Drone de guerre
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Drone de guerre

Visages du Pakistan dans la tourmente

Guillaume Lavallée

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  1. 212 pages
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Drone de guerre

Visages du Pakistan dans la tourmente

Guillaume Lavallée

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Le « pays des purs » fascine. Mais qu'en savons-nous, au juste? Nous le regardons du ciel. D'en haut, avec des jumelles, nous nous limitons à une géopolitique désincarnée. Et nous oublions ce qui se joue sur le terrain, comment ce pays de deux cents millions d'habitants vit la guerre chez son voisin afghan, les frappes de drone sur son territoire, la radicalisation tranquille de sa campagne…Le journaliste Guillaume Lavallée propose un road-trip de la frontière afghane à la bouillonnante mégalopole Karachi pour illustrer les transformations de ce géant musulman aux pieds d'argile. Les mutations d'un peuple qui se retrouve sur la ligne de feu de cette guerre qui ne dit pas son nom, où l'armée ennemie n'est pas composée d'êtres humains, de semblables, mais de robots qui sillonnent le ciel, télécommandés depuis l'étranger, emplissant les nuits de leur bourdonnement obsédant.Psychiatres débordés par les victimes collatérales des drones, chefs tribaux ahuris, poètes pachtounes au verbe musclé, habitants des nouveaux quartiers sécurisés, jeunes désespérés qui abandonnent leur pays sur les eaux mortelles de l'espoir, gangsters de Karachi, soirées folles et secrètes d'une élite blindée… Drone de guerre raconte ce Pakistan bien réel, celui des habitants de cet autre ground zero, celui que nous ne connaissons pas.

