La florissante carriĂšre de Joseph Venne (1858-1925)[]
Michel Allard, historien
Soraya Bassil, muséologue spécialisée en patrimoine architectural
Hasard ou destin ?[]
Au printemps 1874, un adolescent ĂągĂ© de 15 ans, persuadĂ© dâĂȘtre engagĂ© Ă titre dâapprenti dessinateur, se prĂ©sente aux bureaux dâHenri-Maurice Perrault[], membre dâune influente famille du milieu de la construction et chef dâentreprise de lâune des plus importantes agences dâarchitecture et dâarpentage montrĂ©alaises. Sa premiĂšre visite, raconte-t-il, fut peu fructueuse : « Je vins bien prĂšs dâĂȘtre carrĂ©ment refusĂ© parce que mes dessins Ă©taient vraiment trop imparfaits â et jâessuyai la barbare rebuffade habituelle ; le personnel est dĂ©jĂ trop nombreux[]. » Toutefois, Perrault lui signifie de revenir dans une quinzaine de jours en apportant quelques nouveaux dessins et des Ă©chantillons de son Ă©criture. DĂ©jĂ fin observateur, lâadolescent remarque que « les dessinateurs de lâatelier maniaient avec diligence cette rĂšgle merveilleuse dont [il apprit] plus tard que câĂ©tait un tĂ©[] ». Ne faisant ni une ni deux, dĂšs sa sortie, il se prĂ©cipite chez lâun des opticiens[] montrĂ©alais, « le seul homme connu en ville, qui vendait des tĂ©s, des pinceaux, des couleurs, des compas et autres instruments de dessinateurs[] ». Cet adolescent, câest Joseph Venne, mieux connu par ses contemporains sous le pseudonyme de Jos. qui, durant une pĂ©riode de plus de cinquante ans de carriĂšre, deviendra lâun des plus Ă©minents et des plus prolifiques architectes quĂ©bĂ©cois au tournant du XXe siĂšcle. Comme tous les jeunes de son Ă©poque dĂ©sireux de devenir architectes, il doit passer par toutes les Ă©tapes dâun apprentissage du mĂ©tier auprĂšs dâarchitectes eux-mĂȘmes formĂ©s sur le lieu de travail et par autodidaxie[].
La formation dâun architecte, un long parcours
Au QuĂ©bec, Ă cette Ă©poque, il nâexiste pas encore dâenseignement formel de lâarchitecture. Sous le RĂ©gime français, se prĂ©tendent architectes des ingĂ©nieurs militaires, tel Gaspard-Joseph Chaussegros de LĂ©ry (1682-1756), ou encore des ecclĂ©siastiques, tel Guillaume Bailly (1642-1696)[], qui connaissent les conventions du dessin. Lâinterdiction de corporation en Nouvelle-France offre Ă de jeunes ouvriers, quâils soient maçons, Ă lâinstar de Claude Baillif (1635-1698), François de JouĂ© (1656-1719) et Pierre Janson dit Lapalme (vers 1661-1743)[], ou encore menuisiers-charpentiers, comme Jean BaillairgĂ© (1726-1805), de se dĂ©clarer architectes en raison de leur habiletĂ© Ă dessiner un projet. Ce statut leur permet de diriger les autres corps de mĂ©tier qui interviennent sur les chantiers de construction[]. Quelquefois, un architecte est formĂ© de façon filiale de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Câest le cas dans la famille BaillairgĂ© qui, de 1726 Ă 1906, compte quatre gĂ©nĂ©rations dâarchitectes, Ă savoir Jean, François, Thomas et Charles.
On ne note aucun changement notable dans les premiĂšres annĂ©es du RĂ©gime anglais. On retrouve encore des architectes issus des rangs des corps de mĂ©tiers de la construction. La carriĂšre de Victor Bourgeau (1809-1888) illustre bien ce cheminement. On croit que câest son oncle, du mĂȘme prĂ©nom, qui lui apprend le mĂ©tier de charpentier-menuisier. InstallĂ© vers 1839 Ă MontrĂ©al, il exerce dâabord le mĂ©tier de maĂźtre charpentier puis, Ă partir de 1851, il se qualifie dâarchitecte[]. LâarrivĂ©e Ă MontrĂ©al, dans la premiĂšre moitiĂ© du XVIIIe siĂšcle, de professionnels formĂ©s dans les Ă©coles europĂ©ennes ou amĂ©ricaines dâarchitecture amĂšne la cohabitation dâun autre type de formation : celui dâapprentissage dâun mĂ©tier au sein dâune agence Ă©tablie sur le modĂšle « associĂ©s et dessinateurs », une pratique issue de lâAncien RĂ©gime, mais « reprise avec des outils modernes[] ».
