2000
3 janvier — Voilà qu’on a franchi le cap du troisième millénaire sans que les catastrophes et bogues appréhendés se soient produits. On marche dans les ornières du siècle passé : guerre en Tchétchénie, au Kosovo et au Timor oriental. Quant à notre petite personne, elle n’a pas changé non plus, et qu’est-ce qui pourrait bien changer ? Le monde reste le monde, et tout ce qu’on peut dire, c’est : merci, mon Dieu, pour le pain de ce jour.
Périodiquement, à la veille de la Saint-Jean ou de la Saint-Glinglin, Victor-Lévy Beaulieu s’adresse à son peuple pour diagnostiquer le mal dont il souffre sans le savoir ou du moins sans pouvoir l’exprimer autrement que par la parole du mage de Trois-Pistoles qui, dans une longue lettre pastorale, commence par accuser Lucien Bouchard, premier ministre, et Jean Charest, chef de l’opposition, de vouloir « crever les yeux du père (Jean Chrétien) pour enfin coucher avec leur mère inconsciente, c’est-à-dire le Canada ». La paternité de cette ethnopsychiatrie revient de droit à l’auteur de Prochain épisode qui, il y a quelques lustres, voyait la souveraineté du Québec comme rien de moins qu’un acte de divorce dans lequel l’État fédéral jouait le rôle odieux du mari, le Québec se contentant du rôle de l’épouse et, par voie de conséquence, de la victime. Revenons à ce que Beaulieu écrit : « Ce ciel de Québec [petit clin d’œil qui ne fait de mal à personne] en plus de ne jamais y crever les yeux du père, on n’y dormira jamais avec sa mère, pas plus l’inconsciente que la consciente. » Voilà un malheur dont nous pourrions à la rigueur nous accommoder, et Beaulieu aussi, qui prétend avoir exorcisé par les mots l’inceste qu’il aurait connu dans l’intimité familiale. Il y revient pourtant comme à la seule issue possible pour son peuple et pour lui-même. Aveuglé par son infantilisme œdipien, il ne semble pas voir que le père n’est plus que l’ombre de lui-même et que derrière lui on trouve la femme qui, avec un peu de chance, serait cette mère après laquelle il languit tant. Le père, on l’a assez répété, a pris la poudre d’escampette : quand ce n’était pas pour passer l’hiver dans les chantiers, c’était pour des ailleurs douteux, et l’inceste demeure donc toujours possible. Il suffit de suivre le courant, bien qu’à Trois-Pistoles, pas plus qu’ailleurs, on ne sache trop dans quel sens il va, sous l’épaisse couche de glace de nos empêchements collectifs. Ce qui m’intéresse dans cette historiette de Beaulieu, c’est qu’elle s’inscrit au cœur de la culture québécoise où la répudiation du père cache mal la nostalgie d’une mère au sein de laquelle, enfin, se perdre ou s’oublier, rendant ainsi caduque notre devise nationale. De retour au bercail maternel, le Québécois errant pourra reposer en paix. Et il n’y aura plus de prochain épisode.
8 janvier — Dans Terres vierges, Tourgueniev fait dire à un de ses personnages quelque chose qui me semble exprimer l’attitude des Russes face à leur destin collectif : « Nous autres Russes, vous savez comment nous sommes ; nous espérons toujours qu’il arrivera quelque chose ou quelqu’un pour nous guérir tout d’un coup, pour assainir nos plaies, pour nous enlever toutes nos maladies comme on arrache une dent gâtée. Qui sera ce magicien ? Est-ce le darwinisme ? Est-ce la commune rurale ? Arkhip Perepentief ? Est-ce une guerre étrangère ? » Encore ici, comme dans Pères et Fils, on retrouve cette ironie qui est une manifestation de compassion et non de mépris, comme ses rivaux et détracteurs, Dostoïevski en tête de peloton, se plaisaient à le prétendre. Il a beau partager leurs idéaux, son sens critique tout autant que son sens esthétique lui font entrevoir l’envers des choses. Animés par le sentiment d’une mission à remplir, d’un nouveau monde à accoucher, les révolutionnaires qu’il met en scène perdent de vue la complexité du réel. Il faut une sensibilité particulière et un instinct critique pour ne pas se duper soi-même, et Tourgueniev n’a pas toujours échappé à ce piège, tout au moins dans sa vie sentimentale. On pense ici à sa profonde dépendance affective à l’égard de Pauline Viardot, qui l’a amené à jouer le rôle d’oncle de la famille. C’est peut-être ce qui a contribué à faire de lui l’un des plus subtils peintres de l’illusion amoureuse — ou mieux, de la désillusion amoureuse. La moindre nouvelle qui sort de sa plume évoque cette désillusion-là, quand ce n’est pas la désillusion devant la marche du monde, et particulièrement celle de son pays qui subissait alors des secousses annonciatrices d’un tournant historique dont il a dû appréhender la violence.
