Google Goulag
Jâai regardĂ© avec mon fils Night at the Museum : Battle of the Smithsonian. Lâhistoire est Ă la fois trĂšs simple et trĂšs compliquĂ©e : le « plus grand musĂ©e du monde » a acquis rĂ©cemment la momie du pharaon Kahmunrah et sa « tablette magique ». Or, imaginez-vous donc que, grĂące Ă la tablette, la nuit venue, Kahmunrah ressuscite ! Dâailleurs, tout renaĂźt dans le musĂ©e, au commandement du iPad hiĂ©roglyphique. Les mannequins sâaniment et sortent des vitrines pour prendre part au combat immĂ©morial du Bien et du Mal. En effet, Kahmunrah est reparti Ă la conquĂȘte du monde, une obsession chez lui. Il est assistĂ© dans cette entreprise antidĂ©mocratique par le trio dĂ©moniaque que forment Ivan le Terrible, Al Capone et NapolĂ©on (toujours un mĂ©chant pour les Anglos). Heureusement, contre ces affreux conquĂ©rants, dans le camp du Bien se dresse le sympathique Larry, gardien de nuit. Un gars bien ordinaire mais qui tient son bout. Ses fidĂšles alliĂ©s â mon fils les reconnaĂźt, pour avoir fait leur connaissance dans le premier Night at the Museum â sont le prĂ©sident Teddy Roosevelt, Attila le Hun, Octavius le centurion romain et Jedediah le cow-boy. Je nâai pas compris pourquoi Attila Ă©tait un gentil, et Ivan un mĂ©chant. Attila ferait-il plus ethnique-autre-ouvert, moins occidental-mĂȘme-fermĂ© (ou seulement moins russe) ? Toujours est-il que les gentils en arrachent, on voit le moment oĂč le pharaon Ă tablette magique va conquĂ©rir le monde et abolir les droits de la personne. Mais le gars des vues sâen mĂȘle et Le Penseur de Rodin se jette dans la bagarre â quel athlĂšte, celui-lĂ , quand il arrĂȘte de penser ! Et puis, lâaviatrice Amelia Earhart trouve Larry Ă son goĂ»t et dĂ©barque de son coucou pour lui donner un coup de main. La lutte est terrible, le sort balance, lâunivers est en haleine. Enfin le Bien triomphe, grĂące au colosse Abraham Lincoln, qui sort de sa niche du Memorial pour distribuer aux conquĂ©rants des taloches bien mĂ©ritĂ©es.
Je nâen reviens pasâŠ
Lou mâentraĂźne ensuite devant son ordinateur pour une partie de Civilization. Le but du jeu, comme de raison, est de conquĂ©rir le monde. Je retrouve Abraham Lincoln en prĂ©sident dâAthĂšnes. Les AthĂ©niens sont une tribu prĂ©historique qui vit habituellement en Mongolie, mais qui sâest rĂ©cemment lancĂ©e Ă la conquĂȘte de lâAmazonie. LâAmazonie, comme chacun le sait, est une province de la Chine, entre le Danemark et la GaspĂ©sie. La partie est rude. Les AthĂ©niens de Lincoln lancent des missiles Tomahawk contre les troupes du shogun qui se battent pour le compte de Charles Quint, roi de Tasmanie.
Je suis sidéré, flabbergasté, comme dirait Marcotte ! On en est rendu là !
Voyons, papa, Civilization, câest juste un jeu. Oui. Bien sĂ»r. Et Night at the Museum, juste un film. Y a rien lĂ . Pourquoi ces libertĂ©s prises avec lâhistoire me scandalisent-elles ?
