Éditorial no 1
L’enseignement supérieur au Canada français
Profitant d’une visite au Canada de l’économiste français Lucien Romier, Pelletier fait le bilan de l’enseignement universitaire tel qu’il est prodigué à une nouvelle génération de francophones canadiens. À l’automne 1932, Romier offre un cours public à l’École des hautes études commerciales de Montréal et il est, avec le géographe André Siegfried, l’un des rares Français qui entretiennent des contacts suivis avec le Canada français. Les notions scientifiques que Romier propose à son auditoire, et ses réflexions sur l’économie politique, rappellent à Pelletier combien s’est améliorée la formation que reçoit la future élite professionnelle du Québec, et à quel point s’est élargie la palette des sujets offerts. Pour la première fois peut-être, note l’éditorialiste du Devoir, grâce à l’abbé Lionel Groulx, l’histoire du Canada français est considérée comme une discipline sérieuse qui mérite d’être étudiée par les jeunes universitaires. Il en va de même de l’économie, qui se hisse au rang des savoirs importants pour toute personne instruite et au fait du progrès général de la société. Il faut lire en filigrane l’apparition au Canada français d’une culture scientifique laïque, détachée de l’enseignement doctrinal de l’Église catholique, et qui devrait être approfondie pour les avantages qu’elle apporte indépendamment des questions de morale religieuse. L’éditorial de 12 novembre 1932 montre que le nationalisme canadien-français des années 1930 est déjà en évolution par rapport à la période de Bourassa, plus proche d’une défense stricte de la foi, et que la France y figure comme un modèle à imiter. Cette voie nouvelle débouchera bientôt sur des réalisations de plus grande envergure et à vocation plus populaire, comme le Jardin botanique de Montréal, que Le Devoir s’empressera d’appuyer et de mieux faire connaître. Déjà il est manifeste que l’éducation du plus grand nombre, comme d’une élite agissante, est l’une des principales voies qui s’ouvrent au Canada français dans sa quête d’un plus grand accomplissement national.
PLUS LOIN, PLUS HAUT QUE NOTRE GÉNÉRATION
Georges Pelletier
Le Devoir, 12 novembre 1932
«Ces jeunes gens sont plus favorisés que ne l’ont été leurs pères et leurs oncles », disait avec joie un soir d’octobre dernier, au sortir d’une des leçons de M. Romier, un homme de quelque cinquante ans, aux premières places chez les nôtres. « Nous avions déjà été, nous, mieux traités que nos parents, pour ce qui fut de la facilité à nous instruire. L’avantage s’accentue, d’une génération à l’autre. Avons-nous profité nous-mêmes comme nous l’eussions dû des enseignements de nos maîtres ? Et ceux qui se pressent maintenant autour des tribunes de professeurs feront-ils mieux que nous ? Je le leur souhaite, et à notre race aussi. Elle en a besoin. »
Paroles sensées. Si l’on examine quel chemin nous avons parcouru dans le champ de l’instruction, depuis un temps qui n’est pas encore si loin – et là-dessus, il faut relire ce que M. l’abbé Groulx écrit dans son Enseignement français au Canada, – l’on s’aperçoit comme nous avons marché d’avant. Nos collèges, nos maisons d’enseignement n’ont pas travaillé en vain. Leurs efforts, les sacrifices consentis ont donné des fruits, souvent de belle qualité. Si nous n’avons pas fait tout le progrès attendu, franchi toutes les étapes proposées à notre légitime ambition, la faute en est aux élèves, à leur indifférence à tant et tant de questions vitales, à leur hésitation devant le travail constant, ardu, plus qu’aux chefs et aux maîtres de l’enseignement.
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À l’heure présente, tout n’est pas parfait, certes. Des programmes vaudraient d’être aérés, rafraîchis, modifiés et, disons le mot, judicieusement modernisés. M. le chanoine Jeanjean a dit à ce propos, il y a peu de temps, des vérités de premier ordre dont il ne faudrait pas laisser les échos se disperser, se perdre. N’écoutons pas les maîtres autorisés, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, que pour le charme de leur parole, la forme pittoresque, originale de leurs leçons. Assimilions-nous-en la substance. Écouter, ce n’est pas seulement prêter aux mots une oreille tendue, mais d’où rien ne monte au cerveau. C’est savoir s’assimiler la doctrine enseignée.