Je n’en ai pas fini avec le géant barbu que, certains jours, Flaubert se languissait d’étreindre sur sa poitrine, car je viens de retrouver une note — et des notes, s’il y en a dans mes cahiers, j’en retrouve un peu partout, sur un feuillet glissé dans un livre, quand ce n’est pas dans la page de l’achevé d’imprimer des volumes lus depuis quinze ou vingt ans — où j’ai relevé ce que disait de Tourgueniev le critique Edmond Jaloux (vous me demanderez qui c’est celui-là, comme si Wikipédia n’existait pas pour répondre à toutes les questions du monde). Dans sa préface à L’Abandonnée, un récit ou une longue nouvelle — les Russes ne font pas la différence —, Jaloux dit que les récits de Tourgueniev laissent moins voir « une forme littéraire quelconque que la modulation d’une voix ». Ce qui, selon lui, découle du fait que « l’homme de lettres est absent des nouvelles de Tourgueniev : l’homme seul est resté », constatation qui rejoint le point de vue de Virginia Woolf dont les essais critiques sur la littérature russe apportent un éclairage d’une grande perspicacité. Plus loin, Jaloux signale qu’il « nous est possible de deviner ce qu’il ne dit pas à travers ce qu’il nous dit ».
Je tombe sur ceci de Louis-René des Forêts (un patronyme à vous rendre jaloux) : « Un mot de trop met tout en péril. » C’est une mise en garde que je tiens pour indispensable, mais terriblement paralysante parfois. Le mot de trop, il est partout, dans une seule phrase pourtant corrigée deux fois plutôt qu’une. On n’en a jamais fini avec le souci d’exprimer justement et clairement une pensée qui a émergé d’une grande confusion.
17 janvier — L’hiver est là, d’un seul coup : hier, une épaisse bordée de neige fraîche poussée par de grands vents et, pour finir, une température de moins trente ce matin, à peine tempérée par un soleil trônant au milieu du bleu pur du ciel. J’ai passé deux heures à visiter les riverains dans l’espoir de retrouver le propriétaire d’un chat noir et blanc que nous avons nourri hier et qui a passé la nuit dehors parce que nous ne pouvions pas, allergiques comme nous le sommes, lui offrir le gîte en plus du couvert. J’ai fait le tour du lac, et personne n’a reconnu ce pauvre orphelin. J’ai finalement obtenu d’une voisine qu’elle l’héberge jusqu’à mon retour, dans quatre jours. Elle a une petite fille, et je compte un peu sur elle pour que la famille adopte mon protégé qui éternuait ce matin, quand je lui ai apporté sa pitance. Si quelqu’un s’est débarrassé de cette bête, dont le museau est égratigné, je lui souhaite l’enfer sur terre et même après sa mort. Je regrette de ne pouvoir, comme un Léautaud, recueillir les bêtes en maraude, auxquelles je m’attacherais sur-le-champ.
Il y a plus d’un mois que j’ai cessé de fumer pipe, cigare et cigarillo, et je n’en souffre presque plus, sinon au moment de ma promenade : le sentiment, ou plutôt la sensation d’un manque, se manifeste alors fugitivement. C’est après les repas que revient avec une certaine insistance la nostalgie du réconfortant rituel consistant à choisir la pipe, à bien la bourrer et à l’allumer pour enfin savourer la première bouffée, sa chaleur et son arôme. J’avais alors l’impression, infondée bien sûr, que le monde se mettait à tourner comme il faut, ce qui m’inclinait à une grande indulgence pour les bêtes et même pour la bêtise humaine dont le charme est trop méconnu de nos jours. De toute manière, le plaisir de fumer avait cessé d’en être un depuis que je me savais atteint d’un début d’emphysème. Le spectacle affligeant de mon père ravagé par cette maladie avait achevé de me convaincre que je devais casser ma pipe pour de bon.
Se déclarant ennemi de tout romantisme, parce que « l’autre monde n’est pas un chimérique au-delà, il est au cœur des choses », Chardonne dit qu’on « n’est jamais assez réaliste ». Il faut, selon lui, s’en tenir à « l’humble vérité d’abord ». Cette morale et cette esthétique, qu’on pourrait dire tolstoïennes, j’y adhère tout naturellement depuis mes premières proses. Créer un monde fait de mots, ce n’est pas nécessairement s’évader du monde réel, comme on le croit trop souvent, mais projeter sur celui-ci un regard singulier. S’il y a évasion, elle est là : dans ce regard qui tente d’explorer les ténèbres de notre monde. Kafka, par exemple, s’il évoque le monde qui l’entoure, c’est en le réduisant aux forces élémentaires auxquelles il est lui-même confronté ; et ce monde, ce sont les fantômes de ses rêves — de ses cauchemars, faudrait-il dire — qui l’habitent. Le Kafka qui allait au bureau ou au théâtre, qui écrivait des lettres enjouées ou désespérées à ses fiancées successives, qui menait une lutte incessante contre la pesanteur de la vie familiale, c’était aussi le Kafka qui profitait de ses insomnies pour trouver un sens dans le récit inachevé et peut-être inachevable de sa vie, un sens éthique ou spirituel qui ne pouvait s’exprimer qu’en termes esthétiques.
