chapitre 4
La passion et lâamitiĂ©
Garneau est de moins en moins un collĂ©gien comme les autres. Sa soif de culture nâa rien de scolaire, pas plus que ses interrogations religieuses ne se rĂ©duisent Ă lâatmosphĂšre dĂ©vote qui rĂšgne autour de lui, tant au collĂšge quâĂ la maison. Il se jette dans la littĂ©rature comme si sa vie en dĂ©pendait, comme si seule la littĂ©rature pouvait lui donner le salut que les institutions sociales, lâĂ©cole, lâĂglise ou la famille, ne parviennent pas Ă lui offrir. Rien de ce qui ordonne la vie collective ne semble lâintĂ©resser. Seule compte lâexpĂ©rience personnelle du monde, comme si les groupes sociaux Ă©taient pour lui suspects, obĂ©issant Ă des impĂ©ratifs matĂ©riels ou idĂ©ologiques et, de ce fait, inauthentiques.
En apparence, rien chez lui ne change durant son adolescence : il continue dâaller au collĂšge, vit chez ses parents Ă Westmount et entretient de bonnes relations avec tout le monde autour de lui, en particulier avec ses condisciples et ses professeurs jĂ©suites. Le poĂšte gentiment bohĂšme nâa pas le profil dâun rĂ©volutionnaire. Il nâen fait souvent quâĂ sa tĂȘte, mais il respecte lâautoritĂ© et sâarrange pour ne pas entrer directement en conflit avec qui que ce soit. Il est assez remarquable de constater Ă quel point tous ceux quâil cĂŽtoie apprĂ©cient son intelligence et son charme. Parmi les tĂ©moignages de ceux qui lâont connu, aucun nâexprimera la moindre hostilitĂ© Ă son Ă©gard. Plusieurs souligneront en revanche que le jeune homme avait parfois lâair ailleurs ou absent, retirĂ© en lui-mĂȘme. Il est attirĂ© Ă lâĂ©poque par des jeunes gens avec qui il peut discuter de livres, de peinture, de musique, de philosophie et de morale, des personnes avec qui partager cette passion de la solitude qui le dĂ©finit de plus en plus. Il avait commencĂ© Ă le faire au sein de groupes comme le cercle CrĂ©mazie, mais il nây a jamais Ă©tĂ© tout Ă fait Ă lâaise.
Ces amitiĂ©s dâune intensitĂ© surprenante participent directement Ă la transformation de lâadolescent dĂ©sinvolte et indisciplinĂ© que Garneau a Ă©tĂ© jusque-lĂ , champion de lâautodĂ©rision et de lâinachĂšvement, en un Ă©crivain ambitieux, grave et profondĂ©ment tourmentĂ©. Il nâest pas certain quâon puisse jamais comprendre tout Ă fait les motivations profondes de Garneau lorsquâil commence Ă Ă©crire sĂ©rieusement, mais il semble quâĂ dĂ©faut de se rĂ©volter contre son milieu le futur poĂšte de Regards et Jeux dans lâespace aspire Ă devenir lui-mĂȘme en dĂ©passant ce quâon exige de lui. Ainsi, au catholicisme de façade, il opposera le dĂ©sir dâabsolu; aux relations sociales conventionnelles, il opposera des amitiĂ©s vĂ©cues presque comme des passions amoureuses; Ă la culture livresque ou scolaire, il opposera lâĂ©criture comme nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure. Sâil est une logique sous-jacente Ă ces dĂ©passements, câest le privilĂšge accordĂ© Ă lâexpĂ©rience intime qui atteint, chez lui, une intensitĂ© quâaucun Ă©crivain canadien-français nâavait jusque-lĂ exprimĂ©e avec tant de force, comme en tĂ©moignent son journal et ses lettres.
