Sonnez, merveilles !
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Sonnez, merveilles !

Kent Nagano, Inge Kloepfer, Isabelle Gabolde

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Sonnez, merveilles !

Kent Nagano, Inge Kloepfer, Isabelle Gabolde

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La musique classique a-t-elle encore un sens aujourd'hui? Kent Nagano croit qu'il est important que nous tentions de rĂ©pondre avec franchise Ă  cette question. En cette Ă©poque oĂč les institutions culturelles traditionnelles sont menacĂ©es, oĂč les orchestres symphoniques et les maisons d'opĂ©ra sont appelĂ©s Ă  « gĂ©rer la dĂ©croissance », maestro Nagano lance un vibrant appel pour que nous prenions conscience de l'immense trĂ©sor que constitue la musique classique et de la maniĂšre trĂšs concrĂšte dont elle peut nous aider Ă  rĂ©gler quelques-uns des problĂšmes les plus urgents de notre sociĂ©tĂ©.Il retrace pour nous son parcours, qui l'a amenĂ©, lui, petit-fils de modestes immigrants ayant grandi dans un petit village cĂŽtier de la Californie, Ă  diriger les plus prestigieux orchestres et maisons d'opĂ©ra. Il raconte comment la musique lui a permis de trouver sa place, non seulement au sein de sa propre communautĂ©, mais partout dans le monde.Loin d'ĂȘtre une activitĂ© rĂ©servĂ©e Ă  l'Ă©lite, la musique classique, selon Nagano, est un formidable instrument de rapprochement et de dialogue entre les hommes. À la fois mĂ©moires et brĂ»lant plaidoyer pour la survie de la musique classique et des arts, « Sonnez, merveilles! » s'adresse Ă  tous ceux qui croient encore en l'importance de la culture dans le monde d'aujourd'hui.

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Information

chapitre 1
Labours et trompettes
Le langage parlĂ© est fait d’énoncĂ©s et d’arguments, de questions et de rĂ©ponses. Le langage musical est autre. Aucun argument ne s’y trouve ; la musique est libre et toujours prĂȘte Ă  ĂȘtre partagĂ©e, Ă  devenir une partie de chacun.
Wachtang Korisheli
Un mĂ©lodieux village de pĂȘcheurs
Je fais un rĂȘve. Il serait certes trompeur que la premiĂšre phrase de ce livre me range sans Ă©quivoque parmi les rĂȘveurs. Je ne suis pas un rĂȘveur, je suis un rĂ©aliste. Aussi, j’écris ce livre. Pour mon rĂȘve. Ce rĂȘve m’emporte loin, vers mon enfance passĂ©e au bout du monde, dans les annĂ©es 1950 et 1960. Il m’emporte sur la cĂŽte ouest des États-Unis, au milieu d’un terrain presque dĂ©sertique, long de quatre cents milles, entre Los Angeles et San Francisco. Aujourd’hui, il suffirait de sept heures pour parcourir cette distance par la route.
Sur la cĂŽte pittoresque et sauvage, Ă  environ mi-chemin entre les deux mĂ©tropoles, se trouve Morro Bay, lieu modeste, alors simple village de pĂȘcheurs de deux mille habitants peut-ĂȘtre, venus des quatre coins du monde. Lorsque je songe Ă  mon enfance dans ce village, de la musique rĂ©sonne toujours dans mes souvenirs – les cantates, les prĂ©ludes et les fugues de Bach, les symphonies de Beethoven et de Mozart, les grandes Ɠuvres chorales. Il n’est bien sĂ»r pas inhabituel pour un chef d’orchestre que ses souvenirs soient indissociables de la musique ; elle est ce qui dĂ©finit son quotidien. Qui ne connaĂźt la force de suggestion des mĂ©lodies, leur pouvoir d’évoquer des paysages, des situations, des personnes, de ressusciter des pans entiers du passĂ© ?