Je repense Ă ce que jâai entendu Ă Radio-Canada, lâautre soir. Une prĂ©sentation du roman de Jean Echenoz, 14 : « Cette guerre-lĂ , savez-vous, 14-18, jâavoue que je ne la connaissais pas. Jâai fait une recherche. Savez-vous que 14-18, çâa Ă©tĂ© Ă©pouvantable ! »
ScĂšne vĂ©cue : un jeune professeur expose aux Ă©tudiants de son sĂ©minaire le concept de prĂ©sentisme, de François Hartog. DâaprĂšs cet auteur, le prĂ©sentisme serait le rĂ©gime dâhistoricitĂ© de notre Ă©poque. Les Ă©tudiants rĂ©agissent en se fĂ©licitant de vivre Ă une Ă©poque libre des prĂ©jugĂ©s sexistes et racistes du passĂ©. Ils ont compris prĂ©sentisme comme signifiant le contraire de passĂ©isme. Ils nâont pas saisi la signification critique du concept. Pour eux, ĂȘtre prĂ©sentiste, câest ĂȘtre jeune, vivant, intense, actuel, tolĂ©rant. Un prĂ©sentiste, câest quelquâun dâouvert, qui nâest pas comme ces gens bornĂ©s qui trouvent toujours que « câĂ©tait mieux avant ».
Le professeur semble un peu surpris que ses Ă©tudiants soient prĂ©sentistes au point de ne pas comprendre que le prĂ©sentisme est un aveuglement idĂ©ologique, un chauvinisme du prĂ©sent. Que le terme dĂ©signe justement lâĂ©troitesse dâesprit qui consiste Ă croire que le prĂ©sent est forcĂ©ment un progrĂšs par rapport au passĂ©. Pris au dĂ©pourvu, le professeur hĂ©site. Osera-t-il dĂ©tromper ses Ă©lĂšves ? Il laisse dire dâĂ©normes bĂȘtises avec un sourire comprĂ©hensif. Craint-il quâon le juge passĂ©iste ? Ou quâon lui donne une mauvaise note quand les Ă©tudiants Ă©valueront son enseignement ?
Allez-y donc, un beau jour, Ă lâuniversitĂ©. Prenez un pupitre au fond dâune classe, pour avoir vue sur la cascade dâĂ©crans descendant vers lâestrade. On se croirait dans un avion oĂč chaque passager regarde un film diffĂ©rent. On envoie des messages, on joue, on lit le journal (pas trop), on regarde une vidĂ©o sur YouTube, on magasine sur Amazon, on Ă©crit sur Facebook Ă la copine de la rangĂ©e de derriĂšre, on retourne sur YouTube, on rĂ©pond au copain de la rangĂ©e de devant⊠(JâexagĂšre. On Ă©coute aussi le professeur, et certains Ă©tudiants prennent des notes.) On a beaucoup parlĂ© de ce phĂ©nomĂšne. Cela sâappelle le multitasking. On sâĂ©pate du « recĂąblage cĂ©rĂ©bral » qui permet aux « jeunes » de faire tant de choses en mĂȘme temps. Une mutation de lâespĂšce humaine. Michel Serres est en admiration.
LâidĂ©ologie prĂ©sentiste admet tout naturellement que le multitasking est un progrĂšs du cerveau. Aujourdâhui, on pense mieux, dans les deux sens : plus dĂ©mocratiquement et plus efficacement. Avec plus dâefficience et plus de rĂ©silience que les gens dâautrefois. Le respect pour la diffĂ©rence exclut les diffĂ©rences du passĂ© et des autres cultures, lâinfinie variĂ©tĂ© des Ă©poques et des pays. Comme si la haute technologie Ă©tait le sceau des rĂ©volutions et abolissait Ă rebours jusquâĂ la nĂ©cessitĂ© de connaĂźtre les diffĂ©rences historiques. Le prĂ©sentiste ne marche pas inquiet dans les tĂ©nĂšbres, comme ses grands-parents accablĂ©s par trop de modernitĂ©. Il surfe, comme dans certaines piscines, sur une vague stationnaire toujours renouvelĂ©e.
Ce nâest pas mon propos de refaire le constat, le procĂšs ou le deuil de la modernitĂ© dĂ©chue, exaltĂ©e ou dĂ©multipliĂ©e en postmodernitĂ©, non-modernitĂ© ou hypermodernitĂ© (et je nây comprends rien). La destruction de la tradition a libĂ©rĂ© des forces inouĂŻes de possibilitĂ©s qui se dĂ©couvrent chaque jour dans les ruines de la culture. Le prĂ©sentisme nâest cependant pas une nouvelle post-postmodernitĂ© qui exploiterait autrement le trĂ©sor Ă©clatĂ© de la tradition moderne. Il en est le figement â en avant !
