Moments de parcs
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Moments de parcs

Flâneries en parcs montréalais

André Carpentier

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  1. 170 pages
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Moments de parcs

Flâneries en parcs montréalais

André Carpentier

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Cet ouvrage de flâneur, comme les deux précédents consacrés aux ruelles («Ruelles, jours ouvrables») puis aux cafés («Extraits de cafés»), porte témoignage, au fil des jours, sur un réseau spatial qui est aussi un espace humain. Durant cinq ans, j'ai en effet plongé mes racines et déployé mes antennes dans l'archipel des parcs montréalais. Il en ressort un patchwork de moments de parcs où les sens et la sensibilité furent sollicités. C'est d'ailleurs ce que signifie le titre de ce livre, que les parcs y sont saisis dans les moments de leur fréquentation. Voici donc onze douzaines de fragments aussi autonomes qu' interdépendants, en quelque sorte des stances de flâneur portées par le dessein de côtoyer, sans souci d'exhaustivité ni de synthèse, cette part du monde qu'est le familier quotidien.J'ai choisi d'écrire sans plan sur l'expérience de juste être là, parmi d'autres, dans un espace commun, sans trop épier, mais de manière à saisir des extraits du sous-texte des choses humaines.André Carpentier

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Information

2011
On ne croit en ce que l’on voit que parce qu’on voit ce en quoi on croit.
J.-B. Pontalis, Perdre de vue
Janvier
À la patinoire
Un samedi de janvier, autour de quinze heures et demie. Un parc à la Bruegel, avec de la neige et des petits personnages arrondis par leurs manteaux, qui patinent ou qui se chamaillent sur la croûte de neige durcie. Un parc avec sa musique, ses lumières et autres décorations des Fêtes. J’y vais patiner comme pour faire le plein d’hiver avant de bientôt partir quelques semaines en Inde du Sud.
Vers le centre géométrique du parc, une espèce de bunker menaçant ruine fait office de repaire du préposé à l’entretien de la glace, de chambre des patineurs où chausser ses patins et de coin toilette. Ça sent fort les mitaines mouillées. Des pelles de métal, qui sont plutôt des poussoirs à neige, sont empilées dans un coin et lorsque le gardien les distribue et donne le signal, des jeunes grattent la patinoire, comme ils disent. Une patinoire réservée au patinage libre, les bâtons de hockey y étant interdits.
Cette « cabane du gardien », comme tous la surnomment, bien que les services municipaux la nomment « chalet », c’est aussi le lieu où reposer son corps exténué par le patinage, où réchauffer ses joues, ses mains et desserrer un moment ses lacets de patins. Moins vingt-quatre degrés, avec le facteur éolien, dit la radio. Bon pour la glace, mais froid pour le visage et pour les pieds. Des patineurs de tous âges entrent et ressortent continuellement, les mêmes, des nouveaux. La cabane ne désemplit pas. La senteur de laine mouillée me devient si agréable que je reste assis un long moment avant ma séance de patinage. On dirait que l’enfance fait retour à pleines bouffées ! Ne manquerait plus que je patine sur la bottine !
Des garçons font éclater un mélange de vanteries, de fanfaronnades, de crâneries ; des filles aux yeux ciliés de noir se moquent d’eux en sourdine. Un monsieur exténué ou transi, difficile à dire, peut-être les deux, multiplie les sifflements d’asthmatique. Deux dames plutôt corpulentes s’échangent des vœux pour l’année. Je vous souhaite de vous gratter des numéros gagnants, de la santé, une job, un beau bonhomme avec un char, des voyages dans le Sud pis ben du bonheur, de lancer l’une. Pas nécessairement dans l’ordre, mais dans l’année, ça serait bien, se disent-elles en gloussant des rires de fumeuses. La cabane entière sourit à ces vœux !
Je sors patiner dans l’accompagnement monotone d’une foule qui tourne en rond dans le sens contraire des aiguilles d’une montre en subissant les malaxations d’un noroît parfaitement transparent. C’est que la neige autour de la patinoire est si gelée qu’elle ne lève pas en tourbillons. Comme je n’ai plus l’équilibre que j’avais, depuis une récente neuronite vestibulaire, communément appelée labyrinthite, je reste prudent dans les dépassements, mais je ne peux m’en empêcher, je m’emballe, slalome, ajoute l’effort au plaisir, jusqu’à la douleur dans les cuisses et jusqu’au bout du souffle.
