chapitre premier
Éduquer au pluralisme :
le débat
Bien que les deux grandes finalités du programme Éthique et culture religieuse, la reconnaissance de l’autre et la poursuite du bien commun, aient fait rapidement consensus, plusieurs groupes se sont opposés au programme dès les premiers mois de son implantation. La déconfessionnalisation était à peine achevée qu’un nouveau débat prenait forme : comment faire en sorte que l’éducation au pluralisme respecte à la fois la liberté de conscience et les principes de la laïcité ? Les objections de ces groupes, qu’il s’agisse de demandes d’exemption fondées sur la liberté de conscience ou d’une opposition de principe à l’enseignement culturel des religions à l’école publique, présentent toutes un grand intérêt. Elles faisaient suite, en relayant les arguments de nombreux adversaires de la déconfessionnalisation, à l’important débat public qui avait accompagné les audiences du Groupe de travail sur la place de la religion à l’école, présidé par Jean-Pierre Proulx. La chronique de ce débat est bien connue, je n’y reviens ici que pour souligner la succession continue des obstacles dressés par les uns et les autres à la mise en œuvre de la déconfessionnalisation.
Ce processus, qui s’est étalé de 1997, date de la mise sur pied du groupe de travail, à 2005, date de la promulgation des « Orientations ministérielles » et de l’adoption du projet de loi 95 (Loi modifiant diverses dispositions législatives de nature confessionnelle dans le domaine de l’éducation), représente l’une des périodes les plus riches du débat public sur la place de la religion à l’école, mais aussi dans la société.
Ce débat, qui se déploie après la publication du rapport du Groupe de travail en 1999 sous le titre Laïcité et Religions. Perspective nouvelle pour l’école québécoise, a été l’occasion pour la quasi-totalité des organismes publics d’intervenir et de rédiger des avis. Les recommandations du rapport ont conduit à l’adoption du dispositif législatif qui a confirmé la déconfessionnalisation du système scolaire, notamment des modifications à la Loi sur l’instruction publique et à la Charte des droits et libertés de la personne. À toute cette littérature, il faut ajouter un nombre important d’interventions privées et associatives, dont le dénominateur commun est une préoccupation citoyenne pour la question du pluralisme et de la laïcité. Les consensus qui se sont dégagés autour de la nécessité de remplacer un régime discriminatoire par un régime respectueux de l’égalité constituent les principaux acquis de cette période. Dans son important avis de 2004, le Conseil des relations interculturelles a colligé ces consensus et a recommandé au gouvernement de les traduire dans une législation adéquate. Cet avis compte parmi les interventions les plus significatives, et on peut y noter l’appui sans réserve donné à la mise sur pied d’un programme d’éthique et de culture religieuse. Il fut suivi en 2005 par un avis du Conseil supérieur de l’éducation qui en reprenait en gros les conclusions, tout en précisant les mesures relatives aux droits. La création d’un programme d’éthique et de culture religieuse constituait en effet aux yeux de tous la recommandation la plus innovatrice du rapport Proulx, mais elle allait se révéler aussi la plus controversée.
Quel fut, peut-on se demander dix ans plus tard, le ressort principal de la controverse ? Bien que certaines objections aient conduit à des procédures devant les tribunaux et que les opposants habituels de la déconfessionnalisation, comme l’Association des parents catholiques, se soient regroupés dans un organisme parapluie, la Coalition pour la liberté en éducation, pour mener une lutte sans merci contre le programme ECR, la discussion s’est déroulée dans une relative sérénité. On doit à la rigueur de nombreuses interventions juridiques et sociologiques d’avoir clarifié les enjeux et ainsi dégagé le débat des options idéologiques où il était souvent rabattu par les antagonistes. Les travaux du juriste Pierre Bosset et de la sociologue Micheline Milot, pour ne citer que deux exemples remarquables, ont permis de le faire progresser vers de meilleurs consensus. Les arguments mis de l’avant par les uns et les autres ont donné lieu à une littérature abondante, où on trouve aussi bien des analyses théoriques des modèles de laïcité les mieux adaptés à la situation du Québec que des énoncés de principe qui mettent en lumière des désaccords fondamentaux sur l’extension du pluralisme dans notre société. Les jugements des tribunaux font partie de cette littérature et, en créant un nouvel espace de discussion juridique sur la laïcité scolaire, ils ont permis de préciser les consensus sociaux.
