CHAPITRE VI
La vie à Shawinigan
« Quand j’ai reçu cet appel, j’étais fou de joie. J’ai arrêté de boire complètement. Pendant l’entrevue à Shawinigan, j’ai été très franc avec eux. Je leur ai dit tout ce que j’avais fait. Ma formation. Mon passage chez les pères du Saint-Sacrement. Mon intérêt pour les itinérants. L’écoute à l’Hôtel Saint-Louis. La maison d’hébergement à Trois-Rivières. Tout. Eux, ils m’ont demandé si j’avais vu le film Vol au-dessus d’un nid de coucou. »
Cette œuvre de Milos Forman a remporté l’année précédente plusieurs oscars. Mettant en vedette Jack Nicholson, le film raconte l’histoire d’un homme plein de compassion pour les patients d’un hôpital psychiatrique. S’opposant à la dureté du personnel, il y fomente une rébellion. Gilles n’a pas vu le film, mais il en a entendu parler.
En posant cette question, les examinateurs cherchent assurément à vérifier si Gilles fabule ainsi qu’à connaître son point de vue sur les soins à prodiguer aux malades psychiatriques. Une question importante puisqu’ils doivent former une toute nouvelle équipe pour l’hôpital Sainte-Thérèse, qui sera dorénavant spécialisé en psychiatrie. Au sortir de l’entrevue, Gilles est convaincu qu’il sera embauché. Enfin, l’espoir renaît. Il pourra exercer le métier qu’il adore.
Dans les jours qui suivent, il apprend qu’il entrera en fonction le 4 octobre. Quand Gilles pleure dans l’autobus qui le conduit avec ses effets personnels vers Shawinigan, ce n’est certainement pas d’angoisse et d’inquiétude à propos de la nouvelle vie qui s’offre à lui, dans une nouvelle ville. Il sait qu’il vient de tourner la page sur son passé, sa famille, ses souvenirs, son existence à Trois-Rivières.
Une belle aventure commence. Et une expérience passionnante. L’hôpital n’est pas encore ouvert. Il n’y a pas de patients. Tout est à créer. Le rôle qu’il y jouera ? Celui d’un infirmier : distribuer les médicaments et faire les injections, administrer les traitements et vérifier les signes vitaux. Également celui d’un membre de l’équipe de soins : écouter les patients et rapporter ses observations au psychiatre traitant, participant ainsi à l’évaluation du cas. Le contact quotidien de l’infirmier avec le malade aide le spécialiste à poser un diagnostic plus précis.
Une équipe qui doit aussi se serrer les coudes. Travailler avec les malades mentaux, c’est épuisant physiquement et émotionnellement. « Quand je travaillais à l’hôpital Cloutier, c’était aussi en équipe. Mais là, en psychiatrie, c’était une autre sorte d’équipe. Parce qu’on travaillait avec des sujets qui demandent beaucoup de temps, qui nous vident. On avait besoin de se ressourcer entre nous. C’est même arrivé qu’on parte ensemble des fins de semaine. »
Un milieu extrêmement stimulant qui l’incite à enrichir ses connaissances. En 1978, il décide de s’inscrire au cégep de Shawinigan pour suivre des cours du soir en philosophie. Une porte d’entrée vers un baccalauréat en théologie qu’il entreprendra, en 1982, à l’Université du Québec à Trois-Rivières, pour l’abandonner après quelques mois.
En plus de son travail et de ses études, Gilles continue à consacrer son temps et son énergie au service des démunis. Le département de santé communautaire lui confie des patients qu’il visite à domicile. Et il continue à fréquenter les parcs à l’écoute des personnes âgées, comme certaines tavernes de Shawinigan à l’écoute des personnes seules. Toujours avec la même volonté d’accomplir sa mission.
Ci-contre : Sa chatte Katze dans les bras, Gilles dans son logement de la rue Saint- Félix, quelques mois après son arrivée à Québec. Il porte le casque de guerre de son grand-père Pronovost.
Ci-dessous : En compagnie de mère Teresa.
En haut : Angéline et sa chienne, Cocotte.
Ci-contre : La chienne « missionnaire », Toute P’tite.
En visite au 24, Sussex Drive, chez le premier ministre Jean Chrétien, à l’occasion de la remise de l’Ordre du Canada.
Rencontre avec Diane Dufresne.
La gouverneure générale Adrienne Clarkson, accompagnée de son mari, John Saul, lors de leur visite de la Maison Gilles-Kègle.
Les bénévoles réunis à l’occasion de la visite de la gouverneure générale Adrienne Clarkson.
En compagnie d’Alphonse, dans le Mail Saint-Roch (photo : Vaklav Ruchler).