Henri-Maurice Perrault (1828-1903) commence sa carriĂšre par un apprentissage auprĂšs de son oncle par alliance, lâarchitecte et arpenteur britannique John Ostell, immigrĂ© Ă MontrĂ©al en 1832. Peu aprĂšs son arrivĂ©e, en 1834, la fabrique de Notre-Dame octroie Ă Ostell la tĂąche de complĂ©ter les tours jumelles de la basilique dessinĂ©e par lâamĂ©ricain James OâDonnell[].
Par la suite, Ostell dĂ©croche de nombreux contrats dâarchitecture civile et religieuse, entre autres ceux du bureau des douanes de la place Royale (1836), de lâimmeuble de la facultĂ© des arts du McGill College (1839-1843), de la McGill Normal School (1845), de lâaile est du vieux sĂ©minaire de Saint-Sulpice (1849), de lâĂ©glise de la Visitation-de-la-Bienheureuse-Vierge-Marie au Sault-au-RĂ©collet (1850-1851), de lâĂ©glise Notre-Dame-de-GrĂące (1850-1851), de lâĂ©glise St. Ann (1851-1854), du grand sĂ©minaire de MontrĂ©al (1855-1864)[]. Henri-Maurice Perrault, formĂ© Ă la bonne Ă©cole, devient Ă son tour architecte et arpenteur. Il perpĂ©tue au sein de sa propre agence la pratique « associĂ©s et dessinateurs » et veillera Ă la formation de plusieurs architectes de la fin du XIXe siĂšcle[], dont son propre fils Maurice Perrault, Albert Mesnard et Joseph Venne. Dâailleurs au moment de son dĂ©cĂšs, Venne rendra un dernier hommage Ă celui qui fut son maĂźtre : « pendant dix-huit Ă vingt ans [jâappris] Ă apprĂ©cier [les] Ă©minentes qualitĂ©s dâhomme dâaffaires et de devoir professionnel[] ».
Faire son entrée dans la profession
Quelques jours aprĂšs sa premiĂšre visite, le jeune Venne se prĂ©sente au bureau de Perrault. AprĂšs avoir jetĂ© un coup dâĆil rapide sur ses dessins, Perrault « complimenta [son] Ă©criture, [lui] dicta un texte de grammaire, puis [lui] demanda de revenir avec [son] pĂšre[] ». Venne apprendra plus tard quâun mystĂ©rieux bienfaiteur Ă©tait venu plaider sa cause auprĂšs de Perrault. Quoi quâil en soit, Joseph Venne fait son entrĂ©e dans la profession dâarchitecte au salaire de quatre dollars par mois. Et, ajoute-t-il, « lâon me fit comprendre que tout cela Ă©tait trĂšs grand privilĂšge et que lâon pourrait trĂšs bien me demander dâĂȘtre payĂ© [sic] au lieu de me faire une offre semblable[] ».
Il faut se rappeler quâen 1874 sept ans seulement se sont Ă©coulĂ©s depuis la seconde mise en minoritĂ© Ă la fois dĂ©mographique et politique des francophones dans un pays qui est en train dâenglober toutes les colonies britanniques de lâAmĂ©rique septentrionale. MontrĂ©al demeure une ville en pleine expansion oĂč les anglophones dĂ©tiennent les rĂȘnes du pouvoir politique et Ă©conomique. Il ne faut pas sâĂ©tonner que les architectes anglophones dĂ©crochent tous les importants contrats et que peu dâagences dirigĂ©es par des francophones rĂ©ussissent Ă percer. Dans ce contexte, Joseph Venne a la chance dâĂȘtre admis dans une agence francophone dâarchitectes qui ne manque pas de contrats grĂą...