Le tour du jardin
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Le tour du jardin

Entretiens avec Mathieu Bock-CÎté sur les livres, la politique, la culture, la religion, le Québec et la saisine

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Le tour du jardin

Entretiens avec Mathieu Bock-CÎté sur les livres, la politique, la culture, la religion, le Québec et la saisine

About this book

Jacques Godbout, s'entretenant avec le sociologue Mathieu Bock-CĂŽtĂ©, raconte avec sincĂ©ritĂ© et humour son parcours d'Ă©crivain et de cinĂ©aste. Conservant la distance que procurent Ă  la fois l'intelligence et le refus absolu de se laisser enfermer dans quelque idĂ©ologie, il Ă©voque les personnes qu'il a frĂ©quentĂ©es et les moments dont il a Ă©tĂ© le tĂ©moin privilĂ©giĂ©. C'est l'occasion de dĂ©couvrir le portrait d'un ĂȘtre rare, un intellectuel quĂ©bĂ©cois qui a tenu, pendant soixante ans de vie publique, Ă  assumer son rĂŽle dans la citĂ©, celui d'Ă©veilleur de consciences et de passeur entre les gĂ©nĂ©rations.« En relisant ces entretiens, j'ai bien vu de quelle maniĂšre je m'adressais Ă  Jacques Godbout. Non pas comme Ă  un vieux sage, Ă  qui on demanderait patiemment je ne sais quelle leçon de vie. Non plus qu'Ă  un homme compartimentĂ© selon ses talents, Ă©crivain et cinĂ©aste, journaliste et poĂšte Ă  qui je demanderais finalement de m'expliquer le mĂ©canisme de la crĂ©ation artistique. Non, je lui ai parlĂ© comme Ă  un interlocuteur intellectuel de premier plan, comme Ă  l'un des observateurs les plus brillants du QuĂ©bec. Je l'ai invitĂ© Ă  revenir sur les grands thĂšmes qui ont traversĂ© sa vie et, finalement, sur une vie absolument passionnante. Je dirais bien qu'elle fut exemplaire, mais il me gronderait. Je dirai alors de sa vie qu'elle est inspirante. « Le tour du jardin » reprĂ©sente peut-ĂȘtre, du moins je l'espĂšre, une porte d'entrĂ©e dans une Ɠuvre qu'il vaut la peine de dĂ©couvrir, ou de redĂ©couvrir. Je vous parle d'une Ɠuvre que les moins de vingt ans devraient connaĂźtre. » M. B.-C.

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Information

Le Québec, encore et toujours

Lorsqu’un peuple change de langue, ceux de ses citoyens qui les premiers accomplissent cette transformation, sont semblables à des hommes qui retombent dans l’enfance.
JOHANN GOTTLIEB FICHTE
M. B.-C. Vous avez souvent dit que les QuĂ©bĂ©cois entretenaient un rapport particulier Ă  la langue. Officiellement, nous y tenons. Et je crois qu’effectivement nous y tenons. Mais nous la maĂźtrisons trĂšs imparfaitement. Les mots ne viennent jamais pour nommer les choses. Nous nous rĂ©fugions aisĂ©ment dans quelques mots clĂ©s Ă  la mode qui masquent bien mal l’absence de pensĂ©e. En quoi l’inculture, ou les limites de notre maĂźtrise du français, contribuent-elles Ă  une certaine impuissance culturelle quĂ©bĂ©coise ? Et peut-ĂȘtre mĂȘme Ă  une certaine impuissance politique ?
J. G. Nous n’avons pas, au QuĂ©bec, de problĂšmes de langue, mais un problĂšme de langage. La façon que nous avons d’utiliser la langue rĂ©vĂšle notre esprit. Notre langage devrait nous permettre de communiquer avec les francophones du monde, mais nous restons dĂ©sespĂ©rĂ©ment attachĂ©s Ă  notre idiome. RenĂ© LĂ©vesque s’était convaincu de promulguer la loi 101, outre d’interdire l’école anglaise aux francophones, il espĂ©rait Ă©liminer le « joual » et non pas l’anglais ! C’était l’époque oĂč RenĂ© Lecavalier, journaliste du sport, donnait de la noblesse aux soirĂ©es du hockey.
