Le Québec, encore et toujours
Lorsquâun peuple change de langue, ceux de ses citoyens qui les premiers accomplissent cette transformation, sont semblables Ă des hommes qui retombent dans lâenfance.
JOHANN GOTTLIEB FICHTE
M. B.-C. Vous avez souvent dit que les QuĂ©bĂ©cois entretenaient un rapport particulier Ă la langue. Officiellement, nous y tenons. Et je crois quâeffectivement nous y tenons. Mais nous la maĂźtrisons trĂšs imparfaitement. Les mots ne viennent jamais pour nommer les choses. Nous nous rĂ©fugions aisĂ©ment dans quelques mots clĂ©s Ă la mode qui masquent bien mal lâabsence de pensĂ©e. En quoi lâinculture, ou les limites de notre maĂźtrise du français, contribuent-elles Ă une certaine impuissance culturelle quĂ©bĂ©coise ? Et peut-ĂȘtre mĂȘme Ă une certaine impuissance politique ?
J. G. Nous nâavons pas, au QuĂ©bec, de problĂšmes de langue, mais un problĂšme de langage. La façon que nous avons dâutiliser la langue rĂ©vĂšle notre esprit. Notre langage devrait nous permettre de communiquer avec les francophones du monde, mais nous restons dĂ©sespĂ©rĂ©ment attachĂ©s Ă notre idiome. RenĂ© LĂ©vesque sâĂ©tait convaincu de promulguer la loi 101, outre dâinterdire lâĂ©cole anglaise aux francophones, il espĂ©rait Ă©liminer le « joual » et non pas lâanglais ! CâĂ©tait lâĂ©poque oĂč RenĂ© Lecavalier, journaliste du sport, donnait de la noblesse aux soirĂ©es du hockey.
Robert Bourassa a par la suite proclamĂ©, faut-il le rappeler, le français langue officielle, Ă©tait-ce vraiment la peine ? Aujourdâhui une langue familiĂšre (souvent vulgaire) se retrouve sur toutes les scĂšnes, câest la langue pratiquĂ©e par plusieurs humoristes, des artistes de variĂ©tĂ©s, des comĂ©diens de feuilletons tĂ©lĂ©visĂ©s, de nombreux enseignants et mĂȘme parfois câest aussi celle des Ă©changes entre journalistes et universitaires. Ă propos de journalistes, prĂȘtez lâoreille Ă ceux de la radio qui sâamĂšnent souvent au micro avec une coupure de journal, du New York Times ou du Globe & Mail, dont ils veulent nous transmettre la substantifique moelle. Ils parlent alors un Ă©trange charabia qui sent ce que Gaston Miron nommait le « traduidu ».
On entend de moins en moins un langage relevĂ©, savant ou tout bonnement respectueux des rĂšgles. Desquelles, du, dont, et le reste ont disparu. Sâest ajoutĂ© le « çala » pour faire court. Quâun journaliste Ă la radio rĂ©pĂšte « il est pas capable » plutĂŽt quâ« il est incapable » me hĂ©risse, il existe des mots et des locutions pour tout dire ! Nous nous privons des nuances que permet une langue qui a accumulĂ© une richesse lexicale depuis mille ans ! MontrĂ©al est une ville menacĂ©e par la pauvretĂ© du français beaucoup plus que par la langue anglaise. Chaque fois que Gaston Miron rentrait dâEurope il se dĂ©sespĂ©rait de notre lexique famĂ©lique : « Porte, portiĂšre, portillon, portail, huis, disait-il, câest fou ce quâon peut ouvrir quand on a les mots pour le dire ! »
Les petits enfants Ă qui les parents lisent des histoires illustrĂ©es apprennent un vocabulaire prĂ©cis, ils parlent Ă trois ans « comme des livres », mais ils appartiennent Ă une classe privilĂ©giĂ©e. Câest Ă lâĂ©cole que cela se gĂąte, car on tient pour acquis que la majoritĂ© des Ă©lĂšves quĂ©bĂ©cois dâorigine canadienne-française parlent français. Ce nâest pas tout Ă fait juste. Certains utilisent en arrivant en classe une langue qui nâest ni grammaticalement ni syntaxiquement française, ils ignorent les accords, disposent dâun vocabulaire simpliste. Les enfants Ă qui on nâa pas lu de contes dans leur petite enfance auraient besoin dâun cours intensif de français langue seconde. Ăvidemment personne ne va proposer pareille insulte Ă la nation, alors les QuĂ©bĂ©cois grandissent et vieillissent avec leurs approximations, bercĂ©s par le langage audiovisuel de leurs semblables.
