DEUXIÈME PARTIE
La Source Blanche
Chapitre VIII
Le Grand revint aux Chicots deux jours avant Noël. Comme d’habitude, son retour causa beaucoup de joie, en particulier chez Joseph qui était retenu au lit depuis plusieurs jours par une forte fièvre et une toux incessante ; « une vraie grippe d’homme », disait Marie. Mathilde, Félix et Raphaël ne quittaient pas leur frère d’une semelle. L’une voulait tout savoir sur Chicoutimi, le deuxième s’intéressait à la boussole, l’autre buvait ses paroles. Et tous s’agitaient autour de lui, le trouvant plus intense que jamais. Tous sauf Adhémar, qui protestait : Méo revenait à nouveau d’une escapade la tête pleine et les mains vides. Lui, l’aîné, le géant (chacun nota qu’il avait encore grandi), ne rapportait rien d’autre que ses récits et ses « simplicités », alors que même Léon-Pierre, encore tout jeune, se débrouillait pour gagner quelques sous à gauche et à droite. Le climat des Fêtes fut assombri. Marie ne songeait pas à gronder le Grand qui était allé assister un parent mais reconnaissait que son séjour s’était prolongé sans raison. Joseph, comme toujours, prenait son parti ; Marie le lui reprochait.
À seize ans, Mathilde était très éveillée, ardente, avide de plaisirs ; c’était une autre source de tension. Elle s’était mise au piano et avait appris plusieurs chansons comiques qui ne faisaient pas rire sa mère. Elle se montrait bonne de la jeunesse, qui le lui rendait bien. Elle amusait Raphaël avec ses fantaisies, ses déguisements ; il aimait son excentricité. Un prêtre venait de fonder à Chicoutimi une communauté de religieuses (les Antoniennes). Il avait recruté les premières novices, une douzaine, dans quelques paroisses du Lac et avait invité les curés à pressentir les familles à ce sujet. Marie en avait parlé à Mathilde et avait prié le curé Renaud de faire de même de son côté. Mais l’intéressée les avait tous deux éconduits. Il y avait eu une scène douloureuse à la maison :
— Religieuse, c’est pas pour moué. J’ai aut’chose à faire dans la vie.
— Tu veux pas comprendre, ma p’tite fille ? L’accouchement s’faisait pas, tu s’rais morte en naissant. J’ai dû promettre pour que tu vives.
— Bin pas moué ! C’est une affaire entre toué pis la Sainte Vierge. Ça me r’garde pas.
— Tu dis ça, pauvre toué, tu s’rais même pas là si j’avais pas promis.
— Écoute bin, m’man. T’as promis, t’as prié, t’as fait tout c’que t’as pu. T’as rien à t’reprocher. Moué non plus.
— T’as pas l’droit de parler comme ça, c’est un sacrilège ! C’est la Sainte Vierge qui t’a protégée.
Là-dessus, Mathilde s’était emportée et avait élevé le ton :
— Mais moué, je lui ai rien d’mandé à la Sainte Vierge. Ça fait que je lui dois rien. Si tu veux une religieuse, entreprends Béatrice ; ça va faire pareil, non ?
— Espèce d’égoïste ! Tu penses donc rien qu’à toué ?
— Égoïste, égoïste, c’est facile à dire. Ton vœu, t’as bin dû l’fére un peu pour toué aussi ?
Sur ce, elle avait couru au salon, grimpé sur une chaise et soufflé violemment le lampion de la Vierge. Marie, en pleurs, s’était retirée dans sa chambre. Mathilde, malheureuse elle aussi mais l’œil sec, n’avait pas bronché. La relation entre la mère et la fille était brisée ; elle ne se réparerait pas. L’année 1906 ne commençait pas bien. Finalement, il fut décidé d’inscrire Mathilde comme pensionnaire à l’École ménagère de Roberval, tenue par des Ursulines ; elle y entrerait à l’automne suivant. Mais, durant cet été-là, elle séjourna de plus en plus souvent chez Bernadette et Honorius qui avaient besoin d’aide. L’auberge était très fréquentée ; la tante donnait en plus des leçons de chant et de piano aux jeunes filles du village.
