La femme sans avenir
Dans lâacte dâamour se mĂȘlent deux haleines vivantes. Dans le moment de la perte, notre haleine se retrouve seule, ne sait plus faire signe Ă quiconque. Dans le deuil et la hantise, notre haleine, tout Ă coup, rencontre un courant dâair : le souffle de lâabsence, la respiration du lieu lui-mĂȘme. Le fantĂŽme.
Georges Didi-Huberman,
GĂ©nie du non-lieu
Hiver 1
La lande (mainates plombĂ©s, clĂŽtures, vire-vent et ferraille silencieuse) est un tableau mort oĂč je me reprĂ©sente aisĂ©ment, ensoleillĂ©e dâexistence. Je sais que tout sâaccĂ©lĂšre, mais jâessaie de tout retenir. Loin des cathĂ©drales en ruines, comme un drone, je survole les grĂšves, leurs taches arctiques et fractales. Les cuivres sĂ©crĂštent des mauves, lâhiver confĂšre au matin un ennui de fond. Le poids de mon corps sâĂ©vanouit. Ăventrer des fruits mâapaise, jâenfouis ma joue dans leurs plumes encore fumantes. Je rĂ©pĂšte jusquâĂ lâinconsistance : la mer se boit par petites gorgĂ©es, et chaque espĂšce emprunte un couloir diffĂ©rent.
Ma robe Ă©close, je cours avec des ciseaux. Jâoccupe lâĂ©ternitĂ© en taillant des silhouettes dans lâĂ©toffe du cosmos. Il est temps de me renouveler, de distinguer perte et apparence de perte. La terre sâĂ©loigne. Moi, figure dans un poing, moi plaie scintillante, moi, flĂšche. Je prĂ©fĂšre lâocĂ©an, son chĆur dĂ©multipliĂ©, son lustre violĂątre. Ma tristesse a le tintement de ceux qui reviennent. Pourtant, plus rien ne me concerne ici.
Je panique Ă lâidĂ©e de rĂ©apprendre la motion, de dĂ©cider ce qui est acceptable ou non, qui est ou nâest pas habilitĂ© Ă franchir la riviĂšre, je me tords les doigts et pose mon front lĂ -haut, sur la grande faille.
Hiver 2
Jâentre â et câest lĂ mot pesĂ© â dans lâirrespirable. Je mâarrache au rĂ©el et je dis, je beugle lâabsence de temps et dâespace pour demeurer humaine. Mon corps mâexhorte Ă fuir, ma soif une grandeur de souffle camouflĂ©e dans de petites noix rances.
Les jeux que jâinvente sont Ă©reintants, mais par eux jâĂ©chappe Ă la mort lente. Je nâai pas le choix, câest ainsi. Certains, il est vrai, piquent Ă travers champ et crĂ©ent des brĂšches dans lâobscuritĂ©. Le sacrifice a lieu Ă la brunante, quand se confondent loques et livrĂ©e royale. Ce quâil reste aprĂšs se mĂȘle aux traces des cerfs Ă lâentrĂ©e des ravages. Un ruissellement infime, le retour des longues journĂ©es.
Hiver 3
Je reviens dans lâeau sale de la zone et je lance mon Ă©crou, espĂ©rant que le biome ne me traite pas comme un corps Ă©tranger. Un pas de trop et câest la fin. Trop dâarrogance et câest aussi la fin. Le mĂ©canisme est prompt, explosif. Dehors, la pluie froide colle les cheveux au crĂąne. Les insectes prennent le chemin de la terre. Les moisissures prĂ©parent la suite. Je mue par mes pores.
Je veux atteindre lâautre cĂŽtĂ© du miroir, je veux jouer dans la trame du monde, en dĂ©foncer les contours. Une violence nĂ©cessaire. Il faut ĂȘtre brutal avec le monde. Douceur pour soi, violence pour le monde.
Hiver 4
CondamnĂ©e jâarpente lâespace Ă la brasse, je me dĂ©leste de mes bagues. Leur marque me rappelle mes vĆux de silence. Poulies et palans, jâapprends Ă remonter la pluie jusquâau carrelage miroitant de ma nouvelle demeure. Pour toi, jâabandonne ma paix, pour un seul mot entiĂšrement noir, ma maison dans les ronces.