Tous les croisĂ©s de la loi 101 devraient dâabord proposer aux QuĂ©bĂ©cois de parler notre langue officielle, mais le sujet est sensible, allez dire Ă un QuĂ©bĂ©cois de soigner son langage ! Il vous rĂ©pondra que son langage nâest pas malade et se rĂ©jouira dâentendre un immigrĂ© emprunter son accent, se contentant des cinq cents mots de la langue familiĂšre. Au fond, ce rapport folklorique Ă la langue française de lâAncien RĂ©gime est une autre manifestation dâun repli sur soi qui, paradoxalement, prĂ©tend ĂȘtre une affirmation identitaire. Sâaffirmer, câest sâimposer au monde et non pas coucouner derriĂšre ses frontiĂšres linguistiques.
M. B.-C. Vous parlez de notre rapport folklorique au langage. Vous dites que, davantage quâun problĂšme de langue, nous avons un problĂšme de langage. Je poursuis cette rĂ©flexion avant de la transformer en question. On le voit de plus en plus Ă MontrĂ©al : les jeunes gĂ©nĂ©rations « parlent le bilingue ». Câest-Ă -dire quâils parlent français et anglais dans la mĂȘme phrase. Une Ă©trange gĂ©nĂ©ration sâimpose Ă MontrĂ©al : elle nâest plus quĂ©bĂ©coise, sans ĂȘtre devenue amĂ©ricaine. Elle est canadienne de 1982. Elle est « montrĂ©aliste ». Percevez-vous aussi cette Ă©trange mutation du français en anglais, et de lâanglais en français, et y voyez-vous aussi lâapparition, dans la mĂ©tropole du QuĂ©bec, dâun nouveau peuple qui fait sĂ©cession culturellement du vieux peuple historique quĂ©bĂ©cois ? Quel monde cherche-t-on Ă nommer lorsquâon parle cet Ă©trange sabir ? Et je confesse ma crainte profonde : ne sentez-vous pas le dĂ©classement social et identitaire, au nom de la postmodernitĂ©, des vieux QuĂ©bĂ©cois dont vous ĂȘtes et dont je suis, comme si nous Ă©tions dâune culture pĂ©rimĂ©e ?
J. G. Je me souviens quâen 1950 (jâavais seize ans) nous dansions le slow sur des musiques amĂ©ricaines. Nous Ă©coutions les chansons de Frank Sinatra, de Sammy Davis ou de Dean Martin. Nous avions Hollywood plein la tĂȘte. Ă Radio-Canada, Guy Mauffette sâĂ©vertuait Ă nous rebrancher sur la France dâĂdith Piaf, FĂ©lix Leclerc faisait ses classes Ă Paris, mais je nâaurais pas donnĂ© cher de lâessor du français Ă MontrĂ©al. Ces annĂ©es-lĂ , la description dâune voiture, du bumper au muffler, ne sâĂ©nonçait quâen anglais, en passant par le shaft, les brakes, le steering et le windshield. Dix ans plus tard explosaient les boĂźtes Ă chansons, envahies par une brochette inoubliable dâauteurs-compositeurs du cru, qui chantaient le pays en français avant de se rendre en Europe triompher. Comment se fait-il que la langue des garagistes soit portĂ©e disparue ? LâimprĂ©visible est toujours possible.