Comme je n’ai plus l’endurance d’un jeune homme, il me faut passer en mode lenteur et, pour cela, d’abord enrayer l’influence des airs de Noël sur mon rythme de patinage. C’est alors que, peu à peu, je me mets à observer ceux qui m’entourent, que jusque-là je n’avais pas trop remarqués…
Ce couple de septuagénaires qui enchaîne, bien que de façon hésitante, de nombreuses figures synchronisées, avec des écarts et des raccords, on dirait une allégorie de l’amour sans fin. Ce longiligne ressortissant du sous-continent indien, basané et enturbanné sous le capuchon, qui chancelle à chaque coup de patin, sous les rires aimants de ses grandes filles, qui multiplient les tours de patinoire en se propulsant par la pointe des lames et qui reviennent périodiquement faire des ronds autour de lui, c’est leur façon nordique d’étreindre ce père de sable et de chaleur. Ces jeunes gars qui, n’ayant pas droit au bâton de hockey avec lequel ils ont appris à patiner, doivent à tout moment assurer leur équilibre instable sans en avoir l’air, question de fierté. Ces autres, à peine plus âgés, qui cherchent à prendre par la taille des patineuses faussement farouches. Ces gamines vacillantes soutenues par des mères stables dans leurs bottes. Ce père fier de son fiston qui se relève aussi vite qu’il tombe. Ce gardien de parc qui allume sa cigarette avec le mégot de la précédente…
Vers dix-sept heures, je mets fin à ma séance de patinage. Après m’être réchauffé un moment dans le chalet, je rentre à pied dans la froidure du soir tombé, à une vitesse de marche qui me semble de tortue. On s’étonne toujours de sa lenteur après une séance de patinage ou de vélo.
Sur le sentier, un homme portant deux paires de patins à l’épaule, des blancs et des noirs, tend l’œil et l’oreille vers des craquements venant de l’ombre. Puis une femme surgit de broussailles de hautes graminées couvertes de givre, qui porte quelques inflorescences en bouquet dans sa mitaine et qui peste contre le froid, la noirceur, la croûte de neige glacée, tandis que l’homme rit de bon cœur en feignant de crier Au voleur ! Je reconnais mes patineurs de fantaisie qui, après quelques mots de courtoisie, s’éloignent en maintenant une harmonieuse cadence de pas. On dirait que chez eux la concordance prime tout le reste.
Mars
Le tandem
L’affaire a lieu aux toutes premières promesses de beaux jours, alors que la communauté entière, à tort ou à raison, mord à la pulpe d’un jour printanier de la fin mars ! Mais que j’ouvre plutôt l’anecdote par l’idée de planification…
À la ville correspond en effet une matérialité planifiée par des urbanistes, des architectes, des politiciens ; mais aussi, parfois, une matérialité improvisée, qui relève du vivre-ensemble. Dans les parcs, cette matérialité planifiée s’appelle pelouse, bancs, sentiers… Mais il arrive que les usagers créent leurs propres sentiers, à force de pas répétés dans le même axe, généralement par souci de raccourci. Un sentier planifié est un fait d’urbanité appréciable ; un sentier improvisé par des passants anonymes est pour moi le résultat d’un acte de paysage voisin de la poésie.
De tels sentiers improvisés, on en voit surtout l’hiver, dans les ruelles, dans les terrains vagues, dans les parcs ; mais il en est d’autres, vestiges d’années précédentes, qui ressurgissent vers la fin de l’hiver et que les habitués sont heureux de retrouver, bien qu’en cette saison la boue les rende impraticables. À moins de vouloir en confirmer le tracé… Pour cela, certains doivent y traîner les bottes, ce à quoi s’adonnent des gamins et jeunes gens en manque de transgression. Sauf qu’ici, en cet après-midi, c’est un corpulent vieil homme qui traverse le parc en diagonale et qui semble empêché d’avancer sur un sentier clandestin imbibé de neige fondue et parsemé de plaques de glace. C’est à se demander si le gros homme n’est pas coincé là depuis assez longtemps pour que son ombre ait eu le temps de faire le tour de lui !
Je le rejoins, non sans difficulté, et lui offre mon aide. Il vous faudrait des voyages de zéro trois-quarts, me lance-t-il avec son accent d’Europe centrale. Je ne pose pas de question, devinant bien qu’il me reçoit par son côté moqueur. Du gravier, vous savez… Je lui présente plutôt le bras, Vous permettez ? auquel il s’accroche volontiers, et nous faisons déjà quelques pas ensemble entre des ornières glacées. Vous êtes sûr que vous voulez passer par là ? Il répond par une brusque poussée du menton vers l’avant. Ça ne semble pas négociable ! Si ça se trouve, il fait partie de ces marcheurs dont l’idée de sentier obnubile l’esprit jusqu’à l’hypnose, et qui le suivent comme le train ses rails.
