chapitre 1
Précurseurs et fondateurs, 1627-1900
L’histoire des Juifs du Québec s’inscrit dans le cheminement plusieurs fois millénaire d’un peuple issu du Moyen-Orient et porteur d’une identité enracinée dans le récit biblique. Vu sous cet angle, l’établissement du judaïsme en Amérique du Nord apparaît comme un phénomène tardif dans une longue succession d’errances dans plusieurs régions du globe, de surcroît soumises à des réalités culturelles et politiques très différentes. Tandis que les historiens du Québec ont eu tendance à percevoir les Juifs comme des citoyens nouveaux, venus se joindre à une société en émergence, les premiers intéressés étaient animés de la perception inverse. Héritiers d’une tradition spirituelle unique rattachée à la révélation d’Abraham et de Moïse, les tenants du judaïsme cherchèrent à négocier des modalités qui leur permettraient de perpétuer au Québec les grands paramètres de la judéité. Pour y parvenir, les Juifs ont cherché à cultiver une mémoire historique qui plongeait, grâce à une riche littérature rabbinique et talmudique, jusqu’aux périodes très anciennes de la fuite d’Égypte, de la conquête de Jérusalem par le roi David et de la destruction du Premier Temple. Ils avaient aussi à l’esprit les périodes plus récentes qui avaient vu naître, partout sur le pourtour de la Méditerranée, après la destruction du Deuxième Temple, un judaïsme diasporique tantôt adossé à l’Empire romain, tantôt associé aux puissances islamiques. Surtout, les Juifs qui se hasardèrent jusqu’aux terres boréales de l’Amérique se souvenaient du traitement qu’ils avaient subi au Moyen Âge et au début de l’époque moderne dans les pays en émergence de l’Europe septentrionale. De nombreux martyrologes faisaient en effet la nomenclature des exactions et des persécutions que les Juifs avaient essuyées périodiquement aux mains de l’Église ou de princes cupides. Cela incluait l’expulsion du territoire national, comme en Angleterre en 1290, en France en 1394 ou en Espagne en 1492 ; la spoliation des biens, la ghettoïsation, comme à Venise à partir de 1516, et la commission de pogroms dont le plus tristement célèbre est celui perpétré par Khmelnytsky en Ukraine en 1648. Les Juifs qui émigrèrent au Québec avaient aussi fraîchement en mémoire les luttes qui avaient été menées, depuis le siècle des Lumières, pour assurer la perpétuation du judaïsme dans les différentes sociétés occidentales, notamment pour garantir la liberté du culte, la sécurité des personnes et les droits des minorités.
Les populations juives du Québec se percevaient de plus comme porteuses d’une histoire politique complexe, qui différait nettement de celle que les Européens d’origine française ou britannique avaient apportée en Amérique du Nord. Appartenant à une minorité bien identifiée et victime d’exactions systématiques dans l’Ancien Monde – même sans tenir compte de leur tradition spirituelle –, les Juifs aspiraient le plus souvent à maintenir leur identité en tant que collectivité dotée d’une expérience et d’une conscience spécifiques. Ils étaient soutenus en ce sens par un courant intellectuel nouveau apparu en Allemagne au début du xixe siècle, appelé Wissenschaft des Judentums , qui cherchait à produire une analyse scientifique du judaïsme ne tenant aucun compte des croyances religieuses. Pour les tenants de ce mouvement scientifique surtout animé par des personnes d’origine juive, il importait de placer l’étude des Juifs sur un pied d’égalité avec celle de tous les autres peuples européens. C’est ainsi que sont apparues les premières études historiques savantes de l’histoire juive, produites selon une approche moderne et reposant sur des données archivistiques fiables. Parmi celles-ci se démarque celle rédigée par Heinrich Graetz, publiée en onze volumes entre 1853 et 1875 sous le titre de Geschichte der Juden von der ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart (l’histoire des Juifs depuis les temps les plus anciens jusqu’à aujourd’hui). Deux générations plus tard, Simon Dubnow allait reprendre la même idée sous une forme encore plus séculière dans un ouvrage intitulé Weltgeschichte des Jüdischen Volkes (l’histoire mondiale du peuple juif), publié à Berlin entre 1925 et 1929. L’idée maîtresse de ces travaux, très audacieux à l’époque, était de démontrer que la population juive des différents pays d’Europe était mue par une expérience historique à nulle autre pareille et formait partout sur le continent une communauté séparée. En somme, Juifs français, britanniques, allemands et russes avaient tous en commun certains traits de culture politique et subissaient un destin particulier du fait de leurs origines judaïques, même conçues comme un héritage lointain et atténué par l’effet de la modernité. Partis d’Europe à une époque où ces notions commençaient à prendre forme, les immigrants juifs qui se sont dirigés vers le Québec eurent ainsi le sentiment, même de manière diffuse, de posséder un patrimoine historique qui leur appartenait en propre et qui comptait déjà de grandes réalisations. Il y avait donc une histoire juive européenne, riche en péripéties souvent douloureuses, qui se déversait maintenant sur un monde « nouveau ». Ce récit fortement documenté prenait de plus appui sur une expérience collective de près de quarante siècles, consignée dans l’un des grands textes religieux de l’histoire de l’humanité et qui avait pour principal horizon, vers l’an 1200 avant notre ère, la conquête de la terre de Canaan par les douze tribus israélites échappées d’Égypte. Au bout de ce parcours historique exceptionnel, pratiquement en fin de course, se dressaient maintenant les rivages de l’Amérique septentrionale.
