chapitre 1
Labours et trompettes
Le langage parlĂ© est fait dâĂ©noncĂ©s et dâarguments, de questions et de rĂ©ponses. Le langage musical est autre. Aucun argument ne sây trouve ; la musique est libre et toujours prĂȘte Ă ĂȘtre partagĂ©e, Ă devenir une partie de chacun.
Wachtang Korisheli
Un mĂ©lodieux village de pĂȘcheurs
Je fais un rĂȘve. Il serait certes trompeur que la premiĂšre phrase de ce livre me range sans Ă©quivoque parmi les rĂȘveurs. Je ne suis pas un rĂȘveur, je suis un rĂ©aliste. Aussi, jâĂ©cris ce livre. Pour mon rĂȘve. Ce rĂȘve mâemporte loin, vers mon enfance passĂ©e au bout du monde, dans les annĂ©es 1950 et 1960. Il mâemporte sur la cĂŽte ouest des Ătats-Unis, au milieu dâun terrain presque dĂ©sertique, long de quatre cents milles, entre Los Angeles et San Francisco. Aujourdâhui, il suffirait de sept heures pour parcourir cette distance par la route.
Sur la cĂŽte pittoresque et sauvage, Ă environ mi-chemin entre les deux mĂ©tropoles, se trouve Morro Bay, lieu modeste, alors simple village de pĂȘcheurs de deux mille habitants peut-ĂȘtre, venus des quatre coins du monde. Lorsque je songe Ă mon enfance dans ce village, de la musique rĂ©sonne toujours dans mes souvenirs â les cantates, les prĂ©ludes et les fugues de Bach, les symphonies de Beethoven et de Mozart, les grandes Ćuvres chorales. Il nâest bien sĂ»r pas inhabituel pour un chef dâorchestre que ses souvenirs soient indissociables de la musique ; elle est ce qui dĂ©finit son quotidien. Qui ne connaĂźt la force de suggestion des mĂ©lodies, leur pouvoir dâĂ©voquer des paysages, des situations, des personnes, de ressusciter des pans entiers du passĂ© ?
Or ce nâest pas ce dont il est question ici. La musique que jâentends, câest celle que jouait notre orchestre et que chantaient nos chĆurs, inlassablement. La prĂ©sence continue de la musique classique rĂ©gissait en effet, avec naturel et Ă©vidence, le quotidien de notre village. Elle Ă©tait une partie intrinsĂšque de notre existence, omniprĂ©sente â Ă la fois objet dâĂ©tude, passe-temps, moyen de reconnaissance sociale, partage dâune expĂ©rience. La vie de mes sĆurs, mon frĂšre, mes amis, mes camarades de classe, la mienne, Ă©tait purement inconcevable sans musique. Nous faisions de la musique pour la musique ; aucun de nous, enfants dâagriculteurs, ne songeait alors Ă une carriĂšre de musicien. Rien ne laissait prĂ©sager, au cours de mon enfance et de mon adolescence, que je gagnerais un jour ma vie comme chef dâorchestre.
Les rĂ©pĂ©titions du chĆur et de lâorchestre, les cours de piano, de solfĂšge rythmaient les sept jours de la semaine, sans que nous voyions lĂ , mon frĂšre, mes sĆurs et moi, quelque chose de singulier. Presque tous les membres de notre communautĂ© rurale Ă©taient engagĂ©s dâune maniĂšre ou dâune autre dans la vie musicale. Les enfants des agriculteurs autant que ceux des pĂȘcheurs, des artisans, des professeurs, des Ă©piciers ou du directeur de lâĂ©cole. Tel un village musical, situĂ© entre les rochers, les champs et le Pacifique, Morro Bay avait quelque chose dâĂ©trange et dâunique. LâintensitĂ© avec laquelle les enfants se consacraient Ă la musique et entraĂźnaient leurs parents dans le monde du classique rendait notre village quelque peu inhabituel, peut-ĂȘtre mĂȘme rare. La musique nous reliait les uns aux autres, nous qui formions une sociĂ©tĂ© dâimmigrants dâorigines ethniques et culturelles si diffĂ©rentes. Le recul me le fait voir presque comme un rĂȘve.
