chapitre 1
L’édifice Honoré-Mercier :
l’épicentre du pouvoir
Si on cherche une image concrète du lieu de pouvoir politique de l’État du Québec, c’est ici, c’est dans cette salle », lance le premier ministre Philippe Couillard (2014-2018) en nous ouvrant les portes de son bureau, le dernier été de son mandat. Le pupitre, offert par l’Union nationale au premier ministre Maurice Duplessis soixante ans plus tôt, trône fièrement dans la pièce située dans l’encoignure nord-est du troisième étage de l’édifice Honoré-Mercier. « Tous les premiers ministres, depuis, se sont assis derrière ce bureau-là », fait remarquer l’homme politique, deux semaines avant de demander au lieutenant-gouverneur, J. Michel Doyon, de convoquer les Québécois aux urnes le 1er octobre suivant. « C’est une œuvre de bois massif. Je ne sais pas si on pourrait faire la même chose aujourd’hui avec les armoiries en avant, et tout », poursuit-il devant des fenêtres en vitre pare-balles qui donnent sur le boulevard René-Lévesque à Québec.
Deux toiles sont accrochées au mur lui faisant face. Celle de gauche provient de sa collection personnelle. Un voilier s’aventure dans une mer agitée. « Il y a toujours de la houle lorsqu’on gouverne. Ce n’est pas un fleuve tranquille. Il y a toujours des choses imprévues, des difficultés qu’on rencontre, qui sont plus importantes qu’on pensait », dit-il, quatre ans et demi après avoir pris la barre de l’État québécois. À droite, un pêcheur de saumon tient fermement sa canne qui ploie comme un arc. Il a fait une prise. « C’est un “rush” d’adrénaline », dit M. Couillard, les yeux scintillants devant Fosse à saumons sur la rivière Godbout de Frederick Arthur Verner (1877), peinture qu’il a empruntée au Musée national des beaux-arts du Québec. « Ça me rappelle ce que j’aime le mieux faire, à part le travail. » M. Couillard échange avec les membres de son équipe autour d’une table rectangulaire placée à proximité de fenêtres à battants. « [S’y tiennent] des discussions d’arbitrage sur les finances publiques. Des ministres viennent nous voir pour nous présenter leurs projets, les députés [aussi] », explique-t-il.
Des photographies sur lesquelles il apparaît avec des chefs politiques – Barack Obama, François Hollande, Emmanuel Macron, Raúl Castro – et spirituel – le pape François – sont disposées sur un meuble à compartiments aux côtés du traité de théorie politique De l’esprit des lois, de Montesquieu, et de dessins d’enfants. « J’aime les dessins d’enfants parce qu’ils sont tellement spontanés », note-t-il. Des photographies de famille sont aussi posées ici et accrochées là. Sur l’une d’elles, il figure en culottes courtes à côté de son père. « Je dois d’ailleurs en mettre à jour parce que, maintenant, on a cinq petits-enfants. » Passionné d’histoire, le chef du gouvernement attire notre attention sur un fac-similé sur lequel on peut voir la signature du premier gouverneur en titre de la Nouvelle-France, Charles Huault de Montmagny (1636-1648) – « Montmagny lui-même », souligne-t-il – ainsi que la marque de l’un des premiers colons de Québec, Guillaume Couillard, dont il est le descendant après onze générations. « Je trouve très émouvant de voir cela. […] Il y a une marque parce qu’il ne savait pas lire et écrire. Il savait compter, par exemple. C’était un charpentier de marine ! » s’enorgueillit l’ancien neurochirurgien.
Le temps file. Son attachée de presse l’invite à poursuivre la visite dans la salle voisine. Le premier ministre balaie du regard son bureau. « Ma collection de Tintin ! » s’exclame-t-il, avant de faire demi-tour. Il nous invite à le suivre vers une table sur laquelle il a rassemblé des albums – Objectif Lune et On a marché sur la Lune sont ses préférés –, des figurines et des accessoires à l’effigie du reporter globe-trotteur. « Les Belges, comme ils savent que j’aime bien Tintin, ils m’apportent toujours un truc. » Le chef de gouvernement et député de Roberval reçoit les dignitaires dans la pièce voisine : « la salle d’entretiens », où deux fauteuils encadrent un drapeau du Québec et un drapeau du Saguenay – Lac-Saint-Jean. Le second, reconnaissable à la croix grise bordée de rouge sur fond vert feuille et jaune doré, est remplacé par celui de l’invité du jour. « Le visiteur, curieusement, s’assoit du côté du drapeau du Québec », mentionne M. Couillard.