Or ce n’est pas ce dont il est question ici. La musique que j’entends, c’est celle que jouait notre orchestre et que chantaient nos chƓurs, inlassablement. La prĂ©sence continue de la musique classique rĂ©gissait en effet, avec naturel et Ă©vidence, le quotidien de notre village. Elle Ă©tait une partie intrinsĂšque de notre existence, omniprĂ©sente – Ă  la fois objet d’étude, passe-temps, moyen de reconnaissance sociale, partage d’une expĂ©rience. La vie de mes sƓurs, mon frĂšre, mes amis, mes camarades de classe, la mienne, Ă©tait purement inconcevable sans musique. Nous faisions de la musique pour la musique ; aucun de nous, enfants d’agriculteurs, ne songeait alors Ă  une carriĂšre de musicien. Rien ne laissait prĂ©sager, au cours de mon enfance et de mon adolescence, que je gagnerais un jour ma vie comme chef d’orchestre.
Les rĂ©pĂ©titions du chƓur et de l’orchestre, les cours de piano, de solfĂšge rythmaient les sept jours de la semaine, sans que nous voyions lĂ , mon frĂšre, mes sƓurs et moi, quelque chose de singulier. Presque tous les membres de notre communautĂ© rurale Ă©taient engagĂ©s d’une maniĂšre ou d’une autre dans la vie musicale. Les enfants des agriculteurs autant que ceux des pĂȘcheurs, des artisans, des professeurs, des Ă©piciers ou du directeur de l’école. Tel un village musical, situĂ© entre les rochers, les champs et le Pacifique, Morro Bay avait quelque chose d’étrange et d’unique. L’intensitĂ© avec laquelle les enfants se consacraient Ă  la musique et entraĂźnaient leurs parents dans le monde du classique rendait notre village quelque peu inhabituel, peut-ĂȘtre mĂȘme rare. La musique nous reliait les uns aux autres, nous qui formions une sociĂ©tĂ© d’immigrants d’origines ethniques et culturelles si diffĂ©rentes. Le recul me le fait voir presque comme un rĂȘve.
Peut-ĂȘtre devrais-je en dire ici un peu plus : mes grands-parents paternels et maternels ont Ă©migrĂ© du Japon vers les États-Unis Ă  la fin du xixe siĂšcle et se sont installĂ©s comme paysans maraĂźchers sur la cĂŽte Ouest pour construire leur bonheur dans le pays de tous les possibles. Notre famille vit en AmĂ©rique depuis plus de cent vingt ans, c’est-Ă -dire depuis Ă  peu prĂšs la moitiĂ© de la durĂ©e d’existence des États-Unis. Je suis donc pleinement amĂ©ricain. Mes grands-parents exploitaient une ferme que mon pĂšre et ses frĂšres reprirent aprĂšs qu’une grave maladie eut atteint mon grand-pĂšre. Ni mon pĂšre ni ma mĂšre n’étaient destinĂ©s Ă  devenir cultivateurs. Tous deux devaient, selon la volontĂ© de leurs parents, apprendre un mĂ©tier qui leur ouvrirait un horizon au-delĂ  de l’agriculture. Ils suivirent dĂšs lors un parcours professionnel tout autre : mon pĂšre Ă©tudia les mathĂ©matiques et l’architecture Ă  l’UniversitĂ© de Californie Ă  Berkeley, oĂč ma mĂšre obtint ses diplĂŽmes de microbiologiste et de pianiste.
Et ils se firent nĂ©anmoins fermiers – par nĂ©cessitĂ©, mon grand-pĂšre n’ayant plus la force de cultiver seul ses terres. Ce n’est que plus tard, en 1976, qu’ils eurent la possibilitĂ© d’exercer le mĂ©tier qu’ils avaient choisi. À cette Ă©poque, une entreprise agroalimentaire acheta nos terres agricoles aprĂšs qu’elles eurent Ă©tĂ© transformĂ©es en terrain constructible dans le cadre d’un programme de dĂ©veloppement rĂ©gional. Des bĂątiments recouvrent, aujourd’hui, nos champs d’alors. Ma mĂšre travailla par la suite comme microbiologiste pour les autoritĂ©s sanitaires, mon pĂšre conçut et construisit non seulement des maisons, mais Ă©galement de grands centres commerciaux. À ce moment-lĂ , je ne vivais plus Ă  Morro Bay depuis longtemps.