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1
Chez les Pachtounes
L’Obamaguerre
Gamin, Mohammad Fahim Qureshi coulait des jours heureux au Waziristan. Une existence paisible ponctuée de petits rituels quotidiens : se lever le matin à l’azan, l’appel à la prière, et boire du lassi, un yogourt liquide, salé et piquant, avant de marcher jusqu’à l’école du village, rudimentaire. À la mi-journée, une fois les cours terminés, l’enfant au corps noueux et aux cheveux de jais en broussaille rentrait à la maison manger, faisait la sieste, puis ses devoirs, avant d’aller jouer avec les copains du coin. Chacun pouvait s’imaginer adulé par des foules grisées de bonheur, extatiques, en frappant de toutes ses forces une balle avec sa batte de cricket, sport que les Britanniques ont transmis aux Pakistanais.
À la tombée de la nuit, les enfants, dégageant une odeur de transpiration âcre dans leur shalwar kameez, un costume composé d’un pantalon ample et d’une longue tunique monochrome en guise de chemise, rentraient à la maison. Chez Fahim, ils étaient près d’une cinquantaine à vivre empilés sous le même toit, oncles, tantes, cousins, cousines… Avant le coucher, son père, Naseer, qui était instituteur, leur racontait des histoires, dont celle d’un renard faussement prosélyte.
L’animal astucieux avait ourdi un complot pour faire main basse sur des oiseaux méfiants. Autour de son cou, il avait passé un tasbih, un chapelet islamique servant à compter les prières et à égrener le temps. Lorsque le paon le vit marcher fièrement avec son collier de billes, le renard affirma qu’il s’en allait prêcher après avoir abandonné ses mauvaises habitudes. « Si tu le veux, tu peux te joindre à moi », proposa le renard à l’oiseau arc-en-ciel ennobli de sa queue en éventail. Et le paon d’accepter, suivi ensuite par d’autres oiseaux, dont un coq. La nuit, la troupe creusa son lit dans une grotte sur le bord de la route. Et au petit matin, le coq remplaça naturellement le muezzin et lança un puissant cocorico. « Que fais-tu ? » tonna le renard. « C’est dans ma nature de crier au réveil », répondit le volatile du tac au tac. « Ne fais plus jamais ça ! Je dors, alors laisse-moi dormir », rétorqua l’autre, furieux. « Mais c’est dans ma nature ! » implora le coq avant que le renard ne se jette sur lui pour le manger. Tous les autres oiseaux subirent le même sort.
Dans le village de Fahim et dans une grande partie du Nord-Ouest pakistanais, le renard tient un peu des États-Unis. Du moins, de l’idée qu’on s’en fait. Durant les années 1980, la CIA a financé l’establishment militaire pakistanais et poussé les combattants islamistes locaux au petit djihad, la guerre sainte, contre les forces soviétiques en Afghanistan. Et les oiseaux ont suivi le renard.
Une fois le « mal » communiste vaincu, en 1989, les États-Unis se sont retirés de la région pour y revenir en force après les attentats du 11 Septembre. La coalition menée par les forces américaines a rapidement délogé du pouvoir les talibans du mollah Omar, qui avaient hébergé Oussama Ben Laden, imposé une version hyperrigoriste de la « loi » musulmane, la charia, et pris Kaboul, la capitale afghane. Les talibans se sont réfugiés en partie là où ils avaient grandi, au Pakistan. Idem pour les combattants d’Al-Qaïda, qui venaient eux des pays arabes, de l’Algérie à l’Arabie saoudite, et d’Asie centrale. Après avoir guidé ses ouailles, le renard américain cherchait désormais à s’en débarrasser. Mais sa gueule ne pouvait atteindre sa proie au Pakistan. Alors que faire ? Il s’est transformé en oiseau de combat : le drone armé.
En juin 2004, Nek Mohammad, la « rockstar » du djihad dans les zones tribales du Nord-Ouest pakistanais, est foudroyé par ce qu’on nomme à l’époque un « missile », dont on apprendra plus tard qu’il était le premier tir d’un drone américain au Pakistan. D’un seul coup, ces régions façonnées depuis des siècles par le respect des anciens, le code de l’honneur, la pudeur et une existence dépouillée rappelant par sa dureté la vie glorifiée des Bédouins d’Arabie, se sont trouvées à l’avant-scène des guerres sans combattants du xxie siècle.
De 2004 à 2007, on ne dénombre qu’une dizaine de ces frappes d’un nouveau genre. À l’époque, les États-Unis tentent de cibler des dirigeants d’Al-Qaïda. Le drone armé offre la possibilité d’abattre des djihadistes présumés ou réels sans déployer de troupes au sol, sans déclarer la guerre au Pakistan ; on se contente de décréter que les tués sont des ennemis des États-Unis. En 2008, la dernière année du second mandat de George W. Bush, les frappes de drone commencent à s’intensifier.