Robert Bourassa a par la suite proclamĂ©, faut-il le rappeler, le français langue officielle, Ă©tait-ce vraiment la peine ? Aujourd’hui une langue familiĂšre (souvent vulgaire) se retrouve sur toutes les scĂšnes, c’est la langue pratiquĂ©e par plusieurs humoristes, des artistes de variĂ©tĂ©s, des comĂ©diens de feuilletons tĂ©lĂ©visĂ©s, de nombreux enseignants et mĂȘme parfois c’est aussi celle des Ă©changes entre journalistes et universitaires. À propos de journalistes, prĂȘtez l’oreille Ă  ceux de la radio qui s’amĂšnent souvent au micro avec une coupure de journal, du New York Times ou du Globe & Mail, dont ils veulent nous transmettre la substantifique moelle. Ils parlent alors un Ă©trange charabia qui sent ce que Gaston Miron nommait le « traduidu ».
On entend de moins en moins un langage relevĂ©, savant ou tout bonnement respectueux des rĂšgles. Desquelles, du, dont, et le reste ont disparu. S’est ajoutĂ© le « çala » pour faire court. Qu’un journaliste Ă  la radio rĂ©pĂšte « il est pas capable » plutĂŽt qu’« il est incapable » me hĂ©risse, il existe des mots et des locutions pour tout dire ! Nous nous privons des nuances que permet une langue qui a accumulĂ© une richesse lexicale depuis mille ans ! MontrĂ©al est une ville menacĂ©e par la pauvretĂ© du français beaucoup plus que par la langue anglaise. Chaque fois que Gaston Miron rentrait d’Europe il se dĂ©sespĂ©rait de notre lexique famĂ©lique : « Porte, portiĂšre, portillon, portail, huis, disait-il, c’est fou ce qu’on peut ouvrir quand on a les mots pour le dire ! »
Les petits enfants Ă  qui les parents lisent des histoires illustrĂ©es apprennent un vocabulaire prĂ©cis, ils parlent Ă  trois ans « comme des livres », mais ils appartiennent Ă  une classe privilĂ©giĂ©e. C’est Ă  l’école que cela se gĂąte, car on tient pour acquis que la majoritĂ© des Ă©lĂšves quĂ©bĂ©cois d’origine canadienne-française parlent français. Ce n’est pas tout Ă  fait juste. Certains utilisent en arrivant en classe une langue qui n’est ni grammaticalement ni syntaxiquement française, ils ignorent les accords, disposent d’un vocabulaire simpliste. Les enfants Ă  qui on n’a pas lu de contes dans leur petite enfance auraient besoin d’un cours intensif de français langue seconde. Évidemment personne ne va proposer pareille insulte Ă  la nation, alors les QuĂ©bĂ©cois grandissent et vieillissent avec leurs approximations, bercĂ©s par le langage audiovisuel de leurs semblables.
Tous les croisĂ©s de la loi 101 devraient d’abord proposer aux QuĂ©bĂ©cois de parler notre langue officielle, mais le sujet est sensible, allez dire Ă  un QuĂ©bĂ©cois de soigner son langage ! Il vous rĂ©pondra que son langage n’est pas malade et se rĂ©jouira d’entendre un immigrĂ© emprunter son accent, se contentant des cinq cents mots de la langue familiĂšre. Au fond, ce rapport folklorique Ă  la langue française de l’Ancien RĂ©gime est une autre manifestation d’un repli sur soi qui, paradoxalement, prĂ©tend ĂȘtre une affirmation identitaire. S’affirmer, c’est s’imposer au monde et non pas coucouner derriĂšre ses frontiĂšres linguistiques.
