Le point de vue dâĂlisabeth
Le point de vue dâĂlisabeth
Jâai toujours aimĂ© les femmes. Elles me sont apparues dans bien des rĂŽles, surtout celui de chef. Cette observation nâengage que moi, je nâen ferais pas une thĂšse, il suffit que jâen aie fait ma vie. Des maĂźtresses dâĂ©cole, des collĂšgues, des chercheures, des Ă©crivaines, des poĂštes, des vieillardes innues, ma docteure, les infirmiĂšres, ma sĆur, ma mĂšre, ma belle-mĂšre, des tantes, des marraines, des voisines, ma fille, mes petites-filles, ma premiĂšre femme qui nâest plus de ce monde, mais qui en fut tellement, et ma deuxiĂšme, fascinante, drĂŽle, absolue, qui invente avec moi lâespace, le plaisir et le temps, mes cousines, mes amies, celle qui tenait son restaurant de camionneurs Ă Saint-Jovite de lâancien temps, et celles que je nâaurai jamais connues mais seulement aperçues, elles mâauront grandement impressionnĂ©. Tout homme que je suis, voilĂ que jâappartiens aux femmes de ma vie, ce sont elles qui mâont littĂ©ralement Ă©levĂ©, dans le sens de construit, modelĂ©, crĂ©Ă©. Si jâavais Ă©tĂ© laissĂ© aux hommes, jâaurais assez mal tournĂ©, je le sais. Batailleur, tricheur, ratoureux, jâaurais fini en prison, ou grand patron de quelque chose, ce qui revient au mĂȘme. Je mâestime chanceux dâavoir ainsi appris trĂšs jeune, de la part des bonnes femmes, comment Ă©viter les mauvaises⊠et comment Ă©viter les mauvaises rencontres tout court.
Ma mĂšre, dont je parle souvent dans mes textes, nâa jamais reculĂ© devant qui que ce soit. Elle nous a enseignĂ© Ă la maison, dĂšs lâenfance, en 1950, « LâHistoire mĂąle de lâOccident chrĂ©tien » et « La Lutte des Grecs anciens pour dĂ©valoriser la femme ». Oui, elle en avait contre le pouvoir des hommes, contre leurs lois, leur politique, leurs maniĂšres, et elle nâaurait jamais demandĂ© Ă aucun homme lâautorisation dâexprimer ses idĂ©es. Elle nâĂ©tait la « douce moitiĂ© » de personne. Mais elle aimait les hommes par ailleurs, lâorgueilleuse, lâamoureuse, la dangereuse. Nous savions que notre mĂšre, naturellement, aurait pu ĂȘtre chef du Canada, et si elle ne lâĂ©tait pas, câest juste quâelle nâen avait pas le temps. CâĂ©tait Ă cause de ses enfants, ces boulets et ces charges, ces quadruples empĂȘchements. CâĂ©tait Ă cause de son « Ă©cĆurant » de pĂšre â comme elle lâappelait affectueusement â qui avait refusĂ© de lui payer des Ă©tudes. CâĂ©tait Ă cause de son Ă©poque adverse aux femmes, les temps brutaux de lâexclusion des femmes, les temps peu glorieux du modĂšle patriarcal classique. Mais comment a-t-on pu se priver si longtemps de lâautre moitiĂ© du monde ?
Ă titre de jeune anthropologue, jâai passĂ© des heures et des heures avec de vieux chasseurs innus qui me parlaient de leur vie dans le bois Ă chasser le caribou. Au village, je passais souvent prĂšs dâune vieille femme agenouillĂ©e devant son feu, allumĂ© en face dâune petite tente de toile blanche. Ălisabeth faisait cuire son pain dans le sable et elle Ă©coulait le temps de ses journĂ©es dâĂ©tĂ© dans cette position et en ce lieu. Elle avait un sourire inoubliable, des rides profondes et honorables, en fait elle ricanait sous son bonnet montagnais. Elle me dit un jour : « Ils doivent tâen raconter, de belles histoires, tes vieux chasseurs, je suis certaine quâils te parlent de caribous et de combien on a mangĂ© de caribous quâils avaient tuĂ©s. Ils sont comiques, les vieux chasseurs. En rĂ©alitĂ©, câest Ă nous, les vieilles femmes, Ă qui tu devrais parler pour bien savoir comment nous vivions autrefois. Nous mangions quelquefois du caribou, mais ce que nous mangions tous les jours, câĂ©tait du poisson pĂȘchĂ© sous la glace, du poisson pĂȘchĂ© par nous, les femmes. On ne pouvait pas se fier aux incertitudes de la chasse. Pour nourrir la famille, il fallait la certitude du poisson. »
Jâaime le point de vue dâĂlisabeth. Il rĂ©Ă©quilibre lâhistoire du monde en racontant celle des femmes. Elle mâa donnĂ© une bonne leçon, Ălisabeth. Par lâintelligence de son sourire, elle posait un regard critique sur la rĂ©alitĂ© : la sociĂ©tĂ© des chasseurs de caribous avait Ă©tĂ©, en vĂ©ritĂ©, la sociĂ©tĂ© des pĂȘcheuses de poissons blancs, et câest sur les Ă©paules de la squaw que reposait la continuitĂ© des jours.