À l’époque, Fahim avait treize ans. Son père, Naseer, avait déjà raccroché son âme au vestiaire de Dieu, tué par l’armée pakistanaise sur une route menant en Afghanistan. En cette année électorale aux États-Unis, un oncle de Fahim, Khushdil, suivait assidûment les informations à la radio locale, en pachto, la langue des Pachtounes, peuple à cheval sur le Nord-Ouest pakistanais et le Sud afghan. « Mon oncle disait qu’Obama allait arrêter les frappes de drone, et des informations affirmaient que la mère, ou le père, d’Obama était de confession musulmane, qu’il allait mettre fin au conflit [en Afghanistan] et que, de toute façon, il ne pouvait pas être pire que Bush », raconte Fahim, cloîtré dans son grand corps fragile, sec comme la paille.
Quand Obama a été élu, dans l’ivresse collective, cathartique, mondiale, à la tête de la première puissance militaire de la planète, la famille de Fahim partageait l’espoir d’une entrée dans une nouvelle ère. Un après-Bush. Un après-guerre. Mais elle ne se doutait pas de ce qui l’attendait. Barack Obama voulait certes retirer les troupes américaines d’Irak et d’Afghanistan afin de réduire les coûts financiers et humains de la guerre américaine « contre la terreur ». Mais sans perdre la main, sans trop perdre de muscle. Le drone armé permettait de décimer, voire décapiter, des groupes liés à Al-Qaïda sans craindre le retour aux États-Unis de body bags, ces sacs de plastique enveloppant les cadavres de leurs soldats.
Ainsi, à peine trois jours après son arrivée à la Maison-Blanche, Barack Obama a donné le feu vert à sa première frappe de drone. Et c’est la maison de Fahim, dans le village waziri de Zeraki, qui a été choisie. « Je me souviens de cette journée. C’était un vendredi, mon oncle m’avait dit avant mon départ pour l’école qu’il n’y aurait plus de drones, qu’Obama en avait décidé ainsi », raconte Fahim. Après les cours, qui finissaient vers midi le vendredi, l’adolescent était rentré manger à la maison avant d’aller faire des courses à quelques kilomètres du village, au bazar de Mir Ali, une des principales villes du Waziristan du Nord, la plus lourdement infiltrée par les talibans des sept zones tribales pakistanaises.
De retour du bazar, Fahim avait récité la prière traditionnelle du vendredi et fait ses devoirs. Il s’apprêtait à rameuter ses amis pour un match de cricket lorsque l’un de ses oncles lui a demandé de rester auprès de lui. Une dizaine d’hommes du village étaient réunis dans la hujra familiale, cour intérieure dans laquelle les hôtes accueillent leurs invités. Ce jour-là, l’oncle Mansour, fraîchement rentré de Dubaï, ainsi qu’un « fou » venu d’un village voisin frappé récemment par un drone alimentaient les discussions exclusivement masculines et arrosées de thé sucré.
« Des drones patrouillaient dans le ciel depuis le matin, mais nous ne pensions jamais qu’ils allaient nous frapper », se rappelle Fahim. Erreur funeste. Vers 17 h, un missile a pulvérisé la hujra. Fahim s’est évanoui. Blessé, il a été transporté d’urgence dans une clinique de Peshawar, carrefour d’innombrables trafics planté à l’orée des zones tribales et au pied de la passe de Khyber, frontière naturelle avec l’Afghanistan creusée dans les sillons du roc. L’adolescent a repris conscience après quelques minutes, mais n’a rien vu de ses blessures : des éclats d’obus avaient transpercé son œil gauche – remplacé plus tard par une prothèse oculaire, une bille de verre qui masque sa cécité partielle – et il peinait à voir de l’œil droit.
À Peshawar, tous maintenaient le flou sur les autres victimes. « Un mois plus tard, de retour au village, j’ai demandé à tout le monde autour de moi : “Où est mon oncle, où est mon cousin ?” Les femmes m’ont dit qu’ils avaient été blessés grièvement, qu’ils étaient toujours à l’hôpital de Mir Ali. Puis, ils m’ont injecté un produit pour me calmer et m’ont amené à la hujra, où des paysans et des membres de ma famille élargie m’attendaient. Un homme originaire du village de mon oncle maternel m’a dit qu’un tel, un tel et un tel avaient été tués. » Trois oncles, dont Khushdil et Mansour, ainsi qu’un cousin, trois proches de la famille et le « fou » du village voisin avaient été broyés, carbonisés. Lui, Fahim, avait survécu. Et on l’avait propulsé de facto chef de la famille, malgré lui, à quatorze ans. Eh oui, c’est comme ça dans cet univers patriarcal : l’homme le plus âgé du foyer prend les décisions pour sa mère et ses frères et sœurs. Un adolescent dans le cas de Fahim, un adolescent à moitié aveugle, traumatisé, incapable de se concentrer et accro aux antidépresseurs.
Officiellement, des agents d’Al-Qaïda avaient été tués dans cette frappe de drone, la première de l’ère Obama, lui qui avait promis de relancer les relations entre les États-Unis et le monde musulman. Dans les faits, le président a été rapidement « briefé » par son entourage sur les victimes civiles de cette frappe, comme la presse américaine l’a révélé plus tard. Fahim, lui, attend toujours des excuses. Un mot. Un baume. Et il est surtout terrassé par de puissants flash-back.
