Sac
Rare amie de Samuel Beckett, Anne Atik, la veille d’un départ pour un long séjour à New York, note le 24 août 1983 : Arrive en titubant — non pas qu’il ait bu, mais simplement à cause de l’âge. A embrassé du regard les murs nus, enregistrant les signes de notre départ. Pose sa sacoche vert kaki, genre havresac. Ne porte pas de chaussettes, ce qui a toujours été son habitude, l’été, depuis que je le connais. Légère chemisette beige. Ressemblait tellement à un oiseau. Avons bu du rieussec. A essayé de se souvenir d’un des poèmes de Synge. Geste magnifique : la tête entre les mains. Récite le premier vers, puis le second. Ne parvient pas à retrouver les suivants mais se rappelle les deux derniers, évoquant la mort en automne d’un pécheur silencieux rejoint par la Faucheuse : And took him, as the evening dews — Were setting o’er the fields again. (Elle l’emporta comme la rosée du soir — Se couchait à nouveau sur les champs noirs.)
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On trouve souvent un sac chez Beckett. Sac d’embrouilles. Sac à malices. Bissac ou besace. Havresac. Poche ou cabas. Dans Amour et Léthé, l’une des dix nouvelles écrites à Dublin dans les années 1930, glissée dans le recueil coquinement titré More Pricks than Kicks que la censure irlandaise a aussitôt interdit (imprimé en 1935, distribué en 1952, traduit en 1994 par Édith Fournier sous le titre Bande et Sarabande), on trouve un futur Willie sous les traits de Belacqua. Beckett écrit : lui et sa grande gueule blafarde, Belacqua soi-même, cet être au destin funeste ; ce nom de Belacqua, il le prend chez Dante dans le chant IV du Purgatoire, Belacqua l’indolent, un luthier de Crémone vivant accroché à un rocher, replié sur lui, irresponsable, antihéros et alter ego de notre Sam qui, lui, ne touchera pas au luth mais au piano (Bach jamais atteint, mais les sonates de Haydn vers la fin de sa vie, seul, sa femme Suzanne, la porteuse des manuscrits rue Bernard-Palissy, étant morte) ; ce Belacqua étonnamment (du moins en apparence) déterminé à se suicider, dans cette novella sur thème d’amour et de léthargie, mais à la condition de le faire à deux, et pourquoi pas avec cette fille d’Irishtown du nom de Ruby Touch, une donzelle de trente-quatre ans dont l’apparence extérieure ne retenait pas l’attention de Belacqua. L’écrivain en herbe (Sam est dans la vingtaine, il n’a pas encore eu la vision qui l’aiguillonnera en mars 1946, sa trouvaille de l’écrit beckettien dont Oh les beaux jours sera l’un des sublimes accomplissements) nous esquisse une ressemblance approximative entre cette Ruby, une future Winnie, et la Marie-Madeleine de la Pietà du Pérugin qu’il a observée à la National Gallery de Dublin, une Marie-Madeleine aux cheveux non pas roux mais noirs.
Alors Belacqua emmène Ruby à la campagne pour exécuter le programme. Il gare son cabriolet sport au pied d’une montagne. Il en ouvre le spider et en extirpe un sac. Qu’est-ce qu’il y a dans ce sac ? s’enquiert la Marie-Madeleine noire. Belacqua énumère : le revolver et les balles, le véronal, la bouteille et les verres, le message. La bouteille est un whisky de quinze ans d’âge, le message leur commune lettre d’adieu au monde. Ils gravissent la montagne en silence. Le sac à bout de bras, Belacqua conduit Ruby au sommet : c’est un cairn, autrement dit un monticule, un tumulus, autrement dit un mamelon. Ruby trébuche, elle enlève sa jupe qui la gêne. Lisons : « Belacqua plia la jupe sur son bras car il n’y avait pas de place dans le sac et Ruby, grandement soulagée, prit d’assaut le sommet en petite culotte. » Là voilà bientôt enfoncée jusqu’aux genoux dans la callune, et plus encore, la callune (c’est de la bruyère) lui montait à présent jusqu’aux jarretelles, elle semblait sombrer dans la brande comme dans des sables mouvants. Belacqua, ne cessant de différer l’ouverture du sac : J’avais pensé apporter le gramophone, et la Pavane de Ravel…
Ils ne se tueront pas, ces deux-là, l’indolent et sa donzelle ; on ne meurt pas dans le théâtre de Beckett. On vit, c’est là le seul drame. Sinon, quelles tueries dramatiques y aurait-il à imaginer ? Hamm étouffant Clov avec son vieux linge, Didi achevant Gogo d’un coup de bottine, Krapp s’étouffant avec sa banane, Willie qui attrape le revolver sorti du sac de Winnie pour se supprimer et faire taire à jamais sa babillarde… Non, il n’y a que Malone qui mourra alone dans son lit, ou Murphy dans sa chaise berçante, ou Molloy au fossé (disparitions entre les pages encrées, jamais sur les planches éclairées). Dans le théâtre de Beckett, comme dans celui de Racine, on ne meurt pas à vue. Alors le Belacqua et sa Marie-Madeleine en petite culotte, vous pensez bien, ce sera fiasco et ratage, une balle va partir par inadvertance et tomber in terram. Ruby boit peut-être juste un peu trop… La salope se débinait. Et le problème de la préséance qui les embête. Comme on ne peut boire ensemble au même verre de véronal, on ne peut tirer une seule balle pour s’éliminer de concert, et mourir pile poil à deux. Alors, qui le premier ? Allez, ils vont finir la bouteille de whisky, Ô mort au sein même de la Vie, vocifère Belacqua en citant quelqu’un de sûrement connu, que sont les jours enfuis… Les beaux jours enfuis, le vieux style. Beckett, in fine, écrit : ils s’accouplèrent en d’inévitables épousailles…
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Il y a le sac, bien sûr. Elle le regarde.