L’histoire du Canada, des maîtres sont à l’enseigner à nos cadets telle qu’elle fut, de 1760 à nos jours surtout. Le passé, – la domination française, nos origines, l’héroïque période des débuts, celle aussi où des gouverneurs se préoccupèrent sans doute plus d’implanter ici des postes militaires que de développer le sentiment national, – gardons-nous de l’oublier. Ce sont les pages les plus glorieuses peut-être de notre histoire. Mais il y a la période où nos grands-parents travaillèrent à arracher nos libertés à leur maîtresse tenace, l’époque où, ayant conquis leur droit à la vie, nos pères durent lutter pour la vie politique. N’a-t-on pas trop longtemps oublié de nous l’apprendre comme il l’aurait fallu ? Quelques minces pages dans des manuels où il y avait surtout des dates, est-ce avec cela que l’on inspire, que l’on édifie un sentiment national, que l’on fait d’un peuple un groupe fier de ses origines, certes, mais prêt aussi à la vie, aux luttes du présent dans une vaste entité politique, préparé à prendre dans tous les domaines la part qui lui revient, – et qu’il n’aura pas, s’il ne le mérite deux fois, puisque tel est le sort des minorités qu’elles ne doivent être ni médiocres, ni confiantes à l’excès dans leurs voisins et dans l’avenir ?
Nos jeunes gens ont, pour apprendre l’histoire véritable de leur pays, plus d’occasions et de meilleures que nous n’en avons eues. Il y a certes des lacunes, encore ; quelle avance toutefois sur ce qu’il y avait, il y a trente, quarante ans. De vrais maîtres ont surgi, s’ils ne sont pas aussi nombreux qu’il faudrait. Les manuels présents sont autrement précis, inspirateurs. Si les élèves veulent apprendre, ils le peuvent. Aux jeunes hommes de belle volonté, la route est ouverte, les guides les attendent.
Dans les sciences, ce qui n’existait guère il y a quelque trente ou quarante ans, hors l’enseignement limité, par le temps et les ressources, de rares précurseurs bien en avant de leur époque, commence de surgir, de monter à l’horizon. Notre enseignement scientifique, ne nous leurrons pas là-dessus, est à ses débuts. Considéré en lui-même, il reste encore mince. Envisagé eu égard au passé, à un passé presque immédiat, qui niera le progrès déjà marqué ?
Et les lettres ? Là-dessus, notre enseignement date de plus loin, il est plus développé. Ce qui ne veut pas dire qu’il le soit précisément comme il devrait l’être, orienté tout à fait comme il le faudrait, si l’on en croit même des maîtres qui, sans vouloir négliger la formation littéraire, estiment qu’elle ne doit pas être la seule, presque, chez nous. Dans un pays tel que le nôtre, dans les circonstances et les milieux où nous devons vivre, les lettres sont indispensables, car elles forment une belle part de la culture humaine. Elles ne sont pas néanmoins toute la culture nécessaire ; et si nous n’avons pas atteint là-dessus au degré où nous devons atteindre, serait-ce une raison d’aller nous désintéresser d’autres formes de culture ? Or, malheureusement, chez les nôtres, trop de gens limitent à un horizon littéraire et livresque, – quand ils cherchent à se cultiver, et cela n’est pas le cas d’un très grand nombre, – leurs préoccupations d’ordre intellectuel. Ils oublient la formation philosophique, celle des autres, certes, et des maîtres qui les commentent, mais aussi la philosophie de la vie, de l’époque où nous devons vivre. Cette philosophie, ne l’ignorons-nous pas presque tout à fait ?