Le journal dâun poĂšte
Pendant quâil est en congĂ© de maladie chez lui, au beau milieu de lâhiver 1929, Garneau a tout le temps de se consacrer Ă sa passion de lâĂ©criture. Le 21 fĂ©vrier, il reprend ainsi son projet plus dâune fois abandonnĂ© dâĂ©crire pour Ă©crire, de remplir les pages dâun cahier « personnel » de façon disciplinĂ©e, rĂ©guliĂšre. Câest le dĂ©but de ce quâil appelle dĂ©sormais son « journal » :
Il y a quelques jours, en lisant Robert Helmont de Daudet, il mâest venu lâidĂ©e dâĂ©crire mon « journal ». Lâan dernier, jâavais, aprĂšs avoir lu les MĂ©moires dâoutre-tombe, commencĂ© Ă Ă©crire mes mĂ©moires. Jâavais discontinuĂ© aprĂšs peu. Ă vrai dire, lâidĂ©e Ă©tait bien sotte et sentait lâinfluence du livre que je venais de lire. Ăcrire des mĂ©moires dans un siĂšcle comme le nĂŽtre, oĂč rien de vraiment important ne se passe surtout dans notre pays, câest bien inutile. EussĂ©-je Ă©tĂ© en Ăąge de le faire dans le temps de la guerre mondiale, jâeusse pu y mettre quelque chose dâintĂ©ressant; et, encore, si loin du champ de bataille et les nouvelles nous arrivant un peu dĂ©figurĂ©es, aprĂšs tout, câeĂ»t, mĂȘme alors, Ă©tĂ© fort inexact.
Le journal va constituer, comme lâont montrĂ© plusieurs critiques, la matrice de tous les textes de Garneau : il y verse ses lettres, ses poĂšmes, ses esquisses de nouvelles ou de romans, il y rĂ©dige des rĂ©flexions qui, consignĂ©es par Ă©crit, lui permettent de mesurer ses progrĂšs. Il sâempresse en outre de dissocier cette forme de tout modĂšle, y compris celui quâil vient de citer (Robert Helmont de Daudet, qui appartient justement Ă lâautre monde dont Garneau se sent si diffĂ©rent puisquâil sâagit dâun journal de guerre Ă©crit au moment de la dĂ©bĂącle de la France en 1870). Il nây aura rien de tel dans le journal de Garneau, aucun compte rendu de ce qui se passe au pays, dans la ville, Ă lâĂ©cole ou Ă la maison. Toute sa vie, Garneau se montrera indiffĂ©rent aux soubresauts de lâhistoire, comme sâil pressentait que, quoi quâil advienne, son propre pays resterait en dehors du coup. Les vrais combats, semble-t-il dire, ont toujours lieu ailleurs. Assumer la rĂ©alitĂ© dâici, câest aussi paradoxalement assumer subjectivement quâil nây a pas dâĂ©vĂ©nement au sens fort, que lâhistoire nâa aucun intĂ©rĂȘt pour lui.
Sâil prĂ©fĂšre la forme du journal Ă celle des mĂ©moires, câest aussi quâelle offre un cadre idĂ©al pour improviser, peu contraignant, sans tradition forte.
Ce sera une Ă©tude, une analyse, un conte, des pages disparates ou une petite histoire continue, suivie, selon ma disposition journaliĂšre, probablement dans le genre de la premiĂšre Ă©tude qui y figure et dâoĂč mâest venue lâidĂ©e de la forme de ce journal : enfin quelque chose de personnel et que je tĂącherai de rendre original. Le but de ce travail est de me mieux connaĂźtre et ainsi de me perfectionner dans lâordre moral et intellectuel. Câest Ă ces fins que jây ferai figurer des analyses de mes Ă©tats dâĂąme et dâesprit ! chaque fois que jâen aurai dâintĂ©ressants; et des Ă©tudes sur des pensĂ©es ou des opinions afin dâacquĂ©rir de nouvelles idĂ©es : car les idĂ©es viennent souvent Ă lâimproviste quand on Ă©crit et provoquent des rĂ©flexions et dâautres idĂ©es encore. Ce journal aura aussi pour but de mâaider Ă constater mon Ă©volution, Ă voir ses tendances, et Ă la guider et la tenir dans une bonne voie.
Il ouvre son journal par une longue description de la vie Ă Sainte-Catherine, avec ses paysages, ses anciens paysans comme MoĂŻse, lâhomme Ă tout faire de la famille depuis des gĂ©nĂ©rations, celui qui a servi au temps du grand-pĂšre Oscar PrĂ©vost. Sainte-Catherine est pour Garneau le lieu par excellence de la vie libre, par opposition Ă la vie montrĂ©alaise soumise au rythme de lâannĂ©e scolaire, « si monotone et si pleine de dĂ©tails accidentĂ©s et inconsĂ©quents ». Ă Sainte-Catherine, il a des loisirs pour faire ce qui lui plaĂźt et surtout pour sâĂ©tudier : « Câest lĂ enfin quâil mâest donnĂ© de penser sans contrainte Ă ce que je veux penser. » Il Ă©crit cela le 8 mars 1929, alors quâil se trouve Ă MontrĂ©al, quelque part dans un restaurant ou dans sa chambre dĂ©sordonnĂ©e, pleine de papiers, de flacons ...