Il est vrai quâĂ MontrĂ©al aujourdâhui le français est farci comme une dinde dâexpressions anglaises ou de mots Ă©tranges. Cela sâexplique peut-ĂȘtre par la pauvretĂ© du lexique canadien-français dont nous avons hĂ©ritĂ©. Le vocabulaire de nos mĂšres et pĂšres, autarcique, ne suffit plus Ă dĂ©crire le monde qui nous entoure. Les QuĂ©bĂ©cois nâont souvent pas les mots pour exprimer ce quâils ressentent ou voient, alors ils passent Ă un mot dâoutre-frontiĂšre qui arrive souvent avec le mode dâemploi des objets usinĂ©s. Câest ainsi que nous avons Ă©tĂ© assez bĂȘtes pour qualifier dâ« intelligents » nos tĂ©lĂ©phones. Mais ce qui est plus gĂȘnant, vous le soulignez, câest le parler alternatif montrĂ©alais, une phrase en français, lâautre en anglais, pendant une conversation ordinaire. Tout se passe comme si, aprĂšs avoir exprimĂ© une opinion, il Ă©tait nĂ©cessaire dâen confirmer lâĂ©noncĂ© par une locution angloamĂ©ricaine.
Laurence Anyways, le film de Xavier Dolan, offre un exemple « artistique » de ce langage, comme Les Belles-SĆurs de Michel Tremblay lâavaient fait pour le parler populaire montrĂ©alais. Avec Dolan, nous voilĂ dans une autre classe sociale, chez ceux que ma conjointe nomme les « Franglos ». Je crains que la mĂ©tropole nâen compte de plus en plus, ça fait tendance, comme on dit, et vous avez raison ! Nos girouettes suivent la direction du vent dâAmĂ©rique. Câest aussi le symptĂŽme dâune situation nouvelle, ces personnages souhaitent peut-ĂȘtre affirmer, ce faisant, quâils sont Ă lâaise dans les deux langues, quâils sont bilingues. Ceux qui switchent dâune langue Ă lâautre ne parlent pas, ils se donnent Ă voir. Je nâose Ă©voquer la dimension sexuelle du phĂ©nomĂšne, Xavier Dolan nous y invite pourtant, Michel Tremblay tout autant. En art dramatique, ces marginaux transgressent les codes de la langue maternelle avec une allĂ©gresse poignante. Lâennui, câest que certains en font des modĂšles.
Parler bilingue deviendrait donc valorisant pour un jeune MontrĂ©alais, quâil soit dâascendance française, anglaise ou fraĂźchement arrivĂ© au pays. Mais pourquoi baisser les bras devant le « bilingue » ? Les locuteurs vedettes du Plateau-Mont-Royal se sont tant moquĂ©s des belles voix et du bon parler de Radio-Canada quâils ont imposĂ© leur accent ineffable Ă toute une gĂ©nĂ©ration de dramaturges et de comĂ©diens ! Les langues, et la nĂŽtre particuliĂšrement, sont des organismes vivants. Monique LaRue Ă©crivait rĂ©cemment que les 10 000 Ă©tudiants français qui vivent parmi nous pourraient jouer un rĂŽle essentiel dans lâĂ©volution du langage et avoir une influence inattendue. On en voit dĂ©jĂ quelques-uns dans les associations Ă©tudiantes prendre le crachoir, mais hĂ©las la majoritĂ© vit en cocon comme le font les expatriĂ©s.
Il suffirait dâune stratĂ©gie (Ă dĂ©battre) pour que les parlers Ă la mode, mi-chair, mi-poisson, deviennent ridicules et disparaissent peu Ă peu. Je refuse cependant une date de pĂ©remption tatouĂ©e sur la langue, nous ne sommes pas, ni vous ni moi, des QuĂ©bĂ©cois dĂ©passĂ©s par la modernitĂ©, parlant une langue surannĂ©e. Si ce pays possĂšde un avenir, vous le reprĂ©sentez beaucoup plus que lâamuseur Sugar Sammy, qui a saisi tout le ridicule dâune situation aberrante. Jâaimerais surtout rappeler ce quâAndrĂ© Belleau a magnifiquement Ă©noncĂ©, « nous nâavons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler ».