Je suis, pour ainsi dire, enfant d’agriculteurs, l’enfant d’un planteur d’artichauts, que son pĂšre a peu vu, car il passait aux champs le plus clair de son temps. Une fois rentrĂ©, le soir, il se consacrait Ă  l’architecture, dessinait des projets qui sont devenus par la suite – et de plus en plus frĂ©quemment – des commandes. Il avait commencĂ© trĂšs tĂŽt Ă  monter un petit bureau d’architecture, en plus de son travail d’agriculteur, et se retirait souvent dans son « atelier », oĂč il dessinait ses Ă©bauches et donnait libre cours Ă  ses rĂȘves. Ma mĂšre veillait avec beaucoup d’attention Ă  ce que nous, les enfants, ne le dĂ©rangions jamais dans son travail. Elle Ă©tait une scientifique passionnĂ©e, qui jouait merveilleusement du piano. ExtrĂȘmement Ă©rudite, ma mĂšre faisait vivre, au cƓur de notre famille, sa fascination pour les sciences et son amour des arts, de la musique et de la littĂ©rature.
La campagne nous entourait, vaste et rocailleuse. Les mĂ©tropoles californiennes de San Francisco, au nord, et de Los Angeles, au sud, se trouvaient chacune Ă  deux cents milles de Morro Bay et Ă©taient donc, dans les annĂ©es 1950, quasiment inaccessibles pour nous, les enfants. Nous nous y rendions si rarement qu’il s’agissait chaque fois d’une escapade tout Ă  fait extraordinaire. Nous vivions Ă  l’extrĂȘme limite des États-Unis, lĂ  oĂč la cĂŽte escarpĂ©e se jette dans l’ocĂ©an, oĂč le paysage rocailleux alterne avec de longues plages sur lesquelles dĂ©ferlent d’immenses vagues les jours de tempĂȘte. Petits, mes sƓurs, mon frĂšre et moi n’allions que rarement au bord de l’ocĂ©an, qui s’étendait pourtant devant notre porte. Notre vie se dĂ©roulait essentiellement dans les deux microcosmes que formaient la maison et l’école.
Le sérieux de la mÚre
Ma mĂšre me mit au piano Ă  l’ñge de quatre ans. Elle le fit avec cette certitude qui Ă©tait la sienne lorsqu’elle lisait avec nous des livres ou nous emmenait Ă  l’église, le dimanche, sans le moindre doute sur le fait qu’il nous fallait supporter avec patience mĂȘme les prĂȘches les plus ennuyeux. Nous avons chacun commencĂ© notre apprentissage avec elle au mĂȘme Ăąge. La question de savoir si nous le dĂ©sirions ne fut jamais posĂ©e ; et nous, enfants, ne nous la sommes pas plus posĂ©e. Nous faisions les exercices qu’elle nous enseignait. Nous apprenions Ă  lire les notes et Ă  Ă©couter – Ă  nous Ă©couter nous-mĂȘmes et Ă  Ă©couter les autres. Nous intĂ©riorisions la diffĂ©rence entre le bruit, le pianotage et la vraie musique.
La musique Ă©tait une activitĂ© sĂ©rieuse, elle revĂȘtait de l’importance pour ma mĂšre. Plus qu’un simple jeu, elle Ă©tait aussi essentielle que la lecture, l’écriture ou le calcul. S’y exercer faisait partie de notre quotidien d’enfants, tel un fait indiscutable que nous ne remettions jamais en question. Peut-ĂȘtre parce que l’intention de ma mĂšre ne fut jamais de nous Ă©duquer dĂšs l’ñge de quatre ans comme des enfants prodiges ou, plus tard, de faire de nous des artistes. Pour elle, la musique faisait partie de l’éducation de ses enfants ; elle appartenait de maniĂšre naturelle Ă  toute formation humaniste et, dĂšs lors, Ă  notre quotidien. Elle n’a jamais Ă©tĂ© un moyen de parvenir Ă  une quelconque fin.
