CHAPITRE 10
Réveil brutal
«Ils arrivent ! » sâĂ©crie Radisson en voyant une centaine dâIroquois torses nus, sans coiffe ni couleur de guerre, Ă©chouer leurs canots en face de MontrĂ©al. Le pĂšre Ragueneau le rejoint en courant.
â Mon Dieu ! Pourquoi sont-ils si nombreux ? demande-t-il en agitant les bras pour attirer leur attention.
Les Hurons du camp, douze hommes et quelque quatre-vingts femmes et enfants, les observent dâun air soucieux.
â Ici ! Ici ! crie le pĂšre Ragueneau. Câest avec moi que vous avez rendez-vous !
Quelques minutes plus tard, une poignĂ©e de chefs iroquois de fort mauvaise humeur discutent avec le jĂ©suite et Radisson. Ils viennent de franchir les rapides de Lachine en canot et lâun dâeux a chavirĂ©. Cinq Iroquois ont pĂ©ri noyĂ©s.
Ragueneau tente de savoir pourquoi ils arrivent tellement en retard par rapport au rendez-vous fixĂ© mais nâobtient pas de rĂ©ponse. Radisson ne voit Andoura nulle part, ni aucun des autres chefs qui sont venus nĂ©gocier Ă Trois-RiviĂšres lâhiver dernier. Ătrange. Lâun des Iroquois remet Ă Ragueneau une lettre rĂ©digĂ©e par le pĂšre Le Moyne qui confirme que le fort français est presque terminĂ©. LâexpĂ©dition pourra donc se mettre en branle comme prĂ©vu.
Mais les Iroquois ne lâentendent pas ainsi. Ils se rassemblent en conseil en exigeant que tous les Ă©trangers se tiennent Ă lâĂ©cart. Ragueneau commence par protester, mĂ©content de ne pas savoir ce quâils trament ainsi, mais comme il y a mort dâhommes, il prĂ©fĂšre cĂ©der Ă leur demande pour ne pas les offenser.
Leur conciliabule dure un long moment. AprĂšs quoi, ils ne fournissent aucune information sur la teneur de leurs discussions.
Quand les pourparlers touchant lâorganisation du voyage dĂ©butent, le lendemain, sous les regards attentifs des MontrĂ©alais qui surveillent de loin cet imposant groupe dâIroquois, leur porte-parole communique au pĂšre Ragueneau la dĂ©cision quâils ont prise la veille. Il explique quâaprĂšs avoir longtemps retardĂ© leur dĂ©part, ils ont voyagĂ© trĂšs rapidement, sans chasser ni pĂȘcher, se nourrissant seulement de farine de maĂŻs, pour rattraper le temps perdu. Câest pourquoi ils ont sautĂ© les rapides de Lachine au lieu de faire un portage. Ils estiment donc que câest la faute des Français et des Hurons si cinq dâentre eux sont morts et sâattendent Ă recevoir une compensation, qui doit ĂȘtre nĂ©gociĂ©e avant le dĂ©part. Radisson, qui agit Ă titre dâinterprĂšte, transmet cette demande Ă Ragueneau qui en avait compris lâessentiel. Il rĂ©plique sĂšchement, en français :
â Je les trouve bien effrontĂ©s ! RĂ©ponds-lui que nous sommes prĂȘts Ă discuter de cette question sâils acceptent de transporter une partie de nos bagages. Nos canots seront tellement chargĂ©s quâil faut trouver une solutionâŠ
Le jĂ©suite prĂ©fĂšre cacher quâil maĂźtrise de mieux en mieux la langue iroquoise, jugeant que ce secret leur confĂšre un avantage.
â Sois bien clair, ajoute-t-il. Les Français ne peuvent en aucun cas ĂȘtre tenus responsables de leur maladresse, ni de leur imprudence, ni surtout de leur retard ! Ils exagĂšrent. Nous en discuterons seulement pour les amadouer. Et demande-leur encore pourquoi ils ont tant tardĂ© !
â Câest dĂ©jĂ fait, mon pĂšre. Ils ne rĂ©pondent pas.
Les nĂ©gociations achoppent Ă©galement sur la place quâoccuperont les Hurons dans les canots. Les Iroquois demandent de les disperser parmi eux, alors que Ragueneau exige quâils voyagent tous ensemble dans leurs propres embarcations, avec les onze Français.