* * *
Il est devenu impossible de parler des femmes dans une perspective universelle. Je viens de rĂ©diger trois paragraphes que jâai dĂ» jeter Ă la poubelle. Un mot de trop est un mot de trop, un mot qui manque est un mot manquant, le sujet est dâune sensibilitĂ© extrĂȘme. Il devient de plus en plus difficile de rire, de sourire, de sâautoriser une pensĂ©e lĂ©gĂšre et vagabonde, car trop de sujets sont devenus si douloureux. Dans ces paragraphes ratĂ©s, je me posais des questions naĂŻves, du genre : qui a dit que les hommes et les femmes aient jamais Ă©tĂ© faits pour vivre ensemble ? Ils se frĂ©quentent, bien entendu, leurs chemins se croisent, heureusement, chacun et chacune peut bien adorer le moment, mais il arrive que ce soit un instant, justement. LĂ oĂč les choses se compliquent, câest dans lâintervalle, au fil des longs jours et des longs cours. Le monde des femmes mâa toujours fascinĂ©, mais je nâen aurai jamais percĂ© le mystĂšre. Les femmes sont bien entre elles, elles forment une compagnie Ă©troitement liĂ©e, elles tiennent des conversations qui mâĂ©chappent.
La femme traditionnelle iroquoise dĂ©tenait beaucoup de pouvoir dans sa sociĂ©tĂ© matrilinĂ©aire. De gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, elle possĂ©dait la maison, la descendance, les patronymes, les appartenances claniques, autrement dit la progĂ©niture, elle pouvait choisir son homme, rĂ©pudier un mari, faire de la politique, elle Ă©tait la gardienne de graines sacrĂ©es, donc propriĂ©taire des produits horticoles, contrĂŽlait le commerce et la diplomatie. Les femmes iroquoises avaient besoin des hommes pour lâamour, pour les travaux de force, pour la sĂ©curitĂ© des villages, pour les guerres quâelles dĂ©siraient faire, pour le commerce. Elles nâavaient nullement besoin dâeux dans la vie de tous les jours et elles sâarrangeaient en effet pour que les hommes passent le maximum de temps entre eux, en voyage, loin du village.
On peut donc imaginer que les femmes passaient beaucoup de temps ensemble, dans leurs maisons longues, dans leurs champs de maĂŻs et de haricots. Et si un homme sâen prenait Ă une femme, il avait affaire Ă tous les hommes du clan, il avait sur le dos toute la parentĂ© maternelle, avec laquelle on ne riait pas.
Personne nâa jamais dit que la femme iroquoienne souffrait dâune quelconque infĂ©rioritĂ© par rapport Ă lâhomme, loin de lĂ . Les femmes Ă©taient de grandes figures mythologiques, de la fondation du monde jusquâaux mythes cannibales, lĂ oĂč elles ne faisaient quâune bouchĂ©e de lâhomme perdu. Les femmes ont accumulĂ© un immense savoir mĂ©dical et agricole au fil des siĂšcles passĂ©s ensemble, entre elles. Pauvres hommes, condamnĂ©s Ă lâexil, loin de la maison, voyageurs de commerce, politiciens dâapparat, pour ne pas dire dâopĂ©rette, guerriers obligĂ©s de vivre entre eux, avec leurs farces dâhommes, leur angoisse dâhommes. Cet Ă©tat des lieux iroquoiens nâest pas exceptionnel dans lâhistoire. On le retrouve dans la trĂšs ancienne Europe.