Je ne voudrais pas prĂ©tendre que nous Ă©tions, nous autres enfants, dĂ©mesurĂ©ment motivĂ©s par nos exercices quotidiens au piano. Si nous avons Ă©tudiĂ© avec plaisir ? Ce ne fut pas mon cas. Je ne m’y suis pas non plus opposĂ© ; quand quelqu’un exige de vous, avec une calme certitude, ce dont il offre l’exemple au quotidien, une certaine docilitĂ© s’installe naturellement. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce ce qu’on appellerait aujourd’hui de la violence douce, lorsque, face Ă  certaines questions, on dĂ©cide Ă  la place des enfants plutĂŽt que de leur donner le choix. La musique n’était pas un choix, elle faisait simplement partie intĂ©grante de notre vie. Lorsque j’y songe, je nous trouve, mes sƓurs, mon frĂšre et moi, Ă©tonnamment dociles en comparaison d’autres enfants d’alors.
Mes parents Ă©taient un peu insolites dans ce contexte rural. Cela ne tenait pas uniquement Ă  la prĂ©dilection de ma mĂšre pour les arts ; la vocation vĂ©ritable de mon pĂšre occupait Ă©galement une place importante dans notre vie familiale. Des esquisses, des plans, des maquettes d’architecte se trouvaient partout dans notre maison. Lorsque nous fĂ»mes un peu plus grands, il nous a emmenĂ©s de plus en plus souvent sur ses chantiers. Il nous expliquait la construction des bĂątiments et ne laissait aucun doute sur le fait qu’il entendait l’architecture comme un art reflĂ©tant son Ă©poque sur le plan esthĂ©tique, façonnant son temps et, dans le meilleur des cas, le dĂ©passant.
Ma sƓur, ma cadette de trois ans, et moi jouions surtout du piano. Mon frĂšre, lui, a assez tĂŽt exprimĂ© une prĂ©fĂ©rence pour les cuivres et a appris Ă  jouer du trombone. Ma sƓur la plus jeune jouait de l’alto. Aucun de nous n’a jamais pensĂ© Ă  cesser de jouer d’un instrument. Cela ne nous serait simplement pas venu Ă  l’esprit, d’autant que notre quotidien ne nous offrait que peu de distractions. Nous vivions Ă  l’écart et ne faisions donc pas partie d’équipes sportives ; nous allions simplement de temps Ă  autre Ă  la plage, oĂč nous essayions d’apprendre Ă  surfer en imitant les grands. Au milieu des annĂ©es 1950, mes parents ont achetĂ© une tĂ©lĂ©vision. Mais il n’y avait pas grand-chose Ă  regarder : la qualitĂ© de la rĂ©ception Ă  Morro Bay, avec les montagnes Ă  l’est et l’eau Ă  l’ouest, est restĂ©e mĂ©diocre pendant des annĂ©es. La tĂ©lĂ©vision intĂ©ressait mon pĂšre en raison du bulletin mĂ©tĂ©orologique quotidien, indispensable pour son travail aux champs ; les prĂ©visions lui permettaient une meilleure planification. Pourtant, le plus souvent, il s’en remettait Ă  la radio.
La musique classique a certes jouĂ© trĂšs tĂŽt un grand rĂŽle au sein de notre famille. Cela tenait simplement Ă  l’amour que ma mĂšre portait Ă  la musique. À cela prĂšs, nous ne nous distinguions guĂšre de nos voisins ou des autres membres de notre communautĂ© dans l’AmĂ©rique relativement traditionnelle des annĂ©es 1950 et 1960, oĂč la messe, les visites familiales, les rencontres entre amis rythmaient le quotidien, tout autant que l’école et, parfois, en fin de semaine, la plage, voire la montagne.
