De l'avantage d'être né
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De l'avantage d'être né

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De l'avantage d'être né

About this book

«J'ai entrepris un inventaire systématique de ma vie publique. De l'avantage d'être né décrit de façon chronologique, à partir de mes livres et de mes films, rassemblés par ordre de parution sur une étagère de ma bibliothèque, naissance, éducation, formation, publication, travail, activités littéraires ou cinématographiques et sociales. Le parcours d'un intellectuel de la Révolution tranquille: c'est mon acte de contrition.»Voilà comment Jacques Godbout présente De l'avantage d'être né, où ce témoin-acteur de l'évolution du Québec retrace son parcours d'homme et d'artiste d'hier à aujourd'hui.Nous y lisons le récit d'une enfance et d'une éducation à l'enseigne du Québec traditionnel, où l'Église occupe une place prépondérante. Issu d'une famille libérale, le jeune Godbout trouve très vite le moyen d'échapper à cette société étouffante. Dès le début de la vingtaine, il séjourne en Éthiopie, où il a été invité comme enseignant. À son retour, c'est un Québec qui s'est déjà mis en marche qui l'accueille. Il emboîte le pas et se retrouve à l'avant-garde. Il évoque pour nous la fondation du Mouvement laïque québécois, celle de la revue Liberté ou encore la mise en place de la section française de l'ONF et la création de l'Union des écrivains québécois.Il raconte aussi ses travaux de romancier, d'essayiste, de cinéaste. Nous voyons ainsi s'élaborer une oeuvre en perpétuel dialogue avec l'actualité, où la fiction sert de révélateur au cheminement d'une société.Tout aussi à l'aise dans les milieux politiques que dans les milieux littéraires, fasciné autant par la révolution culturelle et sociale qui s'opère aux États-Unis que par une France qui redécouvre le Québec dans un malentendu permanent, Jacques Godbout, figure emblématique de la modernité québécoise, nous livre ici un témoignage marquant.

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De l’avantage du bon moment
1958
Perdu dans son immense géographie, le Canada doit son salut aux techniques des communications. Le chemin de fer est la colonne vertébrale de sa Confédération ; la radio publique renforce sa conscience d’exister ; l’avion lui simplifie la vie ; la télévision lui offre son premier miroir. Les ingénieurs ont construit un réseau d’antennes, des gens de théâtre et de parole ont pris en charge les studios et diffusent en direct, au petit écran, les balbutiements d’une télévision publique préoccupée de culture. Comme il n’y a qu’un seul diffuseur, Radio-Canada, une pièce de Camus par exemple, présentée en soirée, est vue et commentée le lendemain au bureau, à l’usine et dans les collèges. Le téléviseur pourrait sortir le Québec de sa léthargie, nous ne sommes plus coupés du monde. Je suis revenu à Montréal au bon moment.
Réalisateur à la radio, Jean-Guy Pilon, qui a terminé des études de droit, possède un sens de l’organisation incomparable. Associé à Gaston Miron aux Éditions de l’Hexagone (qui nous sert temporairement de couverture), Pilon prend l’initiative de réunir quelques poètes, écrivains et intellectuels pour mettre sur pied un projet de revue culturelle dont le titre sera, après des heures de palabres, Liberté. Éluard a magnifié ce mot qui s’impose comme une aspiration, on étouffe dans le Québec de l’Union nationale rurale. La génération qui nous précède publie un organe politique, Cité Libre, et à l’occasion des œuvres de création dans les Écrits du Canada français, mais nos aînés ne sont guère portés sur la poésie ou sur les arts, ils ont été formés, pour la plupart, dans les mouvements de jeunesse catholique ou à l’ombre des clochers. De réunion en réunion, nous débattons du contenu éventuel de Liberté. Qu’est-ce qu’une revue culturelle ? Il y aura des articles de fond, des chroniques, des poèmes, nous n’avons pas de programme politique. André Belleau, qui ne manque pas d’ambition, croit qu’on pourrait même trouver des collaborateurs au Canada anglais, il souhaite qu’on publie une revue d’envergure et va jusqu’à citer des intellectuels de sa connaissance à Vancouver. Nous ne nous contentons pas de discuter du projet de revue, nous testons des idées, explorons des thèmes, les discussions explosent.