Après une minute de marche, j’essaie d’amorcer une conversation avec ce gros homme dont le cœur bat sous des pelures de vestes, de blousons et de foulards : Vous habitez le quartier ? Vous êtes un habitué du parc ? mais il ne répond jamais que par le même geste du menton qui signifie en avant toute ! Et il multiplie ses petits pas hasardeux avec l’application de qui sait ce qu’il fait. Je n’ai bientôt plus d’autre choix que de me taire et de marcher au bras de ce parangon de retenue – une retenue qui, chez lui, me semble tenir lieu d’élégance.
Dix minutes plus tard, une fois à l’angle du parc, le gros homme se rapetisse sur un banc. Ça me semble sa manière d’établir ce retranchement provisoire qui lui sert de pause. Soudain, à le voir de face, je le perçois autrement : moins comme un donneur d’ordres que comme un solitaire enfoncé dans un marais d’idées fixes. Il roule des yeux rouges derrière ses lunettes aux verres épais, on dirait des hublots, et lui un poisson. Il affecte un défaut de prononciation, comme si un hameçon lui était resté dans le palais ! Je lui demande s’il habite tout près. C’est que… On dirait que les souvenirs rupestres se sont effacés dans la grotte de son cerveau. C’est que… Ses regards partent alors au vent et vont s’emmêler à la neige qui virevolte au milieu du parc. C’est que… chez nous, c’est par là, dit-il en pointant l’autre bout du sentier.
Non, ce n’est pas moi qui l’ai guidé dans la direction opposée à son appartement, sa marche le menait bel et bien à ce banc. Oui, je le raccompagnerai et il va de soi que nous ferons plutôt le tour du parc par les trottoirs. Non, je ne lui ferai pas la morale. Et oui, la démarche libre, il me racontera toute une histoire, celle d’une vie de migrant ne s’étant fixé qu’avec la fatigue de l’âge. S’en étonnera-t-on ?
Avril
Une solitude à plusieurs…
À l’heure de midi, je m’immisce en spectateur plus discret que distrait dans un parc de quartier peu aménagé, que le nouveau millénaire semble avoir égaré sur le chemin du progrès. Or, il arrive souvent, dans ce genre de lieu favorable à une forme de solitude à plusieurs, que, par l’effet d’une perception aussi foudroyante qu’exclusive, un événement presque inapparent se détache de ce qui l’entoure et se voit ainsi conférer une aura exceptionnelle.
Comme l’épisode de cette ado de peut-être seize ans, portant une veste de jean sans manches agrémentée de broderies, maquillée pour la sortie en discothèque et affichant une moue d’ennui, qui passe près de moi et qui se dirige vers une table où sa famille la reçoit avec effusion – père, mère, petite sœur et petit frère. Au milieu de cette mêlée qui jase, rigole et se chatouille, elle accepte d’absorber un aliment du bout des lèvres, s’embrume un moment, puis y va d’une autre fourchetée, je ne dirais pas de bon cœur, mais c’est tout juste. Elle participe peu à peu à la conversation, sourit presque. Soudain, sa mère l’agrippe tendrement par l’épaule et la retient un long moment contre elle. L’ado est sur le bord de céder au bonheur de se sentir bien parmi les siens lorsque la mère, fine psychologue, relâche son étreinte et lui rend sa liberté.
Sans que je sache ni comment ni pourquoi, le reste, autour, tombe dans l’opacité résiduelle des arrière-fonds. Il me devient impossible de résister à l’attrait de ce tableau vivant, qui doit alors transiter par mes mots – si j’arrive à mettre la langue dessus –, comme si, pour moi, voir en mots signifiait voir plus et mieux et même enfin voir vraiment ! Mais n’est-ce pas le fait de tout écrivain, de tout artiste, que de chercher le langage par lequel les choses peuvent lui parler…
Dans un autre angle du parc se déploie la présence d’un obèse morbide, qui revendique l’espace vital de tout un banc et qui fait figure de délaissé au cœur de l’animation du midi. Nul ne l’approche que le chien miniature qu’il porte sur le bras. On dirait qu’il est si bien appliqué à survivre dans son volume qu’il en oublie tout souci de bien paraître ; il se dévoile en effet attifé à la diable, la tignasse ébouriffée et, comme chacun en fait le constat, même pas zippé là où il le faudrait. Soudain, l’homme prend haleine, se lève de son banc comme s’il soulevait un réfrigérateur et part par un sentier avec son mystère et sa petite bête. Sur son parcours, ce déplacement suscite des hochements de tête et des rictus, qui sont soit des sourires ou des grimaces, c’est selon, et à la mesure des restes de compassion de chacun. ...

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