Jâapprends Ă dĂ©croĂźtre avec la lumiĂšre comme les noyĂ©s prĂȘts Ă refaire surface. Jâai toujours aimĂ© les feux dâartifice, trop beaux trop clairs, la finesse des gaz et des particules qui retombent en Ă©cailles. Jâenvie la violence de lâĂ©lectricitĂ©. La nuit transporte mes armes, la nuit est un calque. Je flambe Ă lâangle des loupes.
Hiver 8
Dans une boĂźte Ă ta porte, mes restes comme des lames neuves â trois morceaux de charbon sous lâaile opposĂ©e des dimanches faciles. Tu me poses prĂšs de la fenĂȘtre. Ta collection dâos Ă souhaits attend quelquâun pour se rompre, sâenvoler, disparaĂźtre. Demain, tu seras ailleurs, sorti de ton axe comme une coupe brisĂ©e.
Toujours lâinquiĂ©tude dans ton regard, toujours cette tristesse. Aux autres, tu montres tes livres. Des poĂšmes enluminĂ©s dans de grands cahiers en cuir, palimpsestes rĂ©Ă©crits de ta main sur les rĂ©cits de naguĂšre. Mon nom sây rĂ©pĂšte, en lettres de toutes les couleurs. Tu y consignes ton engagement, prĂšs des mĂ©dailles qui, cueillies aux cols des morts, maintenant te dĂ©finissent comme chien. Tu dis : je suis chien fidĂšle, et tu en es fier, au milieu de cette cabane oĂč tu Ă©touffes.
Tu scrutes le ciel avec suspicion. Un ocĂ©an de sucre brĂ»lĂ©. Tu crois mâapercevoir, alors tu sombres dans le rĂ©cit hallucinatoire des influences planĂ©taires. Le fil de ta voix porte la beautĂ© de ta jeunesse. Câest lĂ quâil faut sauter, dis-tu, passer le relais au nĂ©ant. Je reste Ă bonne distance, mon seau dĂ©borde de perles. Ce nâest plus comme avant, avec les herbes penchĂ©es. Mais ton art me protĂšge. Ton art mime la soif, fait jaillir le sang.
Hiver 11
Le pĂ©ricarde sâembrase, puis le cĆur. Je peux te dire que je meurs seule, que les plages sâeffritent par kilomĂštres. FourvoyĂ©e dans ses transactions, son Ăąme ruineuse criblĂ©e de dettes, ma tĂȘte aspire les mĂ©taux lourds. Les liens pĂšlent comme lâĂ©piderme des granges.
Jâai changĂ©, je suis devenue blonde et altiĂšre. Tu bois Ă mon sein de morte et je refuse de revoir certains visages. Les ormes crachent des lianes sectionnĂ©es, les organes se mĂȘlent comme des vers. LâĂ©tĂ© se dĂ©roule Ă deux pas. On sâarrose, on arrose la prairie. Les couleurs se remarquent de loin. Es-tu heureux, es-tu vraiment heureux?
Hiver 25
Je te demande des nouvelles de ton cheval sauvage, peut-ĂȘtre as-tu rĂ©ussi Ă le promener par la bride, Ă tes cĂŽtĂ©s. Mais dĂ©jĂ tu tâallonges sans me voir derriĂšre la grande cotonnade, sur la table, entre les lambeaux de pĂąte crue, tu amorces une conversation avec une autre personne. Je pars au moment oĂč tu recommences Ă rire.
Hiver 32
Je dis chaleur du centre, charbon des extrĂ©mitĂ©s, joues et polymĂšre fondu : sache que je maĂźtrise mieux chaque jour lâart du jaunissement. Jâuse avec prudence de la salive comme des adverbes. Mon sommeil a mille ans â une jarre de voitures accidentĂ©es, de tiques et dâondes retenues.
Mon sable se dĂ©verse en petits monceaux et mes croquis alourdis par la bruine ne volent plus. Une saison dâaubes larmoyantes, fricassĂ©es, une annĂ©e de soirs distants. Je trĂ©buche sans jamais tomber.
Devant le champ dâĂ©puration, des lignes, mes seins dâindĂ©cision. Je me retiens dâouvrir la cage. Je retiens le chant quâon attend de moi. Je me retiens de vomir. Les branchages ont atteint les murets de ...