Peut-ĂȘtre devrais-je en dire ici un peu plus : mes grands-parents paternels et maternels ont Ă©migrĂ© du Japon vers les Ătats-Unis Ă la fin du xixe siĂšcle et se sont installĂ©s comme paysans maraĂźchers sur la cĂŽte Ouest pour construire leur bonheur dans le pays de tous les possibles. Notre famille vit en AmĂ©rique depuis plus de cent vingt ans, câest-Ă -dire depuis Ă peu prĂšs la moitiĂ© de la durĂ©e dâexistence des Ătats-Unis. Je suis donc pleinement amĂ©ricain. Mes grands-parents exploitaient une ferme que mon pĂšre et ses frĂšres reprirent aprĂšs quâune grave maladie eut atteint mon grand-pĂšre. Ni mon pĂšre ni ma mĂšre nâĂ©taient destinĂ©s Ă devenir cultivateurs. Tous deux devaient, selon la volontĂ© de leurs parents, apprendre un mĂ©tier qui leur ouvrirait un horizon au-delĂ de lâagriculture. Ils suivirent dĂšs lors un parcours professionnel tout autre : mon pĂšre Ă©tudia les mathĂ©matiques et lâarchitecture Ă lâUniversitĂ© de Californie Ă Berkeley, oĂč ma mĂšre obtint ses diplĂŽmes de microbiologiste et de pianiste.
Et ils se firent nĂ©anmoins fermiers â par nĂ©cessitĂ©, mon grand-pĂšre nâayant plus la force de cultiver seul ses terres. Ce nâest que plus tard, en 1976, quâils eurent la possibilitĂ© dâexercer le mĂ©tier quâils avaient choisi. Ă cette Ă©poque, une entreprise agroalimentaire acheta nos terres agricoles aprĂšs quâelles eurent Ă©tĂ© transformĂ©es en terrain constructible dans le cadre dâun programme de dĂ©veloppement rĂ©gional. Des bĂątiments recouvrent, aujourdâhui, nos champs dâalors. Ma mĂšre travailla par la suite comme microbiologiste pour les autoritĂ©s sanitaires, mon pĂšre conçut et construisit non seulement des maisons, mais Ă©galement de grands centres commerciaux. Ă ce moment-lĂ , je ne vivais plus Ă Morro Bay depuis longtemps.
Je suis, pour ainsi dire, enfant dâagriculteurs, lâenfant dâun planteur dâartichauts, que son pĂšre a peu vu, car il passait aux champs le plus clair de son temps. Une fois rentrĂ©, le soir, il se consacrait Ă lâarchitecture, dessinait des projets qui sont devenus par la suite â et de plus en plus frĂ©quemment â des commandes. Il avait commencĂ© trĂšs tĂŽt Ă monter un petit bureau dâarchitecture, en plus de son travail dâagriculteur, et se retirait souvent dans son « atelier », oĂč il dessinait ses Ă©bauches et donnait libre cours Ă ses rĂȘves. Ma mĂšre veillait avec beaucoup dâattention Ă ce que nous, les enfants, ne le dĂ©rangions jamais dans son travail. Elle Ă©tait une scientifique passionnĂ©e, qui jouait merveilleusement du piano. ExtrĂȘmement Ă©rudite, ma mĂšre faisait vivre, au cĆur de notre famille, sa fascination pour les sciences et son amour des arts, de la musique et de la littĂ©rature.
La campagne nous entourait, vaste et rocailleuse. Les mĂ©tropoles californiennes de San Francisco, au nord, et de Los Angeles, au sud, se trouvaient chacune Ă deux cents milles de Morro Bay et Ă©taient donc, dans les annĂ©es 1950, quasiment inaccessibles pour nous, les enfants. Nous nous y rendions si rarement quâil sâagissait chaque fois dâune escapade tout Ă fait extraordinaire. Nous vivions Ă lâextrĂȘme limite des Ătats-Unis, lĂ oĂč la cĂŽte escarpĂ©e se jette dans lâocĂ©an, oĂč le paysage rocailleux alterne avec de longues plages sur lesquelles dĂ©ferlent dâimmenses vagues les jours de tempĂȘte. Petits, mes sĆurs, mon frĂšre et moi nâallions que rarement au bord de lâocĂ©an, qui sâĂ©tendait pourtant devant notre porte. Notre vie se dĂ©roulait essentiellement dans les deux microcosmes que formaient la maison et lâĂ©cole.
Le sérieux de la mÚre
Ma mĂšre me mit au piano Ă lâĂąge de quatre ans. Elle le fit avec cette certitude qui Ă©tait la sienne lorsquâelle lisait avec nous des livres ou nous emmenait Ă lâĂ©glise, le dimanche, sans le moindre doute sur le fait quâil nous fallait supporter avec patience mĂȘme les prĂȘches les plus ennuyeux. Nous avons chacun commencĂ© notre apprentissage avec elle au mĂȘme Ăąge. La question de savoir si nous le dĂ©sirions ne fut jamais posĂ©e ; et nous, enfants, ne nous la sommes pas plus posĂ©e. Nous faisions les exercices quâelle nous enseignait. Nous apprenions Ă lire les notes et Ă Ă©couter â Ă nous Ă©couter nous-mĂȘmes et Ă Ă©couter les autres. Nous intĂ©riorisions la diffĂ©rence entre le bruit, le pianotage et la vraie musique.