M. B.-C. Vous parlez de notre rapport folklorique au langage. Vous dites que, davantage qu’un problĂšme de langue, nous avons un problĂšme de langage. Je poursuis cette rĂ©flexion avant de la transformer en question. On le voit de plus en plus Ă  MontrĂ©al : les jeunes gĂ©nĂ©rations « parlent le bilingue ». C’est-Ă -dire qu’ils parlent français et anglais dans la mĂȘme phrase. Une Ă©trange gĂ©nĂ©ration s’impose Ă  MontrĂ©al : elle n’est plus quĂ©bĂ©coise, sans ĂȘtre devenue amĂ©ricaine. Elle est canadienne de 1982. Elle est « montrĂ©aliste ». Percevez-vous aussi cette Ă©trange mutation du français en anglais, et de l’anglais en français, et y voyez-vous aussi l’apparition, dans la mĂ©tropole du QuĂ©bec, d’un nouveau peuple qui fait sĂ©cession culturellement du vieux peuple historique quĂ©bĂ©cois ? Quel monde cherche-t-on Ă  nommer lorsqu’on parle cet Ă©trange sabir ? Et je confesse ma crainte profonde : ne sentez-vous pas le dĂ©classement social et identitaire, au nom de la postmodernitĂ©, des vieux QuĂ©bĂ©cois dont vous ĂȘtes et dont je suis, comme si nous Ă©tions d’une culture pĂ©rimĂ©e ?
J. G. Je me souviens qu’en 1950 (j’avais seize ans) nous dansions le slow sur des musiques amĂ©ricaines. Nous Ă©coutions les chansons de Frank Sinatra, de Sammy Davis ou de Dean Martin. Nous avions Hollywood plein la tĂȘte. À Radio-Canada, Guy Mauffette s’évertuait Ă  nous rebrancher sur la France d’Édith Piaf, FĂ©lix Leclerc faisait ses classes Ă  Paris, mais je n’aurais pas donnĂ© cher de l’essor du français Ă  MontrĂ©al. Ces annĂ©es-lĂ , la description d’une voiture, du bumper au muffler, ne s’énonçait qu’en anglais, en passant par le shaft, les brakes, le steering et le windshield. Dix ans plus tard explosaient les boĂźtes Ă  chansons, envahies par une brochette inoubliable d’auteurs-compositeurs du cru, qui chantaient le pays en français avant de se rendre en Europe triompher. Comment se fait-il que la langue des garagistes soit portĂ©e disparue ? L’imprĂ©visible est toujours possible.
Il est vrai qu’à MontrĂ©al aujourd’hui le français est farci comme une dinde d’expressions anglaises ou de mots Ă©tranges. Cela s’explique peut-ĂȘtre par la pauvretĂ© du lexique canadien-français dont nous avons hĂ©ritĂ©. Le vocabulaire de nos mĂšres et pĂšres, autarcique, ne suffit plus Ă  dĂ©crire le monde qui nous entoure. Les QuĂ©bĂ©cois n’ont souvent pas les mots pour exprimer ce qu’ils ressentent ou voient, alors ils passent Ă  un mot d’outre-frontiĂšre qui arrive souvent avec le mode d’emploi des objets usinĂ©s. C’est ainsi que nous avons Ă©tĂ© assez bĂȘtes pour qualifier d’« intelligents » nos tĂ©lĂ©phones. Mais ce qui est plus gĂȘnant, vous le soulignez, c’est le parler alternatif montrĂ©alais, une phrase en français, l’autre en anglais, pendant une conversation ordinaire. Tout se passe comme si, aprĂšs avoir exprimĂ© une opinion, il Ă©tait nĂ©cessaire d’en confirmer l’énoncĂ© par une locution angloamĂ©ricaine.