De tous les collaborateurs, André Belleau m’apparaît comme le plus attachant, il se sait trop gros, mange néanmoins comme un ogre, rit et chante à l’occasion des poèmes anciens a cappella, nous devenons rapidement complices. C’est ainsi que Belleau et moi entreprenons d’écrire en collaboration douze émissions de radio nourries de chansons françaises contemporaines entrecoupées de textes de fiction : La rue s’allume, que réalise Jean-Guy Pilon. Les vedettes de la chanson française occupent naturellement les ondes de la radio et de la télévision, nous avons un rapport intime avec ces ritournelles. Bercés dans l’enfance par le folklore normand ou breton, le passage aux paroles chantées par Montand, Piaf, Brassens ou Ferré nous convient parfaitement. Ce travail, pour moi, est un retour à l’antenne depuis le prix des Nouveautés dramatiques de 1954. La radio me permet de ne pas quitter l’écriture et d’ajouter quelques cachets à mon salaire. Le FM parlé est littéraire, c’est plus stimulant comme média que la publicité chez MacLaren Advertising, rue Sherbrooke. Je n’en rédige pas moins très consciencieusement les textes de promotion des farines Five Roses sous forme de dialogues entre deux comédiens qui les débitent à l’heure du déjeuner. Raymond Queneau m’envierait !
Les réunions de préparation de la revue s’éternisent, mais Liberté devient un lieu d’amitiés et un tremplin inattendu. Autour d’une pizza de minuit, arrosée de vin et de bière, Belleau nous apprend que l’Office national du film du Canada (ONF), où il travaille aux ressources humaines, cherche un traducteur pour réaliser les versions françaises de films tournés en anglais. Est-ce que cet emploi intéresse l’un de nous ? Honnêtement, j’ignore tout de l’ONF, l’institution a déménagé d’Ottawa à Montréal alors que je séjournais en Afrique. Je ne connais qu’un réalisateur, Louis Portugais, voisin de mes parents. Le journaliste Gilles Hénault, de dix ans mon aîné, le libraire Fernand Ouellette, poète et boxeur poids plume, Michel van Schendel, versificateur marxiste, et Yves Préfontaine, l’homme aux mille douleurs, semblent tous tentés par la proposition. L’ONF, situé Côte-de-Liesse le long d’une route de campagne dans un édifice construit en plein champ, n’a rien de très attirant : la rue Sherbrooke où je boulotte fait plus civilisé. Je participerai au jeu, mais avec réticence, nous serons quelques collaborateurs de Liberté à solliciter l’emploi en question. En entrevue, je prétends connaître la technique cinématographique puisque je scénarise chez MacLaren des textes pour la télévision, mais c’est du bluff. Carton-pâte publié chez Seghers impressionne le patron Jacques Bobet, qui est français, ma connaissance de l’anglais aussi, merci maman. Pierre Juneau, de la haute direction, qui rentre d’un séjour à Londres, aime bien l’idée que j’aie parcouru le vaste monde. Je suis certainement le seul candidat qui ne tienne pas à remporter la mise, c’est donc moi qu’on choisit. Avant d’accepter cette offre d’emploi, je me rends au Cinéma de Paris, rue Sainte-Catherine, où joue en complément de programme un court métrage du service des versions, Capitale de l’or. C’est le coup de foudre pour ce documentaire éblouissant sur Dawson City dont la narration lue par Robert Gadouas, un récit nostalgique de Pierre Berton traduit avec talent par Gilbert Choquette, accompagne avec justesse les photographies d’époque en noir et blanc. Ce film dépasse de mille coudées nos publicités commerciales.