Béatrice, par contre, à l’âge de huit ou neuf ans, passait une grande partie de ses journées en prière, vivait en retrait de la famille, rêvait secrètement de se faire missionnaire en Afrique et d’y périr martyre. Raphaël, treize ans, était toujours aussi chétif et ne s’entendait guère aux travaux manuels. Il avait contracté la passion des livres ; Joseph et Marie résolurent de le faire instruire. Il aurait pu aller au Séminaire de Chicoutimi, puisque le curé Renaud était disposé à tout payer, mais sa santé fragile le lui interdisait. Il continua pour un temps son instruction à la maison avec les ouvrages que le curé ainsi qu’Almas lui prêtaient. L’oncle en possédait une quantité étonnante, sur tous les sujets. Généreuse, la tante Clothilde disait :
— Gêne-toué surtout pas pour en emprunter, mon pauvre enfant ; Almas, y les a toutt, les livres.
Félix, lui, continuait de compulser ses cartes postales en couleur en rêvant des États ; il rappelait à Méo sa promesse de l’y emmener un jour, élaborait des plans, traçait des itinéraires : peut-être même pourrait-il y faire traiter son pied ?
— Euh… oui bin sûr, lui répondait le Grand. Bin sûr…
Au cours des veillées qui suivirent le jour de l’An, Méo remarqua que, depuis l’automne précédent, plusieurs familles des Chicots avaient quitté la paroisse, soit pour les États-Unis, soit pour d’autres paroisses de colonisation autour du Lac. Il ne retrouva qu’une partie de ses compagnons de jeu. Renaud s’attristait de voir partir ces familles qui lui étaient chères :
— Pour moi, c’est toujours la fleur de la paroisse qui s’en va…
Le Grand rencontra Julie à deux ou trois reprises. Il affecta des airs détachés, lui donna comme toujours de l’Arc-en-ciel et de la Ciboulette, de la Coccinelle et du Pissenlit. Mais il cachait mal son trouble. Et il voyait bien que Julie avait dépassé l’âge de ces espiègleries ; le regard qu’elle posait sur lui n’était plus celui de la petite écolière naïve. Il apprit aussi qu’elle était devenue très amie avec Mathilde et, instinctivement, cette alliance lui fit peur.
Le Grand découvrait que, tout comme Julie, il avait changé d’âge. Il lui semblait que les Chicots n’étaient plus les mêmes. À peine revenu, il éprouvait le besoin de s’en éloigner encore. Dès la deuxième semaine de janvier, il décida de repartir. Depuis novembre, Bondieu Ladislas faisait chantier à la rivière Pikauba, au sud de Chicoutimi, et il lui avait offert de se joindre à ses hommes. Il reprit donc son sac et partit un matin à pied, dans le grand froid. Une voiture le fit monter trois ou quatre milles plus loin et, vers la fin de l’après-midi, il gagnait Hébertville où il prit le train pour Chicoutimi. Il passa la nuit chez Fabien et Eugénie, ravis de ce retour inopiné, et se remit en marche à l’aube, franchissant trente milles durant la journée. Sur l’heure du midi, il s’arrêta chez un habitant de Grand-Brûlé, Réo Blackburn, où on lui offrit à manger. Il y avait là une belle grande fille au regard sombre qui, au moment où il prit congé, lui remit discrètement quelques galettes ; Méo s’émut du geste furtif, presque complice. Il se remit en route et fut de nouveau saisi par le froid. Les fermes et les habitations, à demi enfouies dans la neige, se firent plus rares sur son chemin. Bientôt, il laissa derrière lui les dernières maisons, comme des oasis dans la neige. La route était maintenant plus étroite et le relief plus accidenté. Comme on l’en avait prévenu, il traversa deux lacs, un petit d’abord puis un très grand, parsemé d’îlots en son milieu. La nuit était tombée depuis un bon moment lorsqu’il arriva au camp de Ladislas, après avoir marché durant deux heures sur un mauvais chemin forestier qui s’élevait lentement dans une coupe*.