Laurence Anyways, le film de Xavier Dolan, offre un exemple « artistique » de ce langage, comme Les Belles-SƓurs de Michel Tremblay l’avaient fait pour le parler populaire montrĂ©alais. Avec Dolan, nous voilĂ  dans une autre classe sociale, chez ceux que ma conjointe nomme les « Franglos ». Je crains que la mĂ©tropole n’en compte de plus en plus, ça fait tendance, comme on dit, et vous avez raison ! Nos girouettes suivent la direction du vent d’AmĂ©rique. C’est aussi le symptĂŽme d’une situation nouvelle, ces personnages souhaitent peut-ĂȘtre affirmer, ce faisant, qu’ils sont Ă  l’aise dans les deux langues, qu’ils sont bilingues. Ceux qui switchent d’une langue Ă  l’autre ne parlent pas, ils se donnent Ă  voir. Je n’ose Ă©voquer la dimension sexuelle du phĂ©nomĂšne, Xavier Dolan nous y invite pourtant, Michel Tremblay tout autant. En art dramatique, ces marginaux transgressent les codes de la langue maternelle avec une allĂ©gresse poignante. L’ennui, c’est que certains en font des modĂšles.
Parler bilingue deviendrait donc valorisant pour un jeune MontrĂ©alais, qu’il soit d’ascendance française, anglaise ou fraĂźchement arrivĂ© au pays. Mais pourquoi baisser les bras devant le « bilingue » ? Les locuteurs vedettes du Plateau-Mont-Royal se sont tant moquĂ©s des belles voix et du bon parler de Radio-Canada qu’ils ont imposĂ© leur accent ineffable Ă  toute une gĂ©nĂ©ration de dramaturges et de comĂ©diens ! Les langues, et la nĂŽtre particuliĂšrement, sont des organismes vivants. Monique LaRue Ă©crivait rĂ©cemment que les 10 000 Ă©tudiants français qui vivent parmi nous pourraient jouer un rĂŽle essentiel dans l’évolution du langage et avoir une influence inattendue. On en voit dĂ©jĂ  quelques-uns dans les associations Ă©tudiantes prendre le crachoir, mais hĂ©las la majoritĂ© vit en cocon comme le font les expatriĂ©s.
Il suffirait d’une stratĂ©gie (Ă  dĂ©battre) pour que les parlers Ă  la mode, mi-chair, mi-poisson, deviennent ridicules et disparaissent peu Ă  peu. Je refuse cependant une date de pĂ©remption tatouĂ©e sur la langue, nous ne sommes pas, ni vous ni moi, des QuĂ©bĂ©cois dĂ©passĂ©s par la modernitĂ©, parlant une langue surannĂ©e. Si ce pays possĂšde un avenir, vous le reprĂ©sentez beaucoup plus que l’amuseur Sugar Sammy, qui a saisi tout le ridicule d’une situation aberrante. J’aimerais surtout rappeler ce qu’AndrĂ© Belleau a magnifiquement Ă©noncĂ©, « nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler ».
M. B.-C. Vous entretenez un Ă©trange rapport avec le QuĂ©bec. Vous n’avez pas le nationalisme passionnĂ© des vieux bleus. Vous n’avez jamais connu non plus la tentation du reniement, le dĂ©sir de vous dĂ©saffilier de cette culture incomplĂšte, mais qui demeure pourtant la vĂŽtre. Chez vous, on sent que le QuĂ©bec demeure une province Ă  la pĂ©riphĂ©rie de l’histoire, Ă  la marge de l’universel. Je pense notamment au personnage principal de La Concierge du PanthĂ©on, qui Ă©volue comme un touriste perpĂ©tuel dans une culture française dont il ne maĂźtrise pas les codes, et qui se laisse encore bluffer par sa grandeur passĂ©e. Votre rĂ©flexion me semble proche de celle de Milan Kundera, qui disait des petites nations que leur drame Ă©tait de n’intĂ©resser qu’elles-mĂȘmes. Croyez-vous qu’un jour le QuĂ©bec parviendra Ă  « universaliser » vraiment sa culture ?