Le sac… Son regard s’en détourne.
Il y aura toujours le sac…, avait-elle dit, et dira-t-elle.
Inquiète, sournoise, folle, la dame au sac ? Saurais-je en énumérer le contenu ? Non, se réplique-t-elle. Saurais-je répondre si quelque bonne âme, venant à passer, me demandait, Winnie, ce grand sac noir, de quoi est-il rempli, saurais-je répondre de façon exhaustive ? Non, se dit-elle. Les profondeurs surtout, qui sait quels trésors. Quels réconforts. Elle le regarde encore. Oui, il y a le sac. Et encore elle farfouille dedans (il est à côté d’elle, à sa gauche, un grand sac noir, genre cabas, son poumon). Un tout petit plongeon peut-être quand même, en vitesse… Elle en ressort un revolver (Encore toi !), un Browning qu’elle va appeler affectueusement Brownie, vieux Brownie… (Facétie eucharistique : elle le tient en l’air comme un biscuit — hostie carrée brune — et lui donne un baiser rapide.) Pas encore assez lourd pour rester au fond avec les… dernières cartouches ? Pensez-vous ! Toujours en tête…, minaude-t-elle.
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Hormis, comme l’indique Beckett jamais à court d’une didascalie, « tout un bric-à-brac inidentifiable », voici le contenu de ce sac de Winnie, par ordre d’apparition des objets entre les mains de l’officiante du Théâtre, corps exposé qui s’enlise dans un mamelon de carton-pâte ou de coutil alors que Willie son mari tente de s’engouffrer dans le sol derrière le mamelon comme le Narrateur du Terrier de Kafka : une brosse à dents, un tube de dentifrice aplati, une petite glace qu’elle va casser (chaque soir, il y en a une petite caisse en coulisses), un étui à lunettes, une paire de lunettes, le revolver, un flacon de liquide rouge qu’elle va vider on ne sait pourquoi (en créant le rôle, Madeleine Renaud non plus ne savait pas pourquoi…), un bâton de rouge, une toque à plume très bibi, une loupe, une boîte à musique en forme de chalet savoyard qu’elle va activer pour écouter une valse mélancolique de Franz Lehár, une lime à ongles. Objets de soins de beauté. Heure exquise. Qui nous grise. Lentement. Instruments d’une passion. Mais le revolver ! Vieux Brownie ! Lui seul ne retournera pas dans le sac. De soir en soir.
Beckett, qui assista, en gardant le silence, à toutes les répétitions de la création mise en scène par Roger Blin, mais à aucune représentation, s’attardait durant les pauses à trier, soupeser ces objets, étui, tube, brosse, loupe, lime, miroir, un à un, les rangeant, les ressortant, les réaménageant, au point que Madeleine Renaud s’étonnait qu’un homme développe tant d’intérêt et de savoir sur la culture des sacs de dames… On peut comparer cette minutie d’accessoiriste de Beckett à celle de Brecht répétant Mère Courage et montrant à Hélène Weigel, qui était sa femme, comment ouvrir et boucler le fermoir du sac d’Anna Fierling, la cantinière qui s’enlise dans la trivialité de la guerre de Trente Ans.