On entend les histoires les plus folles sur l’enfance des artistes – Ă  maints Ă©gards malheureuse selon les reprĂ©sentations modernes. Elle ressemble Ă  celle des sportifs de haut niveau. Ici, le pĂšre, sĂ©vĂšre, exige de son fils un engagement sans faille, de longues heures d’entraĂźnement et d’étude, jour aprĂšs jour, sans aucun Ă©gard pour les consĂ©quences physiques et psychologiques de pareille torture. De tels exemples sont nombreux dans le domaine de la musique classique. LĂ , c’est la mĂšre qui, inflexible sous prĂ©texte qu’un de ses enfants a montrĂ© un certain talent ou tout du moins un certain intĂ©rĂȘt pour la musique, veut absolument en faire un soliste. Quand il s’agit de leurs enfants, l’imagination des parents s’enflamme facilement. DĂšs lors, tout s’enchaĂźne : une reprĂ©sentation entraĂźne la suivante, les enfants sont envoyĂ©s Ă  des concours, sont prĂ©sentĂ©s Ă  des musiciens et Ă  des professeurs de renom. Ce phĂ©nomĂšne n’est pas propre Ă  notre Ă©poque, il existe depuis des siĂšcles.
Enfant, Wolfgang Amadeus Mozart suivit les leçons de son pĂšre, chaque jour, de longues heures durant. Il fut prĂ©sentĂ©, exhibĂ© au monde entier au cours de longs voyages, et ce, jusqu’aux limites de l’épuisement. Il en fut de mĂȘme pour le jeune Ludwig van Beethoven que son pĂšre, farouchement ambitieux, serait allĂ© jusqu’à faire passer pour plus jeune qu’il n’était, afin que l’enfant prodige brillĂąt plus encore au piano. On ne parle pas volontiers des souffrances des enfants prodiges, dont tĂ©moignent pourtant bien des autobiographies. Le perfectionnisme peut ravager en peu de temps l’insouciance de l’enfance. La jeunesse de certaines stars de la musique classique ou du sport, d’hier ou d’aujourd’hui, fut loin d’ĂȘtre idyllique. Toutefois, Ă  Morro Bay, nous vivions dans un monde diffĂ©rent, qui, avec le recul, me semble parfois presque irrĂ©el.
Le miracle de Morro Bay
Ce fut l’arrivĂ©e d’un pĂ©dagogue au talent exceptionnel qui marqua le dĂ©but du miracle musical de notre village de pĂȘcheurs. Wachtang Korisheli, celui que nous tous, ses Ă©lĂšves, appelions et appelons aujourd’hui encore avec affection et admiration « professeur Korisheli », Ă©tait gĂ©orgien de naissance. Dans mon souvenir, il surgit de nulle part au volant d’une petite Volkswagen pĂ©taradante. Il fut soudain simplement lĂ  et commença Ă  mĂ©tamorphoser notre Ă©cole primaire en une sorte de laboratoire musical. C’était en 1957, j’avais Ă  peine six ans.
Korisheli, Ă  trente-six ans, avait dĂ©jĂ  derriĂšre lui une vie plus que mouvementĂ©e. Il Ă©tait originaire de Tbilissi, oĂč il Ă©tait nĂ© en 1921 – l’annĂ©e de l’annexion militaire de la GĂ©orgie par l’Union soviĂ©tique. Ses parents Ă©taient acteurs. Son pĂšre Ă©tait rapidement devenu une personnalitĂ© phare de la scĂšne thĂ©Ăątrale. Connu dans toute l’URSS, il avait attirĂ© l’attention de Staline, en l’honneur duquel il donna mĂȘme une reprĂ©sentation Ă  Moscou. L’état de grĂące ne dura pas : il fut bientĂŽt dĂ©clarĂ© opposant gĂ©orgien Ă  la suprĂ©matie soviĂ©tique et ennemi de l’État ; arrĂȘtĂ© par le KGB, il fut internĂ© et exĂ©cutĂ© en 1936. Son fils, Wachtang, avait alors quinze ans. Il avait rencontrĂ© Staline du temps oĂč son pĂšre avait encore la faveur du dictateur. Staline Ă©tait allĂ© jusqu’à mettre son bras autour des Ă©paules du petit Wachtang et avait Ă©changĂ© quelques mots avec lui. Le fils et sa mĂšre eurent Ă  peine vingt minutes avant l’exĂ©cution du pĂšre pour lui faire leurs adieux Ă  travers les barreaux de sa cellule.
En URSS, l’enfant d’un ennemi de l’État n’avait aucun avenir. Il lui Ă©tait simplement impossible de songer Ă  une carriĂšre de musicien. Staline s...

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