J. G. Prenons la mesure des choses et plutĂŽt que d’évoquer l’exploration de l’AmĂ©rique par nos ancĂȘtres, ou quelques faits d’armes, plutĂŽt que de citer Papineau ou de se plaindre de nos maĂźtres les Anglais, plutĂŽt que de dĂ©noncer le pacte confĂ©dĂ©ratif de 1867 ou la conscription de 1917, tentons de voir d’oĂč nous venons : le peuple canadien-français a vĂ©cu dans la pauvretĂ© et l’indigence de la Cession du Canada Ă  la Seconde Guerre mondiale et, aprĂšs les rĂ©bellions de 1837-1838, sous la fĂ©rule d’un clergĂ© qui lui rĂ©pĂ©tait dans les sermons du dimanche que l’essentiel Ă©tait le ciel, tout en encourageant le Canayen Ă  investir ses maigres Ă©conomies dans la construction d’énormes Ă©glises, de luxueux presbytĂšres et d’envoyer le reste de ses sous Ă  Rome et aux missionnaires.
Les Canadiens français ne formaient mĂȘme pas une petite nation politique et culturelle comme les dĂ©crit Milan Kundera, QuĂ©bec n’était pas Prague, dans l’est de l’Europe, on n’y soufflait pas le verre, notre bourgeoisie exportait du bois d’Ɠuvre aux États-Unis. À la fin du XIXe siĂšcle, prĂšs d’un million de Canadiens français s’exilĂšrent en Nouvelle-Angleterre. Nous avions des Ă©glises, il y avait lĂ -bas des usines. La famine menaçait, mon pĂšre m’a racontĂ© qu’une maladie du blĂ© (la rouille ou un autre champignon) avait poussĂ© plusieurs habitants Ă  abandonner leurs terres. C’est la dure histoire de notre pays, et je n’ai aucune envie de la renier et je ne serai jamais assez reconnaissant Ă  toutes ces femmes et Ă  tous ces hommes d’avoir patiemment luttĂ© contre l’hiver, d’avoir cultivĂ© les rives du Saint-Laurent, d’avoir Ă©levĂ© des enfants dans un milieu hostile, d’avoir, oui, survĂ©cu. L’est du Canada s’est enrichi, pendant la guerre de 1939, et je suis de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration Ă  en avoir profitĂ©. NĂ© au Canada français, j’ai participĂ© Ă  l’invention d’un QuĂ©bec qui n’a que cinquante ans ! Nous avons dĂ» nous dĂ©tacher de Rome, puis prendre nos distances par rapport Ă  Paris, mais nous sommes toujours dans l’aire d’influence de Washington.
Nous cesserons vraisemblablement un jour de penser en provinciaux, mais cela exigera du temps, du talent et des rĂ©seaux. Pour la majoritĂ© de mes concitoyens, « universaliser » notre culture veut dire faire circuler le Cirque du Soleil de Los Angeles Ă  Moscou. Ce n’est pas mĂ©prisable. Nos auteurs-compositeurs-interprĂštes ont rĂ©ussi Ă  s’imposer dans la Francophonie. Plusieurs cinĂ©astes quĂ©bĂ©cois ont obtenu des prix prestigieux dans des festivals internationaux. Certains ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă  rĂ©aliser des films pour des maisons de production Ă©trangĂšres. Du cĂŽtĂ© des Ă©crivains, la rĂ©ussite est plus modeste, malgrĂ© de nombreuses traductions Ă  l’étranger, mais aussi plus ardue, car Paris (toujours au centre de la littĂ©rature) cĂ©lĂšbre d’abord les siens et ceux qu’il traduit en français, ce qui n’est pas encore pour nous le cas.