M. B.-C. Vous entretenez un Ă©trange rapport avec le QuĂ©bec. Vous nâavez pas le nationalisme passionnĂ© des vieux bleus. Vous nâavez jamais connu non plus la tentation du reniement, le dĂ©sir de vous dĂ©saffilier de cette culture incomplĂšte, mais qui demeure pourtant la vĂŽtre. Chez vous, on sent que le QuĂ©bec demeure une province Ă la pĂ©riphĂ©rie de lâhistoire, Ă la marge de lâuniversel. Je pense notamment au personnage principal de La Concierge du PanthĂ©on, qui Ă©volue comme un touriste perpĂ©tuel dans une culture française dont il ne maĂźtrise pas les codes, et qui se laisse encore bluffer par sa grandeur passĂ©e. Votre rĂ©flexion me semble proche de celle de Milan Kundera, qui disait des petites nations que leur drame Ă©tait de nâintĂ©resser quâelles-mĂȘmes. Croyez-vous quâun jour le QuĂ©bec parviendra à « universaliser » vraiment sa culture ?
J. G. Prenons la mesure des choses et plutĂŽt que dâĂ©voquer lâexploration de lâAmĂ©rique par nos ancĂȘtres, ou quelques faits dâarmes, plutĂŽt que de citer Papineau ou de se plaindre de nos maĂźtres les Anglais, plutĂŽt que de dĂ©noncer le pacte confĂ©dĂ©ratif de 1867 ou la conscription de 1917, tentons de voir dâoĂč nous venons : le peuple canadien-français a vĂ©cu dans la pauvretĂ© et lâindigence de la Cession du Canada Ă la Seconde Guerre mondiale et, aprĂšs les rĂ©bellions de 1837-1838, sous la fĂ©rule dâun clergĂ© qui lui rĂ©pĂ©tait dans les sermons du dimanche que lâessentiel Ă©tait le ciel, tout en encourageant le Canayen Ă investir ses maigres Ă©conomies dans la construction dâĂ©normes Ă©glises, de luxueux presbytĂšres et dâenvoyer le reste de ses sous Ă Rome et aux missionnaires.
Les Canadiens français ne formaient mĂȘme pas une petite nation politique et culturelle comme les dĂ©crit Milan Kundera, QuĂ©bec nâĂ©tait pas Prague, dans lâest de lâEurope, on nây soufflait pas le verre, notre bourgeoisie exportait du bois dâĆuvre aux Ătats-Unis. Ă la fin du XIXe siĂšcle, prĂšs dâun million de Canadiens français sâexilĂšrent en Nouvelle-Angleterre. Nous avions des Ă©glises, il y avait lĂ -bas des usines. La famine menaçait, mon pĂšre mâa racontĂ© quâune maladie du blĂ© (la rouille ou un autre champignon) avait poussĂ© plusieurs habitants Ă abandonner leurs terres. Câest la dure histoire de notre pays, et je nâai aucune envie de la renier et je ne serai jamais assez reconnaissant Ă toutes ces femmes et Ă tous ces hommes dâavoir patiemment luttĂ© contre lâhiver, dâavoir cultivĂ© les rives du Saint-Laurent, dâavoir Ă©levĂ© des enfants dans un milieu hostile, dâavoir, oui, survĂ©cu. Lâest du Canada sâest enrichi, pendant la guerre de 1939, et je suis de la premiĂšre gĂ©nĂ©ration Ă en avoir profitĂ©. NĂ© au Canada français, jâai participĂ© Ă lâinvention dâun QuĂ©bec qui nâa que cinquante ans ! Nous avons dĂ» nous dĂ©tacher de Rome, puis prendre nos distances par rapport Ă Paris, mais nous sommes toujours dans lâaire dâinfluence de Washington.
Nous cesserons vraisemblablement un jour de penser en provinciaux, mais cela exigera du temps, du talent et des rĂ©seaux. Pour la majoritĂ© de mes concitoyens, « universaliser » notre culture veut dire faire circuler le Cirque du Soleil de Los Angeles Ă Moscou. Ce nâest pas mĂ©prisable. Nos auteurs-compositeurs-interprĂštes ont rĂ©ussi Ă sâimposer dans la Francophonie. Plusieurs cinĂ©astes quĂ©bĂ©cois ont obtenu des prix prestigieux dans des festivals internationaux. Certains ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă rĂ©aliser des films pour des maisons de production Ă©trangĂšres. Du cĂŽtĂ© des Ă©crivains, la rĂ©ussite est plus modeste, malgrĂ© de nombreuses traductions Ă lâĂ©tranger, mais aussi plus ardue, car Paris (toujours au centre de la littĂ©rature) cĂ©lĂšbre dâabord les siens et ceux quâil traduit en français, ce qui nâest pas encore pour nous le cas.