Ă plusieurs reprises au cours des trois longues journĂ©es que durent les Ă©changes, Radisson attĂ©nue les mots durs quâemploient Ragueneau et son supĂ©rieur Jean de Quen, qui participe aussi aux discussions. Il fait la mĂȘme chose en traduisant les paroles de certains chefs iroquois qui sont tout aussi agressifs. Deux clans semblent en prĂ©sence. Quelques chefs sont clairement rĂ©ticents Ă ramener des Français avec eux. Dâautres font des efforts Ă©vidents pour ĂȘtre agrĂ©ables aux Français et se montrer invitants. Radisson a du mal Ă sây retrouver.
â Avez-vous remarquĂ© quâils ne sont pas tous du mĂȘme avis ? demande Radisson au jĂ©suite, lorsquâils font le point ensemble.
â On dirait quâune partie dâentre eux est venue Ă reculons, alors que dâautres cherchent Ă nous mettre en confiance. Comprends-tu pourquoi ?
â Non, mon pĂšre. Ăa mâĂ©chappe.
â Il faudra surveiller de prĂšs les chefs qui ne nous aiment pas et tout faire pour donner satisfaction aux autres.
Le quatriĂšme jour, ils parviennent Ă un accord. Les Français et les Hurons â qui se sont joint aux nĂ©gociations â acceptent dâoffrir des prĂ©sents aux Iroquois pour compenser la mort de cinq des leurs, puisque lâaccident sâest produit en venant les chercher. En Ă©change, les Iroquois acceptent de transporter une partie des bagages qui sont en surcharge et de laisser les Hurons et les Français voyager ensemble.
Le lendemain, dernier dimanche de juillet, un grand branle-bas prĂ©cĂšde le dĂ©part des quelque deux cents personnes rĂ©unies sur la berge. Ă la derniĂšre minute, il faut mobiliser une douzaine de charrettes pour transporter les marchandises les plus lourdes jusquâen haut des rapides de Lachine, pendant que les Français, Hurons et Iroquois traĂźnent leurs vingt-neuf canots Ă demi chargĂ©s, Ă partir de la rive. Le lendemain, la flottille se met finalement en route Ă partir de la pointe ouest de lâĂźle de MontrĂ©al.
* * *
Comme un ours sortant de sa taniĂšre au printemps, les sens de Radisson se raniment au contact du voyage. Enfin, la vĂ©ritable aventure commence, la grande, lâexcitante, vers un territoire inconnu quâil est impatient de dĂ©couvrir.
Il occupe la position de pointe Ă lâavant de son canot. Deux solides gaillards qui nâont pas froid aux yeux, rĂ©cemment arrivĂ©s de France, sont placĂ©s au centre et Atahonra, un chef huron de grande expĂ©rience, dirige lâembarcation de lâarriĂšre. Ils triment dur pour suivre le rythme imposĂ© par les Iroquois qui, sept ou huit par canot, transportent moins de bagages. Ils ont facilement pris la tĂȘte de lâexpĂ©dition. Tous les canots qui suivent sont lourdement chargĂ©s et comptent moins de pagayeurs. Plusieurs Ă©tant des femmes, le trajet sâannonce difficile.
Le pĂšre Ragueneau a Ă©tĂ© formel, il veut que Radisson reste toujours prĂšs des Iroquois pour scruter leur comportement et tenter de percer leur Ă©tat dâĂąme. Il espĂšre ainsi dĂ©jouer le danger latent quâil perçoit, Ă tort ou Ă raison.
MĂȘme les deux pĂšres jĂ©suites pagaient pour soutenir la cadence. Ils se tiennent au centre des embarcations oĂč la manĆuvre est plus facile. Robert Racine, un vieux de la vieille qui nâa rien perdu de son endurance, dirige le canot dans lequel Ragueneau a pris place.
Il leur faut presque deux jours pour franchir le lac Saint-Louis et remonter le fleuve jusquâau premier grand portage. Radisson a constatĂ© que lâexcĂšs de bagages rend son embarcation vulnĂ©rable dans les flots agitĂ©s. Aussi, une fois quâils ont tous mis pied Ă terre, il est dĂ©contenancĂ© dâentendre les Iroquois dĂ©clarer quâils refusent de transporter plus loin leur part de bagages. Ragueneau est outrĂ© par cette volte-face. Il exige le respect des conditions fixĂ©es au dĂ©part mais les Iroquois rĂ©pliquent quâil est impossible de faire le voyage dans ces conditions sans courir de grands risques. Le jĂ©suite ordonne aux Français de bloquer le sentier du portage afin dâempĂȘcher les Iroquois de sây engager. Câest lâimpasse. Il faut renĂ©gocier.