Bâton de dynamite
L’édifice Honoré-Mercier a été érigé entre 1922 et 1925 pour loger des employés du gouvernement entassés dans l’hôtel du Parlement, du rez-de-chaussée jusqu’aux mansardes. Conçu par l’architecte Raoul Chênevert, le nouveau bâtiment est d’abord nommé l’« annexe de la rue Sainte-Julie » avant d’être rebaptisé « édifice C » en 1937, puis Honoré-Mercier en 1980. Sa silhouette rectangulaire d’un peu moins d’une centaine de mètres surplombe l’extrémité est du boulevard René-Lévesque. Aujourd’hui, l’immeuble fait face au Centre des congrès de Québec et aux vingt-huit étages de l’hôtel Hilton, qui loge, depuis 1974, des touristes mais également des membres des cabinets ministériels et des lobbyistes de passage dans la capitale durant la session parlementaire ou une séance du Conseil des ministres.
Le premier ministre libéral Louis-Alexandre Taschereau (1920-1936) est le premier occupant de l’« annexe de la rue Sainte-Julie ». Il connaît bien ce bâtiment dont les plans ont été dessinés à sa demande à compter de 1919, alors qu’il était ministre des Travaux publics dans le cabinet de Lomer Gouin (1905-1920). Tournant le dos au style Second Empire de l’hôtel du Parlement, Taschereau adopte les lignes épurées de l’École des beaux-arts de Paris. Ce style moderne sera repris au début des années 1930 lors de la construction des édifices D et E qui abriteront respectivement les ministères de l’Agriculture et de la Voirie, à l’ouest du parlement.
L’édifice Honoré-Mercier, où se trouve le bureau du premier ministre du Québec, a été érigé entre 1922 et 1925 selon les plans de l’architecte Raoul Chênevert. Source : Dave Noël.
La carrière de Taschereau aurait pu voler en éclats en même temps que l’édifice Honoré-Mercier dans la nuit du 26 février 1929. Alors qu’il regagne l’« annexe » après avoir participé à l’étude de projets de loi privés (« bills » privés), le premier ministre découvre un bâton de dynamite d’une vingtaine de centimètres dans l’antichambre de son bureau. L’explosif est assez puissant pour raser l’immeuble de la rue Sainte-Julie. « Le courant d’air produit en ouvrant la porte a éteint la mèche, rapporte le correspondant du Devoir de l’époque. Quand le premier ministre fit de la lumière, il regarda autour de lui et alors seulement il aperçut par terre l’objet insolite. Il traversa rapidement la pièce et mit son pied sur l’explosif. » Les gardiens n’ayant aperçu aucun étranger dans les heures précédant la découverte, les forces de l’ordre soupçonnent un habitué des lieux qui possède la clé du bureau. « Plusieurs personnes ont manipulé le bâton de dynamite depuis la trouvaille, de sorte qu’il est difficile de prendre des empreintes digitales », précise Le Devoir.
Taschereau craint de voir l’image de la province de Québec écorchée dans la presse étrangère. « Nous avons une population qui est heureuse, paisible et respectueuse de la loi, de la personne et de la propriété et, au loin, je suis certain que l’incident d’avant-hier soir n’ajoutera rien au crédit et à la réputation de la province de Québec », dit-il à l’Assemblée législative durant la séance du 28 février 1929. Gardant son flegme, le premier ministre lance un avertissement : « Celui qui a voulu commettre cet attentat a manqué son but. Il a pu causer de l’angoisse dans mon foyer. Quant à moi, cela me laisse très froid. Les hommes passent et d’autres les remplacent, mais les idées restent. Si je disparaissais, d’autres me suivraient. »
Lieu de délibérations et de décisions
Le premier ministre Philippe Couillard se met en marche vers la salle du Conseil des ministres. Il s’arrête quelques secondes devant un local exigu dans lequel est attablé son directeur de cabinet, Jean-Pascal Bernier. « Il a plus de papiers que moi sur son bureau. […] C’est quelqu’un de très important et de très occupé », fait remarquer M. Couillard. Il salue de l’autre côté du couloir son adjointe, à qui incombe la tâche ingrate de le « rappel[er] à l’ordre » lorsqu’« [il] prend du retard ». Justement…
Son pas s’accélère. Il emprunte un escalier qui enlace une cage d’as...