâon nâexclut rien, on ajoute un « etc. » en prĂ©cisant que « les Ăditions dâAcadie publient en prioritĂ© du matĂ©riel acadien, sans exclure la publication dâauteurs et dâĆuvres non acadiens ».
Liberté
Trois ans auparavant, la revue quĂ©bĂ©coise LibertĂ© avait consacrĂ© son numĂ©ro du mois dâaoĂ»t 1969 Ă lâAcadie. Ce numĂ©ro se divise en trois parties : une est consacrĂ©e Ă une sĂ©rie dâarticles sur lâhistoire, la situation sociopolitique et les arts visuels, une deuxiĂšme aux textes de crĂ©ation, et une troisiĂšme Ă une Ă©vocation du mythe dâĂvangĂ©line et au journal de voyage en Acadie de Jean-Guy Pilon, responsable de la revue. Plus de 150 pages denses, pertinentes, percutantes, qui posent sur lâAcadie un regard rĂ©solument tournĂ© vers lâavenir, et qui sont nettement orientĂ©es vers la gauche de lâĂ©chiquier politique.
Cette publication arrive alors que lâUniversitĂ© de Moncton (fondĂ©e en 1963) vit les derniers soubresauts dâun mouvement de contestation qui avait commencĂ© par la grĂšve des Ă©tudiants en 1968 et se terminera par la fermeture du dĂ©partement de sociologie (ouvert en 1966) et par lâimplantation de mesures disciplinaires contre les leaders Ă©tudiants, en 1969.
En arriĂšre-fond de cette contestation, la montĂ©e des nationalismes, la guerre du Vietnam, le printemps de Prague, le mouvement international Ă©tudiant (mai 1968) et les profonds changements vĂ©cus au Canada : la RĂ©volution tranquille (1960) et la fondation du Parti QuĂ©bĂ©cois (1968) au QuĂ©bec, le programme « Chances Ă©gales pour tous » du gouvernement libĂ©ral de Louis Robichaud (Ă©lu en 1960) au Nouveau-Brunswick, la Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme au Canada (1963)⊠Le Canada vit une frĂ©nĂ©sie aentĂ©e par des jeunes gens qui ont dĂ©couvert une autre façon de voir le monde sur les bancs des universitĂ©s. En Acadie, cette Ă©bullition se manifeste en particulier Ă lâUniversitĂ© de Moncton et dans le milieu socioculturel : des groupuscules plus ou moins organisĂ©s et des individus « progressistes » sâappuient sur le marxisme et le socialisme ou sâen inspirent dans leurs actions dâanimation sociale et culturelle.
Dans son article « La rĂ©cupĂ©ration dâun passĂ© ambigu », paru dans LibertĂ©, Camille Richard expose la problĂ©matique : « Le prĂ©sent pour lâAcadien paraĂźt parfois ambigu Ă souhait. Il lui reste bien sĂ»r le passĂ© et lâavenir, mais selon lâĂąge, on choisit souvent lâun ou lâautre, rarement lâun et lâautre. » Pour celui qui avait Ă©tĂ© un des animateurs au dĂ©partement de sociologie et qui choisira lâexil Ă la suite de sa fermeture, « rĂ©cupĂ©rer les valeurs de la tradition ne doit pas signiïŹer cependant restaurer le passĂ© : ce serait tomber dans du traditionalisme Ă outrance. Il sâagit plutĂŽt de rĂ©assumer ce passĂ© aïŹn de rĂ©cupĂ©rer le sens de la continuitĂ© historique. [âŠ] Projet qui sâenracine fatalement dans une double dimension temporelle : la tradition et lâavenir. »
Richard pose ensuite une sĂ©rie de questions qui non seulement se retrouveront au cĆur du dĂ©bat de sociĂ©tĂ©, mais aenteront le discours de nombreux artistes qui Ă©mergent au mĂȘme moment, que ce soit en cinĂ©ma, en arts visuels, en poĂ©sie, dans le roman, le thĂ©Ăątre ou la chanson populaire : « comment oublier son dĂ©faitisme sĂ©culaire ; comment sâarracher dâune histoire de repliement, de passivitĂ© et de pauvretĂ© ; comment sĂ©culariser ou laĂŻciser une culture qui a accordĂ© une si large part au religieux ; comment urbaniser un monde dont les racines sâagrippent toujours solidement en pleine terre rurale ; comment en somme rompre avec un passĂ© si lourd sans risquer un dĂ©racinement total, sans hypothĂ©quer et dĂ©possĂ©der pour des gĂ©nĂ©rations Ă venir tout un monde en droit de sâexprimer, de vivre? Le problĂšme nâest plus, sâil le fut dĂ©jĂ , de permettre Ă lâAcadie de sauver une langue encore trop souvent âbĂątardeâ. Le dĂ©ïŹ du moment, câest de construire une culture qui soit un lieu habitable pour les gĂ©nĂ©rations de demain, un monde oĂč la langue sera porteuse de valeurs authentiques. »
Espoir que ne partage pas Michel Roy dans son « Survol historique de lâAcadie », oĂč il conclut : « Aujourdâhui les Acadiens des Maritimes sont Ă un tournant dramatique de leur histoire. Les facteurs traditionnels de survie : lâisolement, le type de vie rural, la force du concept âlangue religionâ, lâillettrisme, lâabsence de mobilitĂ© personnelle, la famille-troupeau, ces facteurs et quelques autres jouent de moins en moins en faveur de la survivance. »
Roy constate que les Acadiens sont divisĂ©s sur certaines orientations politiques : une « certaine Ă©lite tente dĂ©sespĂ©rĂ©ment dâĂ©riger la future capitale de tous les Acadiens des Maritimes » Ă Moncton, et si « lâunion politique des provinces maritimes favoris[ait] la rĂ©alisation dâun tel projet », Michel Roy croit que « la dilution des forces françaises dans le grand Tout loyaliste des provinces maritimes » ne peut conduire quâĂ un cul-de-sac ; les Acadiens ne sont pas assez nombreux dans les trois provinces pour avoir une rĂ©elle force politique. Ă lâopposĂ© de ce courant favorisant lâunion, « dans la rĂ©gion du nord-est de la province un courant pro-quĂ©bĂ©cois se dessine avec une prĂ©cision de plus en plus nette. Beaucoup dâĂ©tudiants refusent lâoption Moncton et tendent Ă identiïŹer leur avenir Ă celui du QuĂ©bec. » Michel Roy ne perçoit pas de solution.