Cette fois, Ragueneau participe directement aux discussions en baragouinant quelques mots dâiroquois, cherchant toujours Ă masquer sa rĂ©elle maĂźtrise de la langue. Radisson traduit le reste de ses propos. La position des Iroquois est claire : la situation est trop dangereuse ; dâautres accidents vont inĂ©vitablement se produire et ils veulent les Ă©viter. Ragueneau a beau insister sur le besoin quâont les Français de toutes ces marchandises â dont une partie reviendra aux Iroquois par le biais de la traite â rien ne justifie Ă leurs yeux de risquer des vies humaines pour des marchandises.
Sans le dire ouvertement, Radisson est dâaccord avec eux. Un grand nombre dâarticles se sont ajoutĂ©s pendant leur longue attente Ă MontrĂ©al, au point de dĂ©passer les bornes. Lui-mĂȘme sâest achetĂ© quelques marchandises de traite en cachette. Le chef huron Atahonra appuie les Iroquois : il nâest pas sage de naviguer dans des canots aussi chargĂ©s.
La nuit tombe. Les Français, Hurons et Iroquois ont allumĂ© leurs feux Ă courte distance les uns des autres. Mais chacun reste avec les siens. Seuls les maringouins et les Ă©pineuses questions en suspens perturbent la magnifique soirĂ©e dâĂ©tĂ©.
â Câest trĂšs grave ! se plaint Ragueneau qui sâest retirĂ© Ă lâĂ©cart avec Radisson et le pĂšre Jean de Quen.
â Tu as raison Paul, confirme de Quen. Ces marchandises nous ont coĂ»tĂ© une fortune et il nâest pas question de les abandonner ici. Nâimporte qui pourrait sâen emparer et nous causer un grand prĂ©judice. Sâil le faut, je les ramĂšnerai moi-mĂȘme Ă MontrĂ©al !
â Je me mĂ©fie de plus en plus de ces intraitables Iroquois, ajoute Ragueneau. Ils font tout pour nous nuire. Je me demande si nous pouvons encore nous entendre avec euxâŠ
Radisson voit des signes de renoncement sur les visages de ses supĂ©rieurs qui se taisent pendant un long moment. Seuls les murmures lointains des voyageurs et les crĂ©pitements des feux se font entendre. Il juge quâil est le temps dâajouter son grain de sel.
â Câest vrai que nous sommes trop chargĂ©s, mon pĂšre. Atahonra et les Iroquois ont raison. Si on en perd une partie en chemin et quâon sacrifie des vies humaines en plus, quâest-ce quâon y gagne ?
Ragueneau ne répond pas.
â Je crains de devoir retourner Ă MontrĂ©al, soupire de Quen. Tu es mieux prĂ©parĂ© que moi pour servir en Iroquoisie. Vas-y seul, Paul. Je ne vois pas comment nous sortir de ce pĂ©trin autrement. Je ramĂšnerai une partie des marchandises avec deux ou trois de nos Français. Garde les hommes les plus expĂ©rimentĂ©s⊠à moins que tu trouves une autre solution ?
Ragueneau aimerait ne pas acquiescer Ă cette dĂ©cevante proposition. Mais lui non plus ne voit pas dâautre issue. Ils sont encore proches de MontrĂ©al et la navigation jusquâĂ Lachine est assez facile pour que quatre hommes y ramĂšnent deux grands canots chargĂ©s au maximum, sans danger. En sĂ©lectionnant des marchandises de moindre importance et des Ă©quipiers peu expĂ©rimentĂ©s, lâexpĂ©dition nâen souffrira guĂšre.
â Dâaccord, conclut Ragueneau. Retournons nĂ©gocier ce compromis avec les Iroquois. Mais en contrepartie, exigeons dâeux quâils tiennent parole et reprennent une part de bagages. Sois convaincant, Radisson, nous nâavons plus de marge de manĆuvre.
* * *
TĂŽt le lendemain, Radisson supervise le tri des bagages en sâassurant de garder ses marchandises de traite avec lui. Le superflu est chargĂ© dans deux grands canots appartenant aux Français. Ceux qui poursuivent le voyage disent adieu au pĂšre de Quen et Ă ses trois Ă©quipiers. Un moment dâabattement suit leur dĂ©part. Mais ce nâest pas le moment de baisser les bras. Ils se ressaisissent et portagent tout le matĂ©riel jusquâen haut des rapides oĂč une nouvelle dĂ©ception les attend.
Les Iroquois acceptent de prendre des marchandises à condition que des Français embarquent avec eu...