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Le Ah ! de Verlaine, dans Colloque sentimental, sera devenu Oh… Et foin du point d’exclamation ! Le vieux style… La sonate des spectres. Inspiré de Verlaine et citant Hugo, le Sam. Bizarre, bizarre… Vous avez dit « bizarre » ? Comme c’est bizarre… Drôle de drame que celui de cette femme enterrée à mi-corps puis à mi-cou et qui se souvient qu’un couple entre deux âges (Derniers humains — à s’être fourvoyés par ici. Jusqu’ici.) l’avait reluquée, se demandant si elle était à poil là-dedans… Épouse Courage qui vide et remplit son cabas et qui, successivement et alternativement, selon les indiscutables didascalies du dramaturge, est enjouée, perplexe, insouciante, joyeuse, agacée, distraite, dégoûtée (Pouah !), méprisante, heureuse, violente, nonchalante, inquiète, mondaine, choquée, joyeuse encore, véhémente, souriante et finalement inexpressive…
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Dans Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, Nathalie Léger signale que, sur les étagères de la Bibliothèque nationale de France, parmi les objets qui chargeaient le sac noir de Winnie, le sac que manipulait chaque soir la comédienne Madeleine Renaud en 1963 — dans le théâtre de l’Odéon dont les balcons (que l’on n’aurait su remplir) étaient dissimulés par un grand vélum —, le Browning d’Oh les beaux jours est là. « Le revolver est rouillé », note-t-elle. Elle écrit : « Les instruments de cette passion sont si bien emballés, l’officiante de la Bibliothèque est si méticuleuse qu’on croirait les os de saint Polycarpe échappés des flammes du bûcher. Et pourtant, on les regarde avec indifférence. Ce ne sont plus que des accessoires de théâtre enlisés dans le temps. »
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Clara Colosimo, une actrice oubliée (née en 1922, morte en 1994, harpiste dans Prova d’orchestra et figurante orgiaque dans Fellini Satyricon, elle traverse, silhouette anonyme, le Novecento de Bertolucci), fit une grève de la faim durant dix jours, en 1965, pour obtenir à l’arraché le rôle de Winnie dans une production de Giorni felici à Milan. Barouf des gazettes. Beckett effaré. Laura Adani, une actrice alors plus connue que cette Colosimo, mais oubliée elle aussi, affirmait à la presse détenir l’exclusivité du rôle en Italie…
La comédienne Christine Tsingos meurt en 1973 en sortant de scène, une crise d’asthme fatale après avoir joué Winnie à Athènes. Tsingos était une amie du couple Beckett ; elle était au commencement de tout puisque, propriétaire avec son mari du théâtre de la Gaîté-Montparnasse, elle avait accueilli la mise en scène de La Sonate des spectres que Roger Blin réalisa en 1949 ; Sam et Suzanne, alors célibataires (même mariés ils demeureraient un couple de célibataires), allèrent voir cette pièce de Strindberg, et Sam y retourna seul, initiative rarissime ; quelques jours plus tard, Suzanne refilait le manuscrit d’En attendant Godot à Roger Blin, et on connaît la suite, Anouilh qui s’excite : les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini, puis la fin de partie, la dernière bande et les beaux jours… (Et moi qui possède le petit programme original de la création au théâtre de Babylone, 38, boulevard Raspail, BAB 04-35, qu’on vendait soixante-dix francs avec un dessin colorié à la main, archive sacrée qu’une lectrice d’Outremont me fit parvenir un jour où j’avais écrit, dans un de mes carnets du Ici, qu’avait séché et s’était réduite en poudre sur un rayon de ma bibliothèque la fleur que j’avais cueillie au cimetière du Montparnasse, sur la tombe du grand Sam.)
Sur la page de garde du manuscrit d’Oh les beaux jours qu’il fait remettre à Blin en 1962, Beckett écrit : « Voilà, si tu le veux vraiment, mais il faut que tu veuilles vraiment. » Sa sonate à lui, réduite à deux spectres, hugolesque et verlainienne, crépusculaire et sentimentale, eucharistique et farceuse, conçue pour un homme et jouée par une femme, elle s’imposa dans tous les théâtres du monde. Roger Blin à France Observateur le 17 octobre 1963 : « Ça biffe trente ans de conneries. » Et ça, ce ça qui biffe, ça s’appelle un sac, comme dans mise à sac, mettere a sacco… le sac non pas de Rome, mais de Sam.
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À vingt et un ans, André Bernold croisa Beckett dans la rue, à Paris. Lorsque l’écrivain septuagénaire, nobélisé et l’air embarrassé, descendait la rue Saint-Jacques, filait vers le Petit Cluny ou flânait devant les grilles de la rue d’Ulm (oh les beaux jours quand il les grimpait, ces grilles, saoul, aux petits matins de la fin des années 1920). Était-ce bien lui, là, rue Saint-Jacques ? Le jeune Bernold eut l’audace, ce jour de novembre 1979, de lui demander confirmation de son identité. C’était lui. Ils se parlèrent à peine, et se revirent. Dans L’Amitié de Beckett, Bernold raconte leurs petits rituels : Être en avance, par exemple, très légèrement, d’une ou deux minutes à peine, sur l’heure fixée et toujours rigoureusement observée, à la seconde près, par l’un des deux au moins, cela était un plaisir que nous nous laissions l’un à l’autre tacitement, en alternance, mais j’en usais davantage, pour la satisfaction de le voir arriver de profil, ne regardant ni à droite, ni à gauche, ne commençant à chercher du regard qu’à partir d’un certain endroit ; lancé avec lenteur sur ce même trajet qui lui faisa...