Depuis deux mois, je me suis enkafkané, si j’ose dire, relisant les grands romans et les nouvelles, découvrant le Journal et la correspondance (l’une des plus riches qu’il m’ait été donné de lire). Même si ma première rencontre avec lui remonte à ma lointaine adolescence, le souvenir que j’en garde est l’un des plus marquants de mon existence. L’ombre de K. n’a cessé, depuis ce temps, d’être pour moi à la fois inquiétante et réconfortante — comme l’ombre de « l’effrayant Strindberg » l’était pour lui. Il note dans son Journal : « Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. J’y suis assis comme un homme sur une statue. Dix fois, je suis en danger de glisser, mais à la onzième tentative, je tiens bon, j’ai de l’assurance et une vaste perspective. » Je peux en dire autant du fantôme de Prague, d’allure si fragile, mais déterminé à tenir bon contre lui-même autant que contre le monde. Dans les moments où je sombre dans la noire résignation à n’être que ce que j’ai été, j’en appelle à Kafka ou à Tchekhov. Ces deux tuberculeux, morts prématurément, m’apparaissent alors comme des guides dans la forêt sombre où mes pas m’ont égaré.
Chardonne note, dans une lettre à un ami, que « l’homme est son propre esclave », car « il ne sera jamais affranchi de lui-même », chacun demeurant à peu près ce qu’il est jusqu’à sa mort et peut-être au-delà, s’il persiste à croire à une éventuelle résurrection. Mais cet homme peut se considérer comme un homme libre s’il « a plus de goût pour la vérité, dans la mesure où on peut la saisir, qu’il n’en a pour ses propres goûts », car « c’est un homme capable de faire abstraction de lui-même et de sa servitude ». À rapprocher de ce que dit Cioran dans ses Cahiers : « Un homme libre a triomphé de toutes les conceptions, en commençant par les siennes. »
Déserteur. Ce mot, si puissamment évocateur pour moi, dérive d’un autre mot plein d’échos : désert. Ce désert peut être un paysage forestier aussi bien qu’une voie ferrée au cœur de la ville, l’essentiel étant qu’il demeure accessible quand je me sens envahi par le sentiment du non-être ou simplement dépossédé du contact avec la réalité.
Selon Carmen Gandara, poète que je présume originaire de la pampa, « nous sommes déserts », c’est-à-dire aussi vides que l’horizon inaccessible de la steppe ou de n’importe quelle plaine — je pense à celle qui, entre Montréal et Québec, semble convier le voyageur au silence éternel. Comme Borges l’a dit, la plaine est partout la même, tandis qu’aucune montagne ne ressemble à une autre. D’où, face à la plaine, ce sentiment oppressant d’un non-lieu — image trop crue de notre propre désolation et, parfois, représentation du néant. La moindre colline, pour la mère de Gabrielle Roy, lui rendait son passé et la réconfortait autant que d’entendre parler sa propre langue dans ce lointain Manitoba où sa famille s’était exilée.
Dans l’une des innombrables entrevues qu’il a accordées, Borges dit qu’il n’a pas « à essayer d’être contemporain parce que je le suis, pas plus que je n’ai cherché à être argentin puisque je le suis ». Il aurait pu ajouter qu’étant homme, il n’avait pas davantage à s’efforcer d’en être un. De toute manière, on est, avec la tribu de ses divers moi, un concentré ou un condensé de l’homme tel qu’il a été et le demeure, toutes variantes imaginables comprises. Il n’en reste pas moins qu’on s’identifie à un rôle ou à une image qu’on privilégie. Pour ma part, je me vois désormais comme un outsider de la littérature, que je pratique dans une quasi-clandestinité. Les carnets que je traîne dans ma poche, au cas où quelque chose, de façon impromptue, exigerait d’être noté, je trouve qu’ils ressemblent à ces cabanes que je fais dans les bois — parlons plutôt d’abris de branches aménagés au-dessus d’une roche plate où il m’est loisible de m’asseoir plus ou moins commodément pour jeter sur le papier une note comme celle-ci ou celle-là. Mais, la plupart du temps, je m’y arrête pour laisser mon regard errer paisiblement ou ma pensée suivre son cours.
Kenneth White dit de ...