La musique Ă©tait une activitĂ© sĂ©rieuse, elle revĂȘtait de lâimportance pour ma mĂšre. Plus quâun simple jeu, elle Ă©tait aussi essentielle que la lecture, lâĂ©criture ou le calcul. Sây exercer faisait partie de notre quotidien dâenfants, tel un fait indiscutable que nous ne remettions jamais en question. Peut-ĂȘtre parce que lâintention de ma mĂšre ne fut jamais de nous Ă©duquer dĂšs lâĂąge de quatre ans comme des enfants prodiges ou, plus tard, de faire de nous des artistes. Pour elle, la musique faisait partie de lâĂ©ducation de ses enfants ; elle appartenait de maniĂšre naturelle Ă toute formation humaniste et, dĂšs lors, Ă notre quotidien. Elle nâa jamais Ă©tĂ© un moyen de parvenir Ă une quelconque fin.
Je ne voudrais pas prĂ©tendre que nous Ă©tions, nous autres enfants, dĂ©mesurĂ©ment motivĂ©s par nos exercices quotidiens au piano. Si nous avons Ă©tudiĂ© avec plaisir ? Ce ne fut pas mon cas. Je ne mây suis pas non plus opposĂ© ; quand quelquâun exige de vous, avec une calme certitude, ce dont il offre lâexemple au quotidien, une certaine docilitĂ© sâinstalle naturellement. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce ce quâon appellerait aujourdâhui de la violence douce, lorsque, face Ă certaines questions, on dĂ©cide Ă la place des enfants plutĂŽt que de leur donner le choix. La musique nâĂ©tait pas un choix, elle faisait simplement partie intĂ©grante de notre vie. Lorsque jây songe, je nous trouve, mes sĆurs, mon frĂšre et moi, Ă©tonnamment dociles en comparaison dâautres enfants dâalors.
Mes parents Ă©taient un peu insolites dans ce contexte rural. Cela ne tenait pas uniquement Ă la prĂ©dilection de ma mĂšre pour les arts ; la vocation vĂ©ritable de mon pĂšre occupait Ă©galement une place importante dans notre vie familiale. Des esquisses, des plans, des maquettes dâarchitecte se trouvaient partout dans notre maison. Lorsque nous fĂ»mes un peu plus grands, il nous a emmenĂ©s de plus en plus souvent sur ses chantiers. Il nous expliquait la construction des bĂątiments et ne laissait aucun doute sur le fait quâil entendait lâarchitecture comme un art reflĂ©tant son Ă©poque sur le plan esthĂ©tique, façonnant son temps et, dans le meilleur des cas, le dĂ©passant.
Ma sĆur, ma cadette de trois ans, et moi jouions surtout du piano. Mon frĂšre, lui, a assez tĂŽt exprimĂ© une prĂ©fĂ©rence pour les cuivres et a appris Ă jouer du trombone. Ma sĆur la plus jeune jouait de lâalto. Aucun de nous nâa jamais pensĂ© Ă cesser de jouer dâun instrument. Cela ne nous serait simplement pas venu Ă lâesprit, dâautant que notre quotidien ne nous offrait que peu de distractions. Nous vivions Ă lâĂ©cart et ne faisions donc pas partie dâĂ©quipes sportives ; nous allions simplement de temps Ă autre Ă la plage, oĂč nous essayions dâapprendre Ă surfer en imitant les grands. Au milieu des annĂ©es 1950, mes parents ont achetĂ© une tĂ©lĂ©vision. Mais il nây avait pas grand-chose Ă regarder : la qualitĂ© de la rĂ©ception Ă Morro Bay, avec les montagnes Ă lâest et lâeau Ă lâouest, est restĂ©e mĂ©diocre pendant des annĂ©es. La tĂ©lĂ©vision intĂ©ressait mon pĂšre en raison du bulletin mĂ©tĂ©orologique quotidien, indispensable pour son travail aux champs ; les prĂ©visions lui permettaient une meilleure planification. Pourtant, le plus souvent, il sâen remettait Ă la radio.
La musique classique a certes jouĂ© trĂšs tĂŽt un grand rĂŽle au sein de notre famille. Cela tenait simplement Ă lâamour que ma mĂšre portait Ă la musique. Ă cela prĂšs, nous ne nous distinguions guĂšre de nos voisins ou des autres membres de notre communautĂ© dans lâAmĂ©rique relativement traditionnelle des annĂ©es 1950 et 1960, oĂč la messe, les visites familiales, les rencontres entre amis rythmaient le quotidien, tout autant que lâĂ©cole et, parfois, en fin de semaine, la plage, voire la montagne.