Jâai racontĂ©, dans La Concierge du PanthĂ©on, lâillusoire recherche de la reconnaissance parisienne. Le personnage, Julien Mackay, tient du touriste naĂŻf et sâimagine, comme nombre de personnes, que nâimporte qui peut Ă©crire nâimporte quoi, nâimporte comment. Lâart est une longue patience, lâuniversalisation, ça se construit, comme se construisent les nations. Cela dit, il y a des Ćuvres littĂ©raires du XXe siĂšcle quĂ©bĂ©cois qui sont remarquables, mais souvent les romans, parce quâils offrent des variantes sur le thĂšme du tricotĂ© serrĂ©, semblent impermĂ©ables Ă lâexportation. Au Canada (anglais), les rĂ©cits sont pour beaucoup lâĆuvre dâĂ©crivains issus de lâimmigration dont les romans exotiques ont plus dâattraits que nâen possĂšdent les aventures des enfants du Plateau-Mont-Royal. On ne va pas se plaindre de notre ascendance !
Le plus Ă©trange, cependant, câest que les succĂšs Ă lâĂ©tranger de nos crĂ©ateurs indiffĂšrent la population. Bien sĂ»r, on aime ĂȘtre aimĂ©, mais dans ce pays lâon privilĂ©gie encore les affaires de famille. Le modĂšle de rĂ©ussite universelle par excellence est celle de CĂ©line Dion qui a su cultiver un rapport familial intime avec le public du QuĂ©bec (moi, CĂ©line, maman Dion, ma sĆur, mes enfants, mon mari dont la semence a Ă©tĂ© congelĂ©e, et voyez ma maison en Floride) tout en se consacrant Ă une carriĂšre extraordinaire dans les capitales Ă©trangĂšres. CĂ©line Dion est lâenfant du pays qui nous rassure : on peut « sâinternationaliser » sans quitter le village.
M. B.-C. Jâen reviens quand mĂȘme Ă Kundera. Vous dites : nous nâĂ©tions pas une nation, mais une bourgade. Comme si rien de vraiment sĂ©rieux nâarrivait ici. Je pense dâun coup Ă un de vos petits chefs-dâĆuvre : IXE-13. Il y a lĂ une thĂšse farfelue qui rĂ©vĂšle paradoxalement lâinsignifiance relative du QuĂ©bec dans lâhistoire universelle : IXE-13 est la superstar des agents secrets canadiens-français, comme si le Canada français pesait dans le monde, et comptait gĂ©opolitiquement. Existe-t-il, selon vous, quelque chose comme un point de vue quĂ©bĂ©cois sur le monde ? Et, si oui, pensez-vous quâil pourrait intĂ©resser quelquâun ?
J. G. Un point de vue quĂ©bĂ©cois sur le monde ? Je lâignore. Mais le point de vue dâun QuĂ©bĂ©cois, sans nul doute. Je ne vois pas pourquoi en sociologie, en littĂ©rature, en philosophie ou dans dâautres disciplines un QuĂ©bĂ©cois ne pourrait intĂ©resser les Ă©trangers. Le moraliste Charles Taylor, par exemple, qui est quĂ©bĂ©cois, possĂšde hors du pays une rĂ©putation enviable. Avouons que la majoritĂ© des intellectuels francophones dâici ont jusquâĂ maintenant surtout consacrĂ© leurs travaux Ă la condition quĂ©bĂ©coise, il nây a donc pas Ă sâĂ©tonner que ce sujet ne passionne pas les foules sur la place de la Concorde, Ă Trafalgar Square ou sur la place Rouge.