Dans lâentrevue quâil avait accordĂ©e Ă Dorval Brunelle pour lâĂ©mission radiophonique Tel Quel en aoĂ»t 1968 et que publie LibertĂ©, Michel Blanchard pose en termes plus crus les « problĂšmes qui tiennent Ă la difïŹcultĂ© dâintĂ©grer le dĂ©veloppement de la âculture acadienneâ au dĂ©veloppement du Nouveau-Brunswick » : « JusquâĂ cinq ans passĂ©s, les Anglais et les Français sâentendaient bien Ă Moncton, câest vrai parce que les Français parlaient anglais, âcâtait du ben bon mondeâ, on sâorganisait bien, mais depuis que les Français ont dĂ©cidĂ© quâils nâĂ©taient pas pareils, exactement identiques aux Anglais, lĂ câest pas si beau, ça marche pas si bien. »
Mais le conïŹit linguistique nâest pas lâunique problĂšme des Acadiens. Dans son article « La rĂ©pression en Acadie », Roger Savoie met en cause le rĂŽle de lâĂ©lite acadienne : « Ce qui se passe aujourdâhui nâest que la suite logique dâune politique obscurantiste qui sĂ©vit en terre acadienne depuis toujours. Un cat de rĂ©pression et de peur, crĂ©Ă© par une Ă©lite dominatrice, paternaliste et ignorante. [âŠ] La pseudo-Ă©lite acadienne souffre dâune sufïŹsance intellectuelle doublĂ©e dâune insufïŹsance culturelle indĂ©crottables. Elle ne semble avoir quâune seule prĂ©occupation : ne pas faire dâhistoire, ne pas dĂ©ranger lâordre Ă©tabli et le savoir reçu. »
Lâarticle « Lâart en Acadie » de Pierre Villon retrace lâĂ©volution de la production des artistes depuis 1961. Villon a choisi de laisser la parole Ă Claude Roussel, « lâhomme-orchestre des beaux-arts acadiens, artiste rĂ©sident et professeur Ă lâUniversitĂ© de Moncton », Ă Ghislain Clermont, professeur dâhistoire de lâart Ă la mĂȘme UniversitĂ©, et Ă HermĂ©nĂ©gilde Chiasson, jeune bachelier. Si en 1961, Roussel dĂ©clarait que « câest pĂ©nible Ă dire quâĂ mon avis lâart acadien nâexiste pas encore », en 1965, alors quâil organise Ă la Galerie dâart de lâUniversitĂ© de Moncton lâexposition SĂ©lection â65 ; il note : « ce qui est encourageant, câest de voir que nos artistes ne sont pas fermĂ©s sur eux-mĂȘmes en Ă©tant Ă©troitement rĂ©gionalistes, mais quâils sâidentiïŹent aux grandes recherches qui se font partout dans le monde ». SĂ©lection â67 suit, qui regroupe neuf artistes dont HermĂ©nĂ©gilde Chiasson, Georges Goguen, Claude Roussel et RomĂ©o Savoie. Mais, comme HermĂ©nĂ©gilde Chiasson le conïŹe Ă Villon en mars 1969, cette volontĂ© de faire de lâart contemporain est le fait dâune poignĂ©e dâartistes : « Devenir artiste en Acadie, ça correspond peut-ĂȘtre Ă un certain sens du masochisme. »
Les textes littĂ©raires suivent : un trĂšs doux poĂšme de LĂ©onard Forest qui lie mer, Acadie et espoir, les premiers chapitres du roman Don lâOrignal dâAntonine Maillet, les suites poĂ©tiques nationalistes de Raymond LeBlanc et de Roger Savoie, plus politiques chez le premier et humanistes chez le second, quelques poĂšmes de Marie-JosĂ©e Marcil, HermĂ©nĂ©gilde Chiasson et RomĂ©o Savoie et, en ïŹnale de cette section, la rĂ©ïŹexion mobilisatrice de LĂ©onard Forest sur lâEvangeline de Longfellow : « LâAcadie â celle du Nouveau-Brunswick surtout â nâest plus Ă lâheure du silence. LâAcadie fait du bruit et laisse tomber les longues jupes de la pudeur dans lesquelles mijotait un mĂ©lange de patience, de peur et de passivitĂ©. Cette Acadie nouvelle conteste sa propre ïŹdĂ©litĂ©. Elle lâinterroge, la secoue, la redĂ©ïŹnit au futur. Dans ce dĂ©bat souvent douloureux, parfois violent, on ne veut plus entendre les soupirs de celle qui fut, pendant un siĂšcle, Ă la fois lâhĂ©roĂŻne et la sainte, Ă la fois souvenir et symbole dâespoir, Ă la fois ïŹertĂ© et honte. ĂvangĂ©line est lâimage mĂȘme de la ïŹdĂ©litĂ©, mais la jeune Acadie veut descendre de son socle la ïŹdĂ©litĂ©. »
Ce texte est comme un Ă©cho Ă la confĂ©rence quâavait donnĂ©e Roge...