En haut : Gilles et Estelle dans le Mail Saint-Roch (photo : Vaklav Ruchler).
Ci-dessus : La Maison Gilles-Kègle, au 380 de la rue du Pont (photo : Alain Gauthier).
Sans préjugés
Gilles ne peut être qu’apprécié par les malades. L’écoute, il la pratique depuis des années. Des préjugés, il n’en a pas. Il va même les voir, le soir, en dehors de ses heures de travail. Un mot du directeur du personnel de 1981 le décrit ainsi : « Monsieur Gilles Kègle se distingue particulièrement par sa disponibilité face à l’équipe de travail et aux bénéficiaires. L’administration des soins infirmiers apprécie grandement son souci du bien-être des bénéficiaires et son apport humain des soins. Par conséquent, l’appréciation globale de cet employé face à son rendement dans sa fonction n’est qu’excellente. »
Pour certains malades, Gilles devient le lien de confiance avec l’équipe. C’est le cas, par exemple, de Michel. Ce jeune homme âgé d’une vingtaine d’années lui confie ses idées suicidaires. Quand l’équipe sent qu’il ne va pas bien, c’est à l’infirmier qu’on demande d’intervenir. Après que Michel s’est enfui de l’hôpital, Gilles le rencontre par hasard dans la rue et le patient le suit sans résister. « Une autre fois, je revenais d’une visite à Trois-Rivières. C’était la fin de l’hiver. J’étais allé au sanctuaire Notre-Dame-du-Cap comme je continuais à le faire régulièrement. Quand je suis arrivé à mon appartement, j’ai vu qu’il y avait des traces de pas dans la neige de l’escalier et du balcon d’en arrière. Des pas qui montaient et qui descendaient. J’étais bien étonné parce que je n’avais jamais de visite. Tout de suite, j’ai pensé à Michel. Inquiet, j’ai appelé à l’hôpital. On m’a dit : “Gilles, on a une mauvaise nouvelle pour toi. Michel s’est suicidé. Un chauffeur de taxi l’a vu se jeter dans la rivière, près des chutes.” J’ai eu tellement de peine. Je m’étais attaché très fort à lui. » Cette dernière visite témoigne de la confiance qu’il inspirait au malade.
Il devient aussi bientôt le confident de plusieurs collègues. C’est parmi ces derniers qu’il fait la connaissance de « la femme de sa vie » : Cécile, l’infirmière en chef de son équipe. « Je suis tombé amoureux d’elle. Tombé amoureux, entendons-nous. Ç’a été la grande amitié. Une fille qui sortait de l’université. J’avais dix ans de plus qu’elle. Mais nous avions des affinités incroyables. On aimait la solitude, jaser de spiritualité, philosopher et aller marcher. » C’est d’ailleurs en se promenant avec elle au bord de la rivière que Gilles a la vision du corps de son ancien patient, Michel. Il lui désigne un endroit, juste au bas des chutes. Cécile ne voit rien. C’est pourtant à cet endroit précis que le corps sera retrouvé quelques semaines plus tard.
Avec Cécile, c’est une grande amitié dont Gilles aurait bien voulu qu’elle soit un grand amour partagé. Un soir, tandis qu’ils sont chez lui en train de regarder des photographies, il ressent un violent désir pour elle. Il la presse de sortir de la maison. Dehors, il lui explique qu’il a soudainement eu envie de la violer. Lui qui n’a jamais eu de relations sexuelles avec une femme de toute sa vie. « Cécile m’a dit qu’elle comprenait. Ça ne lui avait pas fait peur, ce que je lui disais. On en a parlé. Elle m’a fait comprendre qu’elle ne m’aimait pas de cette façon-là. Je le savais d’ailleurs. »
D’autres êtres commencent aussi à occuper une grande place dans sa vie : ses deux petites chattes, Katze et Ti-Mine. C’est une sœur de sa mère qui les lui a données. « J’avais coupé les liens avec ma famille. Toute ma famille. Sauf le contact que j’avais gardé avec la famille Boileau. Eux, ils ne m’ont jamais abandonné. Au contraire, je pouvais les appeler quand j’avais besoin d’un service. C’est cette tante-là, de Trois-Rivières, qui m’a apporté un bébé de sa chatte. La semaine suivante, je lui en ai demandé un deuxième. C’est comme ça que j’ai fondé une famille avec mes chattes. »
Des chattes qu’il flatte, qu’il caresse. À qui il confie sa solitude. Elles sont les témoins de sa rechute dans l’alcoolisme. Peu à peu, l’habitude de boire se réinstalle. « Le soir, je pensais à ma famille, que je détestais alors. Je la détestais tellement que je pensais même à aller mettre le feu à la maison chez ma mère. » C’est ce genre d’idées qu’il ressasse quand il s’enivre.