J’ai racontĂ©, dans La Concierge du PanthĂ©on, l’illusoire recherche de la reconnaissance parisienne. Le personnage, Julien Mackay, tient du touriste naĂŻf et s’imagine, comme nombre de personnes, que n’importe qui peut Ă©crire n’importe quoi, n’importe comment. L’art est une longue patience, l’universalisation, ça se construit, comme se construisent les nations. Cela dit, il y a des Ɠuvres littĂ©raires du XXe siĂšcle quĂ©bĂ©cois qui sont remarquables, mais souvent les romans, parce qu’ils offrent des variantes sur le thĂšme du tricotĂ© serrĂ©, semblent impermĂ©ables Ă  l’exportation. Au Canada (anglais), les rĂ©cits sont pour beaucoup l’Ɠuvre d’écrivains issus de l’immigration dont les romans exotiques ont plus d’attraits que n’en possĂšdent les aventures des enfants du Plateau-Mont-Royal. On ne va pas se plaindre de notre ascendance !
Le plus Ă©trange, cependant, c’est que les succĂšs Ă  l’étranger de nos crĂ©ateurs indiffĂšrent la population. Bien sĂ»r, on aime ĂȘtre aimĂ©, mais dans ce pays l’on privilĂ©gie encore les affaires de famille. Le modĂšle de rĂ©ussite universelle par excellence est celle de CĂ©line Dion qui a su cultiver un rapport familial intime avec le public du QuĂ©bec (moi, CĂ©line, maman Dion, ma sƓur, mes enfants, mon mari dont la semence a Ă©tĂ© congelĂ©e, et voyez ma maison en Floride) tout en se consacrant Ă  une carriĂšre extraordinaire dans les capitales Ă©trangĂšres. CĂ©line Dion est l’enfant du pays qui nous rassure : on peut « s’internationaliser » sans quitter le village.
M. B.-C. J’en reviens quand mĂȘme Ă  Kundera. Vous dites : nous n’étions pas une nation, mais une bourgade. Comme si rien de vraiment sĂ©rieux n’arrivait ici. Je pense d’un coup Ă  un de vos petits chefs-d’Ɠuvre : IXE-13. Il y a lĂ  une thĂšse farfelue qui rĂ©vĂšle paradoxalement l’insignifiance relative du QuĂ©bec dans l’histoire universelle : IXE-13 est la superstar des agents secrets canadiens-français, comme si le Canada français pesait dans le monde, et comptait gĂ©opolitiquement. Existe-t-il, selon vous, quelque chose comme un point de vue quĂ©bĂ©cois sur le monde ? Et, si oui, pensez-vous qu’il pourrait intĂ©resser quelqu’un ?
J. G. Un point de vue quĂ©bĂ©cois sur le monde ? Je l’ignore. Mais le point de vue d’un QuĂ©bĂ©cois, sans nul doute. Je ne vois pas pourquoi en sociologie, en littĂ©rature, en philosophie ou dans d’autres disciplines un QuĂ©bĂ©cois ne pourrait intĂ©resser les Ă©trangers. Le moraliste Charles Taylor, par exemple, qui est quĂ©bĂ©cois, possĂšde hors du pays une rĂ©putation enviable. Avouons que la majoritĂ© des intellectuels francophones d’ici ont jusqu’à maintenant surtout consacrĂ© leurs travaux Ă  la condition quĂ©bĂ©coise, il n’y a donc pas Ă  s’étonner que ce sujet ne passionne pas les foules sur la place de la Concorde, Ă  Trafalgar Square ou sur la place Rouge.
L’intĂ©rĂȘt que les Ă©trangers nous portent n’est pas garant de la qualitĂ© de notre participation au monde, mais nous avons au dĂ©part un problĂšme de taxinomie, si je puis dire. De nombreux scientifiques quĂ©bĂ©cois sont Ă  l’origine de dĂ©couvertes remarquables dans plusieurs champs de recherche, or la presse les dĂ©signe comme « canadiens », non pas comme « quĂ©bĂ©cois ». Pour le monde entier, Marc Ouellet, en ballottage papal, Ă©tait un cardinal « canadien », mĂȘme si nous savions qu’il Ă©tait un authentique QuĂ©bĂ©cois nĂ© Ă  La Motte, en Abitibi. Le conservatisme du cardinal l’avait menĂ© de l’archevĂȘchĂ© de QuĂ©bec Ă  la curie romaine, une belle carriĂšre ecclĂ©siale quĂ©bĂ©coise, son passeport Ă©tait nĂ©anmoins dĂ©livrĂ© Ă  Ottawa. Les confĂ©dĂ©rations de petites nations comprennent en leur sein des individus gĂ©niaux, leur identitĂ© sera celle de leur citoyennetĂ©.