Prenant pied pour la première fois dans la vallée du Saint-Laurent, dans des contextes souvent fort différents, plusieurs immigrants juifs eurent ainsi l’occasion de s’interroger sur l’accueil qui leur serait réservé dans leur nouvelle patrie en tant qu’adeptes du judaïsme. Quel serait leur sort individuel et collectif dans cette société nouvelle ? Comment percevrait-on les membres d’une minorité religieuse généralement réprouvée en Europe ? Quels obstacles placerait-on devant eux en tant que Juifs pour limiter leur liberté de conscience et leur mobilité sociale ? Autant de questionnements nés de la condition que ces immigrants avaient connue en Europe et qu’ils devaient maintenant transposer sur un nouveau continent. Pour ces Juifs, l’arrivée en Amérique était l’aboutissement d’une longue quête identitaire et d’un cheminement diasporique exceptionnel qui s’étendait sur plusieurs siècles dans l’Ancien Monde. Au regard de cette poursuite incessante d’égalité et d’émancipation, la société canadienne dut leur apparaître au premier abord comme un espace privé de balises temporelles et sans contours précis sur le plan politique. Dans un établissement colonial séparé de l’Europe par une distance difficilement franchissable s’ouvraient de nouvelles avenues de mobilité et se manifestaient des ouvertures qui demeuraient impensables ailleurs. Surtout, les Juifs sur ce continent récemment découvert côtoyaient les fondateurs du pays et comptaient parmi les premiers habitants des villes. Au milieu de ces nouveaux peuplements et au sein des entreprises commerciales qui s’y développaient, rien vraiment ne venait rappeler une expérience de mise à l’écart radicale et de discrimination antijuive violente. Pour les fidèles de la tradition mosaïque, l’Amérique se présentait ainsi comme un lieu anhistorique sur le plan de la judéité, une terre inconnue où il était possible de bâtir un nouveau judaïsme capable d’affronter la modernité et de composer avec les avancées de la science. Pour les immigrants juifs, il y avait donc la possibilité sur ces nouvelles rives d’un double commencement, d’une part face à une société qui promettait de les traiter équitablement et, de l’autre, quant à leur propre tradition qu’ils avaient maintenant l’occasion d’asseoir sur de nouvelles bases.
Car il faut comprendre, avant d’entreprendre ce récit québécois, que l’enjeu déterminant de l’histoire juive européenne reste encore, au moment où s’ouvrent les portes de l’immigration vers le Nouveau Monde, la possibilité pour les Juifs de jouir d’une pleine émancipation civile et politique. Quand Champlain fonde Québec, aucun royaume d’Europe n’a encore accordé aux populations juives les mêmes droits et avantages qu’à tous les autres sujets. Nulle part sur le Vieux Continent les Juifs ne sont à l’abri de l’arbitraire des autorités ou de la vindicte populaire. En Grande-Bretagne, il faut même attendre le régime de Cromwell, au milieu du xviie siècle, pour que les personnes réputées d’origine juive soient seulement tolérées ou même admises à résider temporairement dans l’île. Ce n’est que dans le contexte de la déclaration de guerre de 1656 contre l’Espagne que Londres accorde finalement le droit aux marchands juifs d’Amsterdam – eux-mêmes issus de la grande expulsion ibérique de 1492 – de s’établir dans le pays. En France, ce n’est qu’au début du xviie siècle, près de deux cents ans après le bannissement de 1394 par Charles VI, que des Juifs commencent à réapparaître dans le royaume. Le tournant décisif vers une émancipation complète ne vient qu’à la fin du xviiie siècle, à la faveur des grands bouleversements sociaux et politiques apportés par la Révolution française. En 1791, adhérant à la pensée des philosophes du siècle des Lumières, l’Assemblée constituante accorde enfin la pleine citoyenneté aux Juifs de France, sans condition aucune. Un pas...