Rentrant à la maison, je tente de faire partager à Ghislaine mon enthousiasme pour ce nouveau travail. D’accord, me dit-elle, un peu inquiète tout de même de me voir quitter l’agence MacLaren après à peine dix mois de présence, mais surtout, elle m’encourage à solliciter une augmentation de salaire, le deuxième enfant est en route. Je fais mes adieux à D’Allemagne, que nous reverrons en ami, et accepte le contrat de l’ONF, avec mille dollars en prime. Le service des versions où je me rends tous les matins est situé au sous-sol de l’édifice, du côté est. Bobet gère le travail depuis un coin vitré qui donne sur la salle de rédaction ; au fond, deux cubicules de montage sont équipés de Moviola. Le premier film que je dois adapter en français est un documentaire intitulé Marée au Ghana, mon séjour en Éthiopie doit y être pour quelque chose. Le texte anglais ne pose pas problème, la manipulation des appareils par contre, que j’avais prétendu connaître, c’est autre chose. Je dois travailler très tard le soir pour monter la bande sonore du commentaire et retrouver la synchro ; il suffit pourtant de placer en parallèle des numéros de bord imprimés sur la pellicule du son et sur celle de l’image, mais je l’ignore. J’ai crâné, je paye.
L’Office national du film est totalement dominé par le National Film Board, fondé à Ottawa par l’Écossais John Grierson à la veille de la Seconde Guerre mondiale. L’institution a surtout recruté ses employés dans le bassin de la capitale canadienne. La bonne réputation de l’ONF-NFB tient à deux facteurs : ses films d’animation qui obtiennent des prix dans tous les festivals, Norman McLaren étant une vedette internationale, et la distribution gratuite dans le monde entier de documentaires sur le Canada, sa population, ses vastes espaces, son industrie. L’ONF-NFB est quasi une télévision avant la télévision. Dans les faits, différentes factions s’y font une guerre de style larvée. Certains tâcherons produisent des documentaires soporifiques sur la culture du blé ou sur la pêche à la truite, d’autres réalisateurs participent au mouvement cinématographique du Candid Eye, né en Angleterre. Ces cinéastes, les Roman Kroitor ou Colin Low, travaillent en équipe tout à côté de mon bureau sous la direction de Tom Daly, un producteur d’une gentillesse exquise. Ils filment au plus proche des gens dans l’exercice de leur métier, passant d’un chanteur populaire comme Paul Anka à des moissonneurs, consacrant des efforts inouïs au montage. Le résultat est séduisant. Souvent, j’adapte leurs films en français, c’est une bonne école, mais j’aimerais fréquenter les cinéastes francophones plus individualistes, par exemple Fernand Dansereau, journaliste devenu scénariste, le réalisateur Bernard Devlin, qui travaille avec Félix Leclerc, Léonard Forest, de l’Acadie, ou Louis Portugais, qui tourne des dramatiques inspirées de la Seconde Guerre. Gilles Groulx et Raymond Garceau filment des mineurs et des paysans canadiens-français pendant que je m’échine à des adaptations et que j’enregistre les commentaires dans des studios insonorisés coupés du monde. Un jour, je vois avec envie Marcel Carrière, Michel Brault et Claude Jutra partir en tournage pour faire un documentaire sur des lutteurs professionnels qui s’affrontent au Forum. Tout en rigolant comme des collégiens, ils se chamaillent à propos d’éclairage, d’esthétique, de lentilles. Le comble : Hubert Aquin réalise un long métrage documentaire sur le sport avec la participation de Roland Barthes et cela se passe sous mon nez, dans la vraie vie ! Tous ces gens ignorent qu’ils sont des pionniers, ils œuvrent au premier étage, je travaille au sous-sol. Comment prendre l’ascenseur ?