On ne se souvient pas assez et on ne nous enseigne pas assez que la premiĂšre croyance Ă©tait fĂ©minine. La dĂ©esse originelle Ă©tait forte de son sexe, de son ventre, de sa fĂ©conditĂ©. Les plus vieilles sculptures humaines retrouvĂ©es sont des reprĂ©sentations de femmes au ventre fort, de femmes immensĂ©ment rondes, des vĂ©nus sans visage. Mais il y avait plus. Cette dĂ©esse Ă©tait guerriĂšre et redoutable, elle avait ses duretĂ©s, ses volontĂ©s. Elle Ă©tait aussi cruelle que douce, sachant flatter une petite bĂȘte, mais pouvant lui briser le cou, dans la mĂȘme sĂ©quence.
JâĂ©cris ces lignes alors que ma femme est au thĂ©Ăątre avec une amie. Elles sont allĂ©es voir Douze hommes rapaillĂ©s, deux femmes entre elles. Quâest-ce que les hommes viennent faire dans un texte sur les femmes ? Ils viennent tout simplement rĂ©soudre lâĂ©quation fondamentale de notre simple humanitĂ©. Gaston Miron Ă©crit ces vers magnifiques : « Ainsi nous serons ce couple ininterrompu â tour Ă tour dĂ©sassemblĂ© et rĂ©uni Ă jamais. » VoilĂ la magie des genres et de lâamour. Les hommes rapaillĂ©s : aux yeux des femmes, câest beau, des hommes, une douzaine dâhommes debout, bien plantĂ©s, solides et tendres, qui chantent : « Tu es belle comme des ruses de renard. »
Ătre ou ne pas ĂȘtre de la famille
Jâavais vingt ans et je quittais les miens pour la premiĂšre fois de ma vie. Pour mes Ă©tudes en anthropologie, je me suis retrouvĂ© parmi les Innus. Durant les longues pĂ©riodes que jâai passĂ©es avec eux, lâimportance quâils attachaient aux termes de parentĂ© mâa fort impressionnĂ©, et jâĂ©tais complĂštement perdu devant leur maniĂšre de les utiliser. Il y en avait, du Nimushum et du Nokum, du Nokomis, des petites grands-mĂšres et des petits grands-pĂšres, cela nâarrĂȘtait plus, mon frĂšre, ma sĆur, des parrains et des marraines, sans parler des adoptions, des absorptions, des associations, des alliances, des amitiĂ©s avec des souvenirs ou des animaux.
En anthropologie, nous avions pourtant suivi des cours sur les systĂšmes de parentĂ©. Ces cours Ă©taient dâun ennui remarquable, certes, mais ils Ă©taient surtout dâune grande complexitĂ© mathĂ©matique et logique. Cela paraĂźt simple au dĂ©part, une famille, mais en somme, câest quelque chose de trĂšs compliquĂ©. Les ramifications sont sans fin, les combinaisons infinies, les ascendances, les descendances, les alliances, tout concourt Ă rendre fou lâethnologue de la parentĂ©. On se souviendra que Claude LĂ©vi-Strauss, qui est le pĂšre de lâanthropologie structurale et qui a lui-mĂȘme fondĂ© une famille, celle des structuralistes, avait commencĂ© son Ćuvre gigantesque en Ă©crivant une somme sur Les Structures Ă©lĂ©mentaires de la parentĂ©.
Nous sommes parfois dĂ©jouĂ©s par les lieux communs : certains croiraient dĂ©suĂšte, folklorique et obsolĂšte la chanson de Jean-Paul Filion qui dit que « la parentĂ© est arrivĂ©e ». Ils diraient que cela fait local, traditionnel, joli, mais totalement dĂ©passĂ©. Lâanthropologie vous dira le contraire. Voici une proposition universelle sur laquelle il est extrĂȘmement moderne de rĂ©flĂ©chir : nous venons au monde en un lieu et en un milieu. Il est impossible de voir ou de dire les choses autrement. Câest une loterie, me direz-vous : on ne choisit pas son camp en matiĂšre de famille. Il y a une mĂšre, il y a un pĂšre. Chacun des deux apporte avec lui son rĂ©seau parental. Car nos parents sont aussi nĂ©s quelque part, en un lieu et en un milieu.