En rĂ©gime prĂ©sentiste, le passĂ© nâest pas absent de la culture, mais dĂ©symbolisĂ© et recodĂ© dans le flux symbolique de chaque jour â il faudrait dire dĂ©sensĂ© et resensĂ© â, pour un usage spectaculaire et rentable. La pauvretĂ© symbolique Ă laquelle le marchĂ© rĂ©duit la paix entre les nations autorise la dĂ©symbolisation de tous les symboles, noms de famille, dâĆuvres, de lieux, mais aussi dâĂ©vĂ©nements historiques, et leur combinaison avec nâimporte quoi, littĂ©ralement et dans tous les sens. Recoder nâest pas resymboliser.
Jâinterrogeais derniĂšrement Google au sujet de Varlam Chalamov, lâauteur des RĂ©cits de la Kolyma, dĂ©portĂ© au goulag en 1937. Je clique sur un lien qui semble intĂ©ressant. Il ne conduit quâĂ une biographie sommaire, rien qui vaille. Comme jâallais revenir en arriĂšre, je remarque une annonce, en bleu, dans la marge : « Photos de SibĂ©rie. Contemplez. RĂȘvez. Partez ! »
Je nâen crois pas mes yeux : on profite de Chalamov pour essayer de me vendre des vacances en SibĂ©rie ! RĂȘvez ! Lâenfer des camps soviĂ©tiques, les peines interminables, la mort abjecte de millions dâhommes ! Contemplez ! Du haut des miradors, peut-ĂȘtre ? Je suis stupĂ©fait, bouleversĂ©, Ă©cĆurĂ©.
Au fait que cela me scandalise, on me reconnaĂźtra pour un homme du passĂ©. Comme le soir oĂč jâai vu Inglourious Basterds â choquĂ© noir, parmi les spectateurs ravis. Homme du passĂ© aussi Ă cette manie, terriblement datĂ©e, de suspecter lâinconscient de Google. Lui qui sait tout, pourquoi ignore-t-il quâil nây avait pas, quâil nây aura jamais de vacances possibles au goulag ? On me dit : voyons, Google ne peut pas renoncer Ă vendre la SibĂ©rie comme destination de voyage, ses eaux jaillissantes, ses aurores borĂ©ales. Le commerce, câest la paix entre les nations. Et la paix du marchĂ©, la paix des mĂ©moires. Google ne juge pas, il indexe. Câest du bon monde. Lâempire du Bien. Donât be evil. Et si on sait sây prendre avec lui, on le verra bon serviteur. Dâailleurs, il indexe aussi les horreurs de lâhistoire ainsi que les auteurs qui en ont parlĂ©, et mĂȘme, Amazon aidant, Ă quel prix on peut se procurer leurs livres, neufs ou dâoccasion.
Non. Je nâai pas Ă©tĂ© Ă©levĂ© comme ça. Neutraliser le mot goulag nâest pas neutre, câest prendre parti pour Staline. Et ce nâest pas moi, câest lâhumanitĂ© mĂȘme, en moi, qui trouve Ă©cĆurant dâignorer le sort de millions dâhommes pour refaire une beautĂ© au pays qui les a vus crever ! Neutraliser le goulag, en faire spectacle, câest tuer une seconde fois. Ă la Kolyma, le printemps recrache-t-il toujours des moraines dâossements au dĂ©gel des fusillĂ©s ? La vĂ©gĂ©tation a sans doute recouvert les baraques des dĂ©portĂ©s, mais dans mon idĂ©e le printemps et la verdure ne referont jamais une beautĂ© Ă la SibĂ©rie.
Refaire une beautĂ© â et si câĂ©tait la question ? Est-ce quâau XXe siĂšcle on nâa pas plus dâune fois refait une beautĂ© au monde dĂ©truit ? Pas exactement. Lâart et la littĂ©rature nâont pas refait une beautĂ© au monde dĂ©truit, ils ont fait de la beautĂ© avec la destruction. RedĂ©fini la beautĂ© sur mesure de dĂ©sastre. Sur dĂ©mesure de dĂ©sastre.
Je repense tout à coup à « la beauté sera convulsive ou ne...