Entre-temps, Gilles Constantineau, qui tient à participer à une rencontre de poètes, me convainc de l’y accompagner un week-end. Il y a eu semblable rencontre, me dit-il, l’année précédente à Montmorency, près de Québec, mais j’étais en Haïti. Je viens de publier à compte d’auteur un recueil de poèmes, Les Pavés secs, chez Beauchemin, dont le directeur Guy Boulizon exploite la vanité proverbiale des jeunes écrivains. Qu’importe, il suffit de faire parvenir à Jean Bruchési, secrétaire de la province, un exemplaire dédicacé pour recevoir un chèque qui couvre les frais d’impression. Si Duplessis se moque des poètes, il les entretient en sous-main. Ce petit livre me servant de carte de visite, je participe au colloque automnal des poètes à Sainte-Adèle, P.Q. Nous sommes une cinquantaine d’auteurs, les discussions sont stimulantes et les propositions diverses s’accumulent, je fais la connaissance des frères Fournier, Claude et Guy, jumeaux identiques qui profitent de leur ressemblance pour tromper et échanger des filles, de Jacques Languirand, qui s’amène en Jaguar, des sœurs Bujold, venues de leur lointaine Gaspésie, et de Frank Scott, qui s’est déplacé avec quelques poètes montréalais de langue anglaise, dont Doug Jones. Mes camarades de Liberté, Jean-Guy Pilon, Fernand Ouellette et Yves Préfontaine, sont de la rencontre. Le samedi soir, Gaston Miron au tableau noir, une craie à la main comme René Lévesque à la télévision, esquisse l’avenir du Québec, nous invitant à créer un pays, et Gilles Vigneault entonne en amateur quelques-unes de ses magnifiques chansons. Admettons par ailleurs que si les poètes chantent la révolution, nous sommes loin des barricades ! Maurice Le Noblet Duplessis règne toujours et l’Église catholique exerce sa pleine autorité sur la société. En novembre, j’aurai vingt-cinq ans, je me sens comme une bille de nickel propulsée sur le labyrinthe lumineux d’un billard électrique, je ne contrôle rien, ce sont les butoirs qui m’orientent. Ainsi va la vie ! J’apprends que le cinquième volume des Écrits du Canada français contiendra des textes de Marie-Claire Blais, d’Hubert Aquin, et un de mes poèmes en prose. Tout se passe comme si les aînés nous invitaient à un bal des débutantes.
1959
Le révolutionnaire Fidel Castro, ancien élève des jésuites, a triomphalement défilé à La Havane le 1er janvier. À un journaliste qui lui demandait comment il avait réussi son putsch alors que tant d’autres avaient échoué, Fidel a répondu qu’il était arrivé au bon moment. On entend des intellectuels montréalais espérer réaliser au Québec un « Cuba du Nord » ! Comment imaginer que Washington accepterait d’être soudain pris en sandwich entre deux utopies ? Les socialistes ne comprennent rien à la géographie.
Gauche, droite, il y a des effluves politiques dans l’air. Le premier numéro de Liberté 59 est à peine paru que l’équipe se scinde en deux à propos de la grève des réalisateurs de Radio-Canada. Cette grève devient symboliquement importante, l’idée d’un syndicat de cadres répugne au gouvernement de Sa Majesté, le journaliste René Lévesque, bousculé sur le boulevard Dorchester par des policiers à cheval, se découvre une fibre de militant. Michel van Schendel prend la tête de ceux qui veulent faire de Liberté 59 une revue d’action sociale et politique. C’est son héritage européen. Michel habite avec la journaliste Adèle Lauzon un appartement derrière chez nous, je l’invite à venir discuter à la maison. C’est un idéaliste, les mots sont des balles de fusil, lance-t-il, il faut travailler à changer la société, les échéances chez l’imprimeur lui importent peu. Pilon, de son côté, tient à sa revue culturelle et littéraire, à une régularité de parution ; fils de cultivateur, respectueux des protocoles, de tendance conservatrice, c’est un homme concret. De plus, réalisateur à la radio, il ne peut pas s’en prendre à son employeur, alors que Michel est un auteur pigiste de la télé. Chacun défend à la fois ses intérêts et ses principes. En fin de compte, je me rallie aux littéraires, je reste à Liberté, laissant les activistes s’activer. Au printemps, dans le deuxième numéro de Liberté 59, les noms de Michel van Schendel, Gilles Carle, Gilles Hénault, Paul-Marie Lapointe et Lucien Véronneau n’apparaissent plus parmi les membres de la rédaction. Dans les rues de Montréal, des milliers de citoyens, qui ne prendront jamais les armes pour renverser Duplessis, ovationnent Castro avant d’aller passer l’hiver sur les plages floridiennes.