L’oncle, cultivateur de profession, était durant la morte saison l’un des nombreux petits djobeurs de la Compagnie de Pulpe de Chicoutimi. Il employait cet hiver-là une quinzaine d’hommes. Le chantier bourdonnait d’activité lorsque le Grand y arriva. Il pénétra dans le camp principal, une petite bâtisse en bois rond calfeutré au moyen d’écorces de bouleau. Il se retrouva dans une pièce mal éclairée, enfumée et surchauffée. Les forestiers, presque tous dans la vingtaine, venaient de sortir de table et le couke s’affairait encore à ses marmites. Il servit à Méo une assiettée de binnes. Les hommes firent connaissance avec le nouvel arrivant, demandèrent des nouvelles d’en bas. La plupart venaient des environs de Mistouk ou d’Alma. L’oncle Ladislas était absent ; il surveillait les travaux de glaçage des chemins de charroi, ceux qu’empruntaient les charretiers pour transporter les billots entre le lieu d’abattage et le bord de la rivière où ils seraient mis à flotter au printemps, à la saison de la drave. Méo quitta la table à l’heure où les autres se mettaient au lit. Tous prenaient place, côte à côte, sur un matelas de branches de sapin. Une cambuse, dont le modèle était emprunté aux Indiens, occupait le milieu de la pièce. C’était un emplacement de quatre pieds sur quatre aménagé à même le sol et recouvert de sable. On y entretenait le feu qui chauffait le camp et servait à la cuisine. Une ouverture plus petite était pratiquée dans le toit, juste au-dessus, qui laissait échapper la fumée.
Méo mit du temps à s’endormir. Il prêtait l’oreille au piaffement des chevaux dans l’écurie qui n’était séparée de la pièce que par une cloison. Cette proximité était voulue ; dans les nuits de très grand froid, le mur était abattu en sorte que les hommes et les bêtes pouvaient se réchauffer mutuellement. Le Grand pensait à son trop bref séjour aux Chicots, à Mathilde, à Julie. Il finit par trouver le sommeil. Plus tard, la température tomba et il fit aussi froid qu’à l’extérieur ; des hommes se levèrent pour attiser le feu et se réchauffer autour de la cambuse.
Ladislas logeait dans un tout petit camp séparé, là où la rivière se découvrait pour former une cascade, ou ce que les hommes appelaient un « rapide blanc ». Méo ne vit son oncle que le lendemain matin. Les retrouvailles furent brèves. Il indiqua à son neveu la direction de son bûché et lui rappela la règle d’or du chantier : s’assurer d’être à l’ouvrage d’une étoile à l’autre. Le territoire de coupe chevauchait une vallée de trente milles carrés traversée d’une petite rivière. À la fin de la nuit, les bûcherons prenaient place sur ses deux flancs, de façon à entrer en action dès l’aurore. De chaque côté, perpendiculaire à la rive, un chemin de glace reliait les bûchés au cours d’eau. L’abattage était la tâche la plus rude. Le matin, les hommes laissaient à contrecœur la chaleur du camp, emportant une provision de pain, de cretons et de lard salé qu’une fois à pied d’œuvre ils enfouissaient dans la neige pour la protéger du gel. Le midi, pour gagner du temps, ils récupéraient la nourriture et la consommaient sur place (« à la souche »), sans la faire réchauffer. Ainsi le voulait le code d’honneur du vrai « gars de chantier ».