Le feu, il le voit de près, un soir qu’il est de passage à Trois-Rivières, après une excursion à Montréal. Obligé d’y passer la nuit — à cette heure, il n’y a plus d’autobus pour Shawinigan —, il se rend à l’Hôtel Saint-Louis. Après de bons moments passés à évoquer de vieux souvenirs avec des connaissances retrouvées, Gilles décide d’y coucher. À l’aube, c’est l’alarme d’incendie qui le réveille. Accompagnant les policiers et les pompiers, l’infirmier frappe aux portes pour prévenir ceux qui sont encore endormis. « Après que tout le monde est sorti, je me suis installé au bar avec Yves, mon ami serveur. On a pris une bière, puis une deuxième et une troisième. On se racontait notre vie quand les pompiers sont venus nous chercher pour nous dire d’évacuer, que tout allait s’écraser. » L’Hôtel Saint-Louis n’a jamais été reconstruit. Comme s’il était l’exemple d’une page d’histoire à jamais tournée, à l’égal de la vie trifluvienne de Gilles.
Même s’il boit beaucoup, l’infirmier ne perd pas la tête. À l’hôpital, personne ne s’en rend compte. Même Cécile n’est pas au courant. Pour combattre les effets de l’alcool, Gilles décide de changer de quart de travail. Après quatre années passées avec la même équipe de jour, il travaillera le soir. Le lever du matin lui sera ainsi moins difficile. Il se met aussi à la course à pied. Un moyen d’éliminer les toxines de son organisme. Il veille aussi à bien s’alimenter. Infirmier, il mesure mieux que personne les dommages que l’alcool fait subir à son corps.
Tous les jours, il parcourt un minimum de 10 kilomètres dans les sentiers de la forêt voisine. Au détour de la route, il découvre une marmotte et une femelle chevreuil qu’il baptise Joseph et Marie. C’est auprès d’eux qu’il reprend son souffle, racontant sa vie à l’un et gavant l’autre de pommes.
Bientôt, d’autres se joindront à lui dans ses courses. Des jeunes décrocheurs de l’école secondaire du quartier, rencontrés dans les parcs. Âgés d’une quinzaine d’années, ils ont besoin de dépenser leur énergie. Évidemment, Gilles ne fait pas que courir avec eux. Il les écoute quand ils parlent de leurs problèmes familiaux : le père toujours absent, la mère qui n’est pas souvent là, l’école inintéressante. « Je les ai amenés faire de la course à pied. Ensuite, j’ai installé, dans mon appartement, un studio de poids et haltères. J’en avais fait un peu à Trois-Rivières et ça intéressait les jeunes. Je leur laissais ma clé pour qu’ils viennent quand ils voulaient. Je leur laissais cette liberté-là. Ces jeunes-là, qui étaient des décrocheurs, ils ont fini par retourner à l’école et ils ont tous réussi. Il y en a même un qui, je pense, est psychologue aujourd’hui. »
En désintoxication
Au cours de son examen médical annuel, au printemps 1982, Gilles confie son problème d’alcoolisme au docteur Philibert. Il boit maintenant, chaque soir, quatre ou cinq grosses bouteilles de bière. Une quantité importante pour un homme qui ne pèse que 110 livres. Le médecin craint d’ailleurs que le foie de son patient soit affecté par l’abus d’alcool. Après plusieurs discussions, il convainc Gilles de prendre congé pour une période d’un mois et de faire une cure de désintoxication.
Le jour même, Gilles entreprend de rédiger un journal qu’il tiendra jusqu’à son retour au travail. Il relate ainsi sa rencontre avec le médecin :
« Vendredi 14 mai. Le docteur Philibert ne s’est pas gêné pour aller droit au but : “Je vais t’hospitaliser. Tu passeras trois ou quatre jours à l’hôpital régional pour des examens hépatiques. Je vais te prescrire des Librium. Au début, les doses seront fortes et puis je les baisserai graduellement.” » Le médicament, en plus de diminuer l’angoisse du patient, lui procurera la même sensation d’engourdissement que l’alcool. Ce sera le début du sevrage.
Gilles poursuit ainsi : « Ce que j’avais attendu avec anxiété était dit. Je me sentais un peu soulagé quoique très anxieux et même angoissé. Je devais ressembler à l’agneau qui est conduit à l’abattoir ou au criminel sur la chaise électrique. Au retour à la maison, sur ma bicyclette à dix vitesses, j’avais les larmes aux yeux. J’avais l’impression que mon esprit s’arrêtait de penser tout à coup. J’é...