Et notre vie familiale ? L’appartement de la rue Lacombe est cher et petit, deux chambres, une cuisine lilliputienne. Nous aurions pu trouver mieux, mais en nous éloignant du quartier Côte-des-Neiges, où habitent mes parents. Ghislaine choisit de demeurer à la maison et de prendre soin d’Alain, qui aura bientôt quatre ans. Lors d’une nuit froide de janvier, le 8 pour être précis, après m’être procuré deux paquets de Gauloises par peur d’en manquer, nous nous rendons à l’hôpital Sainte-Jeanne-d’Arc. Quelques heures plus tard, Ghislaine donne naissance à une magnifique fille que nous nommons Sylvie. Le travail a été cette fois-ci plus aisé qu’en Abyssinie, d’ailleurs cette naissance est quasi une histoire familiale : Jean, le jeune frère de Ghislaine, médecin résident de garde ce soir-là, nous retrouve dans la salle d’accouchement. Son frère aîné, Henri, nouvel émigré au Canada, vient de nous remettre les deux cents dollars que nous lui avions prêtés et dont nous avions le plus grand besoin pour régler les frais d’hospitalisation. Nous ne sommes pas riches, j’administre le budget familial en amateur, répartissant dans des enveloppes les frais mensuels, nourriture, loyer, vêtements, sorties et le reste. Je me suis procuré un cahier de comptabilité, mais je n’y entends rien. S’il m’arrive de tricher et de glisser quelques dollars d’une enveloppe à l’autre, c’est que les dépenses ne sont jamais prévisibles. Mais je m’y retrouve ! Le mois suivant, je corrige et redistribue les sous différemment ; malheureusement, à chaque fin de mois, toutes les enveloppes sont vides à nouveau.
Ghislaine gère le quotidien, mais sans fioritures, le salaire de l’ONF ne permet qu’un train de vie frugal. Elle s’ennuie un peu à surveiller Alain, qui joue dans la cour avec une bicyclette dont il a vite retiré les roues d’appui ; Sylvie gazouille à ses côtés dans un landau bleu. Nous allons le dimanche soir dîner chez mes parents tout près. Le 7 septembre, mon père commente abondamment le décès à Schefferville de Maurice Duplessis, j’apprends que l’homme honni était né en 1890. Peut-on espérer un jour entrer dans le xxe siècle ? Paul Sauvé le remplace. « Désormais… », déclare-t-il. Désormais ? Il y a tant à faire !
Un cadeau automnal vient nous surprendre : Pilon, ne pouvant accepter une invitation à un colloque de poésie à Knokke-le-Zoute, en Belgique, toutes dépenses payées, m’offre à brûle-pourpoint de le remplacer. Ghislaine veut bien retourner en Europe, cette fois-ci en avion, le ciel commercial canadien vient de s’ouvrir. L’ONF m’accorde un congé culturel. Nous confions en toute sérénité les rejetons à ma mère, les deux enfants l’adorent, elle le leur rend bien. Vent, pluie et poésie de langue française nous attendent sur les rives de la mer du Nord. Les séances se tiennent dans un casino des années trente décoré par Magritte, un peintre qui me met en joie. Nous logeons dans un petit hôtel chaleureux face à une plage de galets, la cuisine est évidemment magnifique. Les journées sont studieuses, mais le soir, les alcools permettent de se faire des amis parmi les vieux poètes qui s’étonnent de mon âge ; j’ai beau objecter que j’ai tout de même vingt-cinq ans, c’est toujours : « Ah ! la jeune Amérique ! » Nous côtoyons en couple les vieux Jean Follain, Eugène Guillevic ou Maurice Carême, dont nous rapporterons à nos rejetons un recueil dédicacé de poèmes pour enfants. Luc Bérimo...

Table of contents

  1. Page couverture
  2. Les Éditions du Boréal
  3. Faux-titre
  4. Du même auteur
  5. Titre
  6. Crédits
  7. Avant-propos
  8. Exergues
  9. De l’avantage d’être né
  10. De l’avantage du bon moment
  11. De l’avantage des premiers arrivés
  12. De l’avantage de vécrire
  13. De l’avantage d’être nord-américain
  14. De l’avantage d’être de souche française
  15. De l’avantage des octogénaires
  16. Filmographie
  17. Crédits et remerciements
  18. Fin
  19. Quatrième de couverture