Tout le travail se faisait à la hache dans la neige abondante qu’il fallait d’abord fouler autour de l’arbre afin de prendre pied. Les sapins et les épinettes étaient abattus, ébranchés puis coupés en billots de huit pieds. Les hommes, payés à la pièce, fournissaient un rendement moyen de vint-cinq billots par jour. Ladislas gardait l’œil ouvert et mettait au pas les bretteux* et varnousseux, les « gros-parleux-petits-faiseux ». Plusieurs en arrachaient en effet, guettant en fin de journée l’apparition de la première étoile qui les délivrerait provisoirement de leur supplice. Méo se plaisait à bûcher dans la neige. À part quelques mélèzes géants qu’il s’interdisait d’abattre, les arbres étaient de taille modeste et tout lui était facile. Il provoqua l’incrédulité lorsque, le premier soir, il annonça une production de quarante billots. Dans la semaine qui suivit, ce sentiment fit place au respect et même à une grande admiration : jour après jour, le Grand maintenait son rythme. Il en fut lui-même surpris et en tira quelque vanité. Un jour que des hommes s’étaient déplacés pour l’observer en action, il força un peu la note et s’infligea un tour de reins qui le confina pendant trois jours au camp, l’exposant à quelques quolibets.
Le travail des charretiers était moins dur mais ils faisaient les journées plus longues. Ce métier exigeait en plus une grande habileté à diriger les bêtes. Ils se levaient chaque nuit pour les nourrir. C’est aux charretiers aussi qu’incombait l’entretien des chemins de glace, tâche qui les occupait après le souper, parfois jusque très tard le soir. Ils prélevaient de l’eau à la tonne dans la rivière et la déversaient sur les chemins. Ils devaient y mettre beaucoup de soin, sinon une pellicule de glace se formait à la surface, et les chevaux, en la brisant, s’infligeaient des coupures aux pattes. Sur un chemin bien entretenu dont la pente était régulière et la chaussée bien ferme, un attelage pouvait tirer d’énormes charges ; les bûcherons s’émerveillaient de voir manœuvrer les charretiers et leur monture, toujours menacés cependant d’un dérapage qui les projetterait sur les bancs de neige avec le chargement. Méo s’intéressait à tous les aspects du métier et il s’attardait souvent le soir sur ces chemins ou aux abords de l’écurie pour observer la manœuvre et donner un coup de main.
Le couke faisait office d’infirmier. Le retour des hommes après la tombée de la nuit rompait la monotonie de ses journées. Une odeur de transpiration, de résine et de sapin mouillé (une « odeur de bûcheron ») se répandait dans le camp. Les arrivants se précipitaient autour de la table et s’empiffraient. Les plus vieux, les vrais gars de bois, ceux dont on disait qu’ils avaient « de la gomme de sapin dans les veines », prenaient l’initiative du chouennage* et essayaient d’impressionner les plus jeunes avec des anecdotes mémorables tirées des annales des chantiers : une petite bouteille d’eau bénite, accrochée à un arbre, miraculeusement préservée du gel pendant tout un hiver ; un bouleau qui poussait en forme de croix, près de la Rivière-à-Mars, là où un sacreur s’était noyé quelques années auparavant ; un chantier qui avait dû être fermé parce que le diable y apparaissait ; un revenant dont on entendait les plaintes dans un camp du lac Kénogami. Tous n’ajoutaient pas foi aux récits mais chacun y trouvait à se distraire.
Le dimanche était jour de repos. Les charretiers sortaient les chevaux pour les faire courir et jouer ; toute la semaine, le Grand attendait ce moment. Des hommes se livraient à la petite chasse ou allaient pêcher sous la glace des lacs environnants quelques truites qui s’ajouteraient au menu du soir. D’autres, et c’était le cas de Méo, profitaient simplement de la beauté du jour, allaient et venaient sur le chemin de glace entre la rivière et le camp, observant le mouvement des arbres et de la neige dans le vent, guettant ici un renard momentanément figé dans sa course, là une volée de moineaux qui tournoyaient autour des cheminées des deux camps. La fumée se dispersait au loin, se mêlant à la poudrerie qui s’échappait toujours des sapins et des épinettes, même par temps calme. Le soir, les hommes jouaient aux cartes ou bien simulaient des procès qui avaient fait les manchettes du Progrès du ...