La famille est un territoire qui dĂ©finit la frontiĂšre : câest le rapport inclusif-exclusif. Nous sommes dans lâappartenance lorsque nous sommes dans la parentĂ© et, il faut bien le dire, lâhĂ©ritage familial est pesant. Puisque la famille reprĂ©sente une sorte de table des devoirs et des prescriptions, beaucoup dans lâhistoire ont voulu sâen libĂ©rer. « Familles, je vous hais ! » sâexclamait AndrĂ© Gide. La famille Ă©tant trop exigeante, il est de bon ton de simplement la renier. Je ne dois rien Ă ma famille, je suis plus libre quand je suis seul et dĂ©tachĂ© des miens. Dâailleurs, les expressions disent tout : ces gens sont les miens, il est retournĂ© parmi les siens, jâai quittĂ© les miens pour couper les liens. Il sâagit bien de liens, en effet, et ces liens forment la carte de nos identitĂ©s.
Les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, avant dâĂȘtre Ă©conomiques ou politiques, avant mĂȘme dâĂȘtre religieuses, Ă©taient familiales. CâĂ©tait la parentĂ© qui dĂ©finissait lâindividu, le pouvoir de lâindividu, les devoirs du sujet. Ătre matriarche, mĂšre de clan, ĂȘtre patriarche, tout cela avait jadis un sens. Mais encore : ĂȘtre frĂšre, sĆur, cousin, germain, croisĂ©, petite-fille, grand-oncle, tante, grand-mĂšre, grand-pĂšre, « fils de » ou « fille de », patronyme ou matronyme, il fallait savoir sa place et savoir la tenir.
La sociĂ©tĂ© algonquine est immensĂ©ment parentale, familiale et ouverte. Elle adopte, elle adopte. Une fois que vous ĂȘtes acceptĂ© dans la famille, vous ĂȘtes vraiment dans la famille. Dans le temps de la Nouvelle-France, les peuples de la grande Algonquinie faisaient des traitĂ©s dâalliance avec les Français comme sâil sâagissait de toujours agrandir la famille. Le roi devenait un autre pĂšre, le Français devenait un frĂšre, et tout se traitait sur fond dâun conseil de famille. Quant Ă moi, jâai mis une vie Ă comprendre. La derniĂšre fois que je suis allĂ© Ă Mingan Ekuanitshit, jâai Ă©tĂ© reçu comme un vieux, on mâa intronisĂ© Ă la table des aĂźnĂ©s, et lâon mâa regardĂ© comme si jâavais quelque valeur. Jâai mangĂ© de la graisse-pimi de caribou, mĂ©langĂ©e avec de la moelle, et juste un peu de viande, comme les vieux. Ătre ensemble, cela compte tellement quand on commence dans la vie. Cela compte encore plus quand on arrive, boiteux, Ă la fin du chemin.
Ils mangeaient du courage
Il nâest pas de plus grande transformation que la sĂ©dentarisation dâun peuple nomade. Depuis des siĂšcles et des siĂšcles, dans le nord du QuĂ©bec, les AmĂ©rindiens parcouraient la BorĂ©alie Ă pied, en raquettes, en petit canot. Toute la famille mangeait de la « viande de bois », des fruits sauvages, des poissons de lac. Durant la pause estivale, ces grands marcheurs au repos consommaient du saumon frais, du loup-marin, arrosĂ©s de thĂ©, rehaussĂ©s de banique, sorte de pain pita des temps dâavant le pain pita. AjoutĂ© Ă lâincroyable bĂ©nĂ©fice de la marche, des portages et de la dĂ©pense quotidienne dâĂ©nergie, ce rĂ©gime donnait aux personnes une santĂ© de fer et un sourire de cinĂ©ma, toutes dents blanches dans la lumiĂšre. Mais la vie sauvage dans le pays sauvage, les viandes du courage, tout cela disparut dâun coup en 1960, lors dâune rĂ©volution qui ne fut pas tranquille.
Ces courses sâarrĂȘtĂšrent Ă cause de lâĂ©cole, Ă cause des maisons, Ă cause de lâhistoire. Une fois que les nomades furent immobilisĂ©s dans la rĂ©serve indienne, leur rĂ©gime alimentaire se transforma radicalement. Du jour au lendemain, ne pouvant plus chasser, ces gastronomes de la nature sauvage se mirent Ă dĂ©pendre de la nourriture transformĂ©e : du blĂ© dâInde en crĂšme, des petits pois de fantaisie, des bines Clark, du baloney, des dĂ©lices en conserve, du stew irlandais, des petits gĂąteaux Vachon. La nourriture transformĂ©e est elle-mĂȘme un phĂ©nomĂšne historique de transformation absolue. La sociĂ©tĂ© industrielle a comptĂ© sur cette Ă©norme mĂ©tamorphose des aliments pour satisfaire les appĂ©tits de milliards de ...