Je n’entreprendrai pas de passer en revue les arguments des uns et des autres ; je m’intéresserai plutôt à ce que nous pouvons en retirer pour l’évolution de la laïcité dans le contexte de l’éducation. Ma conviction est qu’il valait la peine de chercher un modèle autonome d’éducation publique au pluralisme : laisser une case vide dans la formation des jeunes, se replier sur des savoirs en apparence plus utiles pour le seul motif d’éviter le conflit aurait été une forme de démission. Le Québec a vécu en effet sous un régime où, pendant longtemps, l’école publique recevait un mandat des Églises chrétiennes, principalement de l’Église catholique, pour assurer l’éducation religieuse des jeunes, et ce n’est qu’à une date très récente que l’école a proposé le choix d’un enseignement moral alternatif. Le nouveau régime inauguré au début du xxie siècle marque l’achèvement de la laïcité scolaire et il implique d’une part l’abandon de toute perspective confessionnelle et, d’autre part, l’adoption d’une approche équitable et respectueuse des droits de tous dans l’école.
Quand on examine l’ensemble des objections formulées contre ce régime laïque, on constate qu’aux yeux des opposants cette équité ne semblait pas garantie. Présentant pour certains le risque d’un préjudice sérieux à la conscience des enfants élevés dans des familles croyantes, discriminatoire pour ceux qui se réclament d’un humanisme excluant tout contenu religieux dans l’école publique, le programme ECR constituerait, dans son essence même, une infraction aux principes d’égalité et de neutralité de l’État. Malgré le rôle important qu’y tient la réflexion éthique, il ne respecterait pas les exigences de la laïcité, notamment pour tout ce qui concerne la compétence de compréhension du phénomène religieux. Il convient d’examiner soigneusement ces objections, pour en évaluer le mérite, au regard des finalités du programme dans le système complet de l’éducation au Québec, tel qu’il est présenté dans le Programme de formation de l’école québécoise.
Je distingue trois catégories principales d’objections et je les discute dans l’ordre chronologique de leur survenue dans le débat public. Il s’agit en premier lieu des objections relatives à la liberté de conscience, objections présentées surtout par des groupes catholiques et par des groupes libertariens (tenants de l’enseignement à domicile), les seconds parfois indissociables des premiers, qui ont conduit des parents de la Commission scolaire Des Chênes (Drummondville) à réclamer une exemption devant la Cour supérieure du Québec. Leur cause a été menée jusqu’à la Cour suprême du Canada, où elle a été rejetée. La requête du Loyola High School de Montréal, école secondaire privée anglophone dirigée par les Jésuites, fait partie du même groupe. Elle a également été présentée à la Cour suprême, qui cette fois a donné raison, à certaines conditions, aux demandeurs, au printemps 2015.
J’examine en deuxième lieu les objections relatives à la laïcité elle-même, qui ont nourri l’opposition acharnée du Mouvement laïque québécois et de plusieurs intellectuels proches des positions de ce groupe. Cette catégorie d’objections nous met en présence d’une conception de la laïcité qui refuse systématiquement toute forme de connaissance, voire de présentation, du phénomène religieux dans l’école et tout ce qui peut être perçu comme un retour de la confessionnalité « par la porte d’en arrière ». Aux yeux des représentants de ce groupe, l’éducation au pluralisme devrait se limiter à la dimension éthique (diversité des conceptions du bien et délibération citoyenne) et se concentrer sur l’éducation civique. L’inspiration républicaine de ces positions, souvent reprises du modèle français, permet de les situer et de les mieux comprendre, notamment quand on les revoit à la lumière du débat subséquent sur la Charte des valeurs québécoises proposée par le gouvernement du Parti québécois à l’automne 2013. Ce débat a permis de revenir sur plusieurs questions confuses concernant la nature de la laïcité scolaire et il a réactivé cette catégorie d’objections alors qu’elle paraissait sur le point de s’éteindre.
Je considère en dernier lieu les objections relatives aux conséquences idéologiques et politiques du programme, perçu par certains comme porteur d’un endoctrinement multiculturaliste, objections mises de l’avant par un groupe d’historiens et de sociologues nationalistes, soutenus brièvement par des députés du Parti québécois, avant la défaite électorale de ce parti au mois d’avril 2014 et l’abandon du projet de charte des valeurs. Cette dernière catégorie d’objections met en jeu la notion même d’identité québécoise, laquelle serait mise en péril par les prémisses du programme, jugées trop ouvertes à un libéralisme cosmopolite.