À propos de rĂ©ussite internationale, mon pĂšre me citait souvent en exemple Will Durant, nĂ© dans une famille canadienne-française Ă  North Adams, au Massachusetts. Ce philosophe et historien des civilisations, qui avait atteint une rĂ©putation mondiale au dĂ©but du XXe siĂšcle, a Ă©coulĂ© des millions d’exemplaires de ses ouvrages dans le monde entier et obtenu, avec son Ă©pouse, Ariel, un prix Pulitzer en 1968. Au QuĂ©bec, Will Durant, athĂ©e, Ă©tait et reste forcĂ©ment un inconnu et si son concitoyen Jack Kerouac n’a pas Ă©tĂ© oubliĂ©, c’est qu’il avait foi, comme sa mĂšre, dans la Vierge Marie. Durant aurait-il rĂ©ussi Ă  s’imposer dans le monde s’il Ă©tait nĂ© Ă  quelques kilomĂštres de North Adams, du cĂŽtĂ© quĂ©bĂ©cois de la frontiĂšre ?
Voyons notre cinĂ©ma. Si les membres de l’AcadĂ©mie amĂ©ricaine ont accordĂ© un Oscar aux Invasions barbares de Denys Arcand et sĂ©lectionnĂ© par la suite Incendies de Denis Villeneuve, Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau, puis Rebelle de Kim Nguyen parmi les meilleurs films Ă©trangers (ils disent en langue Ă©trangĂšre, car il s’agit du cinĂ©ma parlant), il me semble que le point de vue de ces QuĂ©bĂ©cois sur le monde est Ă  l’évidence reconnu comme original et intĂ©ressant. Chacun de ces films est une Ɠuvre personnelle, et ces jeunes cinĂ©astes, dont plusieurs sont issus de la fĂ©conde Course autour du monde, se sont empressĂ©s de s’ouvrir Ă  l’universel justement. Le point de vue (quĂ©bĂ©cois) de Villeneuve, Falardeau, Scott, Nguyen, Dugay, Michaud, Dolan et VallĂ©e intĂ©resse les producteurs Ă©trangers, CQFD.
Et puisque vous Ă©voquez IXE-13. Ce qui m’intriguait dans l’Ɠuvre de Pierre Daignault, c’était cette magnifique confiance en soi du Canadien français, en pleine guerre mondiale. L’auteur avait inventĂ© un QuĂ©bĂ©cois mythique avant mĂȘme sa crĂ©ation politique. Pour moi, L’As des espions canadiens reprĂ©sentait Ă  la fois la naĂŻvetĂ© et la fiertĂ© populaires. IXE-13 Ă©tait un ĂȘtre supĂ©rieur, les Français ne pouvaient que l’admirer, Ă  preuve sa fiancĂ©e de nationalitĂ© française Ă©perdument amoureuse de lui, Ă  preuve son accent moins marquĂ© que celui de son ami le Marseillais Marius Lamouche. IXE-13 Ă©tait un ĂȘtre « internation...

Table of contents

  1. Couverture
  2. Les Éditions du BorĂ©al
  3. Faux-titre
  4. Titre
  5. Crédits
  6. Préface
  7. Toujours écrivain de province ?
  8. L’art de lire
  9. Le Québec, encore et toujours
  10. Le Québec et le monde
  11. La démocratie, pour le meilleur et pour le pire
  12. La tentation politique ?
  13. Il Ă©tait une fois l’ONF
  14. Et finalement, la vie ?
  15. La saisine
  16. ƒuvres de Jacques Godbout
  17. Filmographie
  18. QuatriĂšme de couverture