LâintĂ©rĂȘt que les Ă©trangers nous portent nâest pas garant de la qualitĂ© de notre participation au monde, mais nous avons au dĂ©part un problĂšme de taxinomie, si je puis dire. De nombreux scientifiques quĂ©bĂ©cois sont Ă lâorigine de dĂ©couvertes remarquables dans plusieurs champs de recherche, or la presse les dĂ©signe comme « canadiens », non pas comme « quĂ©bĂ©cois ». Pour le monde entier, Marc Ouellet, en ballottage papal, Ă©tait un cardinal « canadien », mĂȘme si nous savions quâil Ă©tait un authentique QuĂ©bĂ©cois nĂ© Ă La Motte, en Abitibi. Le conservatisme du cardinal lâavait menĂ© de lâarchevĂȘchĂ© de QuĂ©bec Ă la curie romaine, une belle carriĂšre ecclĂ©siale quĂ©bĂ©coise, son passeport Ă©tait nĂ©anmoins dĂ©livrĂ© Ă Ottawa. Les confĂ©dĂ©rations de petites nations comprennent en leur sein des individus gĂ©niaux, leur identitĂ© sera celle de leur citoyennetĂ©.
Ă propos de rĂ©ussite internationale, mon pĂšre me citait souvent en exemple Will Durant, nĂ© dans une famille canadienne-française Ă North Adams, au Massachusetts. Ce philosophe et historien des civilisations, qui avait atteint une rĂ©putation mondiale au dĂ©but du XXe siĂšcle, a Ă©coulĂ© des millions dâexemplaires de ses ouvrages dans le monde entier et obtenu, avec son Ă©pouse, Ariel, un prix Pulitzer en 1968. Au QuĂ©bec, Will Durant, athĂ©e, Ă©tait et reste forcĂ©ment un inconnu et si son concitoyen Jack Kerouac nâa pas Ă©tĂ© oubliĂ©, câest quâil avait foi, comme sa mĂšre, dans la Vierge Marie. Durant aurait-il rĂ©ussi Ă sâimposer dans le monde sâil Ă©tait nĂ© Ă quelques kilomĂštres de North Adams, du cĂŽtĂ© quĂ©bĂ©cois de la frontiĂšre ?
Voyons notre cinĂ©ma. Si les membres de lâAcadĂ©mie amĂ©ricaine ont accordĂ© un Oscar aux Invasions barbares de Denys Arcand et sĂ©lectionnĂ© par la suite Incendies de Denis Villeneuve, Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau, puis Rebelle de Kim Nguyen parmi les meilleurs films Ă©trangers (ils disent en langue Ă©trangĂšre, car il sâagit du cinĂ©ma parlant), il me semble que le point de vue de ces QuĂ©bĂ©cois sur le monde est Ă lâĂ©vidence reconnu comme original et intĂ©ressant. Chacun de ces films est une Ćuvre personnelle, et ces jeunes cinĂ©astes, dont plusieurs sont issus de la fĂ©conde Course autour du monde, se sont empressĂ©s de sâouvrir Ă lâuniversel justement. Le point de vue (quĂ©bĂ©cois) de Villeneuve, Falardeau, Scott, Nguyen, Dugay, Michaud, Dolan et VallĂ©e intĂ©resse les producteurs Ă©trangers, CQFD.
Et puisque vous Ă©voquez IXE-13. Ce qui mâintriguait dans lâĆuvre de Pierre Daignault, câĂ©tait cette magnifique confiance en soi du Canadien français, en pleine guerre mondiale. Lâauteur avait inventĂ© un QuĂ©bĂ©cois mythique avant mĂȘme sa crĂ©ation politique. Pour moi, LâAs des espions canadiens reprĂ©sentait Ă la fois la naĂŻvetĂ© et la fiertĂ© populaires. IXE-13 Ă©tait un ĂȘtre supĂ©rieur, les Français ne pouvaient que lâadmirer, Ă preuve sa fiancĂ©e de nationalitĂ© française Ă©perdument amoureuse de lui, Ă preuve son accent moins marquĂ© que celui de son ami le Marseillais Marius Lamouche. IXE-13 Ă©tait un ĂȘtre « internation...