Ces trois ensembles d’objections émanent de milieux très différents, mais elles ont en commun de ne pas adhérer à l’argumentaire fondamental qui soutient les deux finalités explicites du programme. Les textes de ce programme, pour le primaire et pour le secondaire, exposent avec beaucoup de rigueur ses finalités éducatives et sociales : la reconnaissance de l’autre et la recherche du bien commun. Si, dans la mesure où elles reflètent le projet de laïcité pour l’éducation dans l’école québécoise, l’expression de ces finalités recueille un assentiment général, les arguments et les moyens mis en œuvre suscitent une réelle résistance. Il nous incombe d’en comprendre les raisons et de chercher à voir si les arguments soutenant ces finalités sont défectueux ou insuffisants, en particulier la structure des compétences du programme. La philosophie publique de l’éducation qui a conduit à ce programme mérite qu’on y retourne, et je réserve au chapitre suivant la discussion du concept de pluralisme qui en constitue le fondement. La réflexion sur ces arguments, en particulier sur les finalités, n’a pas connu au Québec le développement philosophique qui aurait été nécessaire pour nourrir un débat rigoureux sur les principes, ce qui a conduit à un repli sur les droits et au dépôt de recours devant les tribunaux. Bien qu’ils aient nourri la discussion, ces recours ne constituent pas à mes yeux le stade le plus achevé de la délibération publique, surtout dans un contexte où la tension entre le modèle républicain et le modèle libéral ne cesse de s’exacerber. Il s’agit donc d’approfondir la réflexion sur les principes de philosophie politique qui nous permettront, comme société, de justifier nos choix. C’est ce que je cherche à faire dans le présent essai.
Au lieu de cela, nous avons en effet été témoins d’une polémique sur les intentions et sur les conséquences du programme qui ne pouvait que s’enliser. Était-ce évitable ? Je pense que oui. Les exemples fournis par d’autres pays, notamment les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, devraient nous inciter à rechercher un approfondissement des finalités de l’éducation au pluralisme : ces sociétés connaissent en effet les mêmes défis démocratiques que le Québec, mais elles disposent de riches traditions nationales sur la sécularisation et la laïcité scolaire. De plus, elles peuvent puiser dans une longue histoire philosophique, où l’on observe une réflexion très diversifiée sur le pluralisme et le dialogue. Je pense ici non seulement à la tradition britannique de la tolérance, héritée de John Locke et reprise par des philosophes contemporains comme Michael Walzer, mais aussi à la tradition protestante de la sécularisation, représentée surtout en Allemagne de Max Weber à Hans Blumenberg. Le Québec aborde la laïcité scolaire avec un regard neuf, et même s’il n’existe pas de modèle prédéterminé pour atteindre les finalités que nous nous proposons, le répertoire philosophique européen et américain est ouvert et peut nous inspirer.
C’est dans ce but que j’examinerai, brièvement, la philosophie de l’éducation publique de certains penseurs américains contemporains, que leur réflexion a conduits à s’engager en faveur de l’éducation au pluralisme. La première, Diane L. Moore, est venue à Montréal à l’automne 2009, et j’ai pu discuter avec elle. Le modèle de culture religieuse qu’elle met de l’avant présente des qualités indiscutables. Plusieurs autres proposent une réflexion qui peut également éclairer notre situation, je pense notamment à Eamonn Callan, Meira Levinson et Stephen Macedo. J’évoquerai aussi le travail pionnier de Fernand Ouellet, de l’Université de Sherbrooke, le premier à avoir développé au Québec un modèle d’éducation culturelle. Mon but est de chercher dans leurs approches des formulations nouvelles des arguments en faveur de l’éducation au pluralisme dans les sociétés multiculturelles. Les exemples tirés du système français ou britannique, je pense en particulier aux importants travaux de Mireille Estivalèzes et de Robert Jackson, seront aussi mis à contribution, car la réflexion qui y est proposée est convergente. Chez tous ces penseurs, je trouve le relais contemporain indispensable pour accéder aux justifications historiques du pluralisme et de la laïcité et les interpréter pour notre situation, ici et maintenant.
La liberté de conscience et la liberté de religion
L’éducation au pluralisme fait partie des priorités sociales du Québec et elle figure à ce titre parmi les recommandations importantes du rapport de la commission Bouchard-Taylor sur les...