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M. Romier a dit au passage une vérité dont nous serions bien avisés de faire notre profit : à savoir que, dans l’état présent de l’univers, quiconque aspire à la culture, à une culture pratique, ne doit pas s’isoler dans un domaine limité, restreint ; et que l’homme instruit, l’homme de profession libérale, l’intellectuel doivent se garder de négliger l’ordre économique. Ceux qui prétendent être l’élite ne peuvent plus, comme par le passé, ignorer l’une des grandes puissances contemporaines, la puissance économique. S’ils ne peuvent ni ne veulent plus longtemps l’ignorer, il leur faut des notions d’ensemble que ni les lettres ni les arts ne leur donneront tout seuls. La connaissance des faits, la philosophie, – et c’est ici que cette formation est indispensable, à qui veut analyser, raisonner, déduire et conclure, – la philosophie de l’histoire et des événements contemporains, la réflexion sur les conditions de vie présentes s’imposent, leur sont nécessaires. Le temps n’est plus des « tours d’ivoire », des retraites inaccessibles, sauf pour un tout petit nombre de penseurs et d’hommes de doctrine qui doivent vivre, si l’on peut dire, au-dessus du monde, sur un plan de haute élévation, mais d’où ils dominent et regardent s’agiter les humains. Aujourd’hui, la culture complète se forme d’un ensemble de connaissances qui ne sont pas que littéraires, scientifiques, historiques, économiques même. Ce qui fait l’équilibre, l’originalité de l’enseignement d’un maître comme M. Romier, – pour en parler que de celui-là, – c’est que le journaliste, l’historien, l’homme de réflexion, l’économiste, le sociologue, le moraliste y collaborent. Et c’est là, entre cent autres exemples, une belle manifestation de ce que donne la culture raisonnée, sensée, adaptée aux besoins de l’époque où nous devons vivre.
Nos jeunes gens voyagent plus que nous n’avons voyagé. Ils ont des bourses d’études à l’étranger, que nous n’avions pas : des maîtres que nous n’avons pas toujours eus ; des professeurs étrangers, dont certains sont des maîtres, – s’ils ne le sont pas tous, – leur apportent une science assimilable, où nous n’avions que des ouvrages et des auteurs arides et secs, trop souvent, à feuilleter, – si nous en avions le courage. Ils ont de grandes écoles, des laboratoires, des bibliothèques, des revues d’ordre intellectuel, presque inaccessibles ou des plus rares, en notre temps de jeunes hommes. Jusque dans le monde des affaires, ils peuvent consulter des aînés de culture et d’expérience éclairée, chercher conseil auprès d’eux, – ce qui ne signifie pas qu’ils les doivent suivre aveuglément, – tandis qu’il y a trente ou quarante ans, l’homme d’affaires cultivé était clairsemé, la rude école de l’expérience et de l’apprentissage n’ayant guère laissé à la plupart de ceux qui faisaient du commerce, ou de l’industrie, le temps d’ajouter quoi que ce fût à ce qu’ils avaient appris à l’école primaire, – tout à fait primaire. La vie de ces hommes fut souvent toute d’honneur et leur carrière, exemplaire ; mais ils étaient de leur temps. Ce qui suffisait alors, ajouté au caractère, aux qualités natives qu’ils avaient, cela ne suffit plus. Celui qui, présentement, aspire à sortir du rang doit être instruit, avoir de la culture, une culture équilibrée.
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Que tireront les jeunes gens d’aujourd’hui de tous les avantages qu’ils ont et qui manquèrent à leurs aînés ? Se laisseront-ils distraire de la tâche qui s’impose, – celle de travailler à rétablir, à consolider le prestige de notre race, – par les mille et un amusements du temps présent ? Se contenteront-ils de vouloir, de chercher la fortune sans mettre en pratique les leçons qu’ils ont entendues ? Les débuts sont plus difficiles qu’autrefois, la vie, plus dure, leur entend-on dire partout. Ils le seraient, – si nos jeunes gens ne pouvaient mieux que nous, jadis, se préparer à la lutte pour la vie. Or ils peuvent s’y préparer. S’ils savent profiter des avantages présents, ils iront plus loin, plus haut que ceux de notre génération. À eux de vouloir.