On entend les histoires les plus folles sur lâenfance des artistes â Ă maints Ă©gards malheureuse selon les reprĂ©sentations modernes. Elle ressemble Ă celle des sportifs de haut niveau. Ici, le pĂšre, sĂ©vĂšre, exige de son fils un engagement sans faille, de longues heures dâentraĂźnement et dâĂ©tude, jour aprĂšs jour, sans aucun Ă©gard pour les consĂ©quences physiques et psychologiques de pareille torture. De tels exemples sont nombreux dans le domaine de la musique classique. LĂ , câest la mĂšre qui, inflexible sous prĂ©texte quâun de ses enfants a montrĂ© un certain talent ou tout du moins un certain intĂ©rĂȘt pour la musique, veut absolument en faire un soliste. Quand il sâagit de leurs enfants, lâimagination des parents sâenflamme facilement. DĂšs lors, tout sâenchaĂźne : une reprĂ©sentation entraĂźne la suivante, les enfants sont envoyĂ©s Ă des concours, sont prĂ©sentĂ©s Ă des musiciens et Ă des professeurs de renom. Ce phĂ©nomĂšne nâest pas propre Ă notre Ă©poque, il existe depuis des siĂšcles.
Enfant, Wolfgang Amadeus Mozart suivit les leçons de son pĂšre, chaque jour, de longues heures durant. Il fut prĂ©sentĂ©, exhibĂ© au monde entier au cours de longs voyages, et ce, jusquâaux limites de lâĂ©puisement. Il en fut de mĂȘme pour le jeune Ludwig van Beethoven que son pĂšre, farouchement ambitieux, serait allĂ© jusquâĂ faire passer pour plus jeune quâil nâĂ©tait, afin que lâenfant prodige brillĂąt plus encore au piano. On ne parle pas volontiers des souffrances des enfants prodiges, dont tĂ©moignent pourtant bien des autobiographies. Le perfectionnisme peut ravager en peu de temps lâinsouciance de lâenfance. La jeunesse de certaines stars de la musique classique ou du sport, dâhier ou dâaujourdâhui, fut loin dâĂȘtre idyllique. Toutefois, Ă Morro Bay, nous vivions dans un monde diffĂ©rent, qui, avec le recul, me semble parfois presque irrĂ©el.
Le miracle de Morro Bay
Ce fut lâarrivĂ©e dâun pĂ©dagogue au talent exceptionnel qui marqua le dĂ©but du miracle musical de notre village de pĂȘcheurs. Wachtang Korisheli, celui que nous tous, ses Ă©lĂšves, appelions et appelons aujourdâhui encore avec affection et admiration « professeur Korisheli », Ă©tait gĂ©orgien de naissance. Dans mon souvenir, il surgit de nulle part au volant dâune petite Volkswagen pĂ©taradante. Il fut soudain simplement lĂ et commença Ă mĂ©tamorphoser notre Ă©cole primaire en une sorte de laboratoire musical. CâĂ©tait en 1957, jâavais Ă peine six ans.
Korisheli, Ă trente-six ans, avait dĂ©jĂ derriĂšre lui une vie plus que mouvementĂ©e. Il Ă©tait originaire de Tbilissi, oĂč il Ă©tait nĂ© en 1921 â lâannĂ©e de lâannexion militaire de la GĂ©orgie par lâUnion soviĂ©tique. Ses parents Ă©taient acteurs. Son pĂšre Ă©tait rapidement devenu une personnalitĂ© phare de la scĂšne thĂ©Ăątrale. Connu dans toute lâURSS, il avait attirĂ© lâattention de Staline, en lâhonneur duquel il donna mĂȘme une reprĂ©sentation Ă Moscou. LâĂ©tat de grĂące ne dura pas : il fut bientĂŽt dĂ©clarĂ© opposant gĂ©orgien Ă la suprĂ©matie soviĂ©tique et ennemi de lâĂtat ; arrĂȘtĂ© par le KGB, il fut internĂ© et exĂ©cutĂ© en 1936. Son fils, Wachtang, avait alors quinze ans. Il avait rencontrĂ© Staline du temps oĂč son pĂšre avait encore la faveur du dictateur. Staline Ă©tait allĂ© jusquâĂ mettre son bras autour des Ă©paules du petit Wachtang et avait Ă©changĂ© quelques mots avec lui. Le fils et sa mĂšre eurent Ă peine vingt minutes avant lâexĂ©cution du pĂšre pour lui faire leurs adieux Ă travers les barreaux de sa cellule.
En URSS, lâenfant dâun ennemi de lâĂtat nâavait aucun avenir. Il lui Ă©tait simplement impossible de songer Ă une carriĂšre de musicien. Staline s...