Parfois, sans qu’il puisse rien y faire, la scène lui revient. Le sifflement d’un missile, l’explosion suivie des cris de ses proches disparus. « J’ai l’impression que ma tête explose », susurre-t-il. Et il n’est pas le seul. Au cours de la dernière décennie, la consommation d’antidépresseurs en tout genre et le recours à la psychiatrie se sont répandus dans les zones tribales et, plus généralement, dans le Nord-Ouest pakistanais, brisant un tabou dans cette société conservatrice.
Espions, psychoses et antidépresseurs
Une partie de la population des zones tribales pakistanaises, notamment au Waziristan, vit avec le bourdonnement quotidien des drones, devenus en quelque sorte les yeux de Dieu, un dieu américain décidant de la vie ou de la mort des habitants. « À lui seul, ce bruit nous perturbe mentalement », lance Kaleemullah Mehsud, un trentenaire waziri au look à la Che Guevara, les yeux injectés de sang, furibond à l’évocation des bombardements des appareils américains sans pilote. « La magnitude du problème est telle que les gens se préoccupent moins du tabou. Auparavant, si une personne avait des problèmes de santé mentale, sa famille était réticente à consulter un psychiatre par crainte d’être stigmatisée, et c’est en partie le cas dans les zones tribales, mais de façon générale nous avons dépassé le stade de ce qui est tabou », note le psychiatre Bashir Ahmad dans son maigre bureau à la lumière blafarde perdu dans les entrailles de l’hôpital Khyber de Peshawar. « La majorité des patients se plaignent de la même chose, du bruit des drones, et ont développé des phobies et des troubles anxieux », ajoute-t-il.
À défaut d’expertise psychiatrique dans les zones tribales, les patients déferlent dans les rares cliniques et hôpitaux, aux ressources anémiques, de Peshawar, la capitale du Khyber Pakhtunkhwa. C’est là qu’à la fin des années 1980 Ben Laden et ses acolytes avaient fondé Al-Qaïda.
À la clinique privée du psychiatre Mian Iftikhar Hussain, un sous-sol foré dans le béton et éclairé d’une ampoule nue, des hommes enturbannés affublés de longues barbes grisonnantes, le regard éteint, et des femmes criant leur détresse sous le grillage de leurs burqas azur attendent. Une mère de neuf enfants raconte la mort de ses proches, un jeune homme halluciné montre les brûlures qu’il s’est lui-même infligées aux avant-bras. « Les principaux diagnostics sont l’anxiété, la dépression, un mélange de troubles anxieux et de dépression, ensuite viennent les psychoses, la schizophrénie et les psychoses toxiques dues à la consommation de cannabis », note le Dr Hussain, un homme affable qui a lui-même échappé à un kidnapping il y a quelques années.
Les consultations durent une dizaine de minutes. Les patients sortent du cabinet avec une ordonnance en main. Les plus traumatisés seront gardés quelques jours, le temps d’une « psychothérapie » dans une pièce aux allures de maternelle, des dessins de cœurs accrochés aux murs et des peluches pour les câlins, ou d’un traitement aux électrochocs si les antidépresseurs ne font plus effet.
Le Pakistan compte environ 550 psychiatres pour 200 millions d’habitants. Et le ratio atteint un psychiatre par million d’habitants dans le nord-ouest du pays. « La santé et l’éducation sont en queue des priorités du gouvernement. Et la santé mentale est la dernière des préoccupations en santé », déplore le Dr Hussain, une petite laine déposée sur ses épaules, les manches du tricot croisées sur sa chemise, à la française. Les rares spécialistes n’ont ni les ressources, ni le temps, ni parfois la compétence pour assurer des thérapies plus poussées. Et ils ne savent pas quand ils vont revoir leurs patients, qui sont seulement de passage en ville. Du coup, ils leur signent des ordonnances pour six mois, parfois un an. Des ordonnances plus ou moins superflues à Peshawar, où elles sont rarement requises pour acheter antidépresseurs et anxiolytiques.
Avec ses drones, ses attentats islamistes, ses opérations militaires doublées de déplacements massifs de population, son chômage endémique et l’incapacité de nombreux habitants d’envisager ne serait-ce que l’avenir proche, le Nord-Ouest pakistanais propose un cocktail explosif pour la santé mentale. Les drones ne sont pas seuls au banc des accusés. Ils font partie d’un tout, d’une « drone de guerre » non déclarée, plus vaste, qui s’écrit entre la terre des talibans et le ciel américain, dans la chair et l’âme d’une population prise en étau.
Dans les zones tribales, grappe de...

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