Le Temps de l'homme fini
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Le Temps de l'homme fini

Marc Chevrier

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Le Temps de l'homme fini

Marc Chevrier

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Comme le notait Paul ValĂ©ry, le XXe siĂšcle a marquĂ© pour l'Occident le commencement d'un temps radicalement nouveau, celui du monde fini. Ayant Ă©tĂ© entiĂšrement explorĂ©e, parcourue, cartographiĂ©e, la terre que l'homme habitait cessait de lui apparaĂźtre comme un milieu infiniment ouvert oĂč retentissait l'appel de l'inconnu; c'Ă©tait dĂ©sormais un territoire balisĂ©, aux frontiĂšres prĂ©cises et indĂ©passables. Or cette entrĂ©e dans la finitude, cet effacement des horizons lointains est Ă©galement ce qui caractĂ©rise le plus profondĂ©ment la psychĂ© et l'existence des sujets modernes que nous sommes. La mort de Dieu, la liquidation des mythes, la disqualification gĂ©nĂ©rale des idĂ©aux de tous ordres, cette sĂ©cularisation radicale par quoi se dĂ©finit notre modernitĂ© et qui fait de nous des ĂȘtres libĂ©rĂ©s de toute dĂ©pendance comme de toute culpabilitĂ© et de tout regret Ă  l'Ă©gard de quoi que ce soit qui nous dĂ©passe et nous tire hors de nous-mĂȘmes, c'est ce que l'auteur de ce livre appelle le temps de l'homme fini. Un temps Ă  la fois tragique et risible, dont les manifestations touchent tous les aspects de la vie qui est aujourd'hui la nĂŽtre, de l'Ă©ducation Ă  la politique, de la publicitĂ© Ă  l'architecture, de l'urbanisme Ă  l'organisation familiale, de l'idĂ©ologie aux arts. Un temps qu'il ne s'agit ni de cĂ©lĂ©brer ni de dĂ©plorer, mais bien de comprendre et d'habiter avec autant de courage que de luciditĂ©. Écrit dans une langue aussi vive qu'Ă©lĂ©gante, trouvant son inspiration aussi bien dans l'observation minutieuse de la vie sociale que chez les grands auteurs, ce livre tient Ă  la fois de l'Ă©tude sociologique et de l'essai, au sens le plus juste – et donc le plus problĂ©matique – du terme. Il propose sur l'Ă©tat actuel du monde (et du QuĂ©bec) un regard Ă  la fois pĂ©nĂ©trant et passionnĂ©, trĂšs critique, certes, souvent mĂȘme corrosif, mais non dĂ©pourvu d'espoir.

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Information

Year
2012
ISBN
9782764611852

L’horizon de l’homme fini

Le déracinement ou le mal du changement radical

Les sociĂ©tĂ©s qui ont le progrĂšs comme doctrine sont comme un fleuve gonflĂ© par les crues du printemps ; en son milieu coule un courant tumultueux qui avance droit dans son lit ; sur ses cĂŽtĂ©s, dans les herbages, dans les Ă©chancrures de ses rives sont rejetĂ©s le limon, les feuilles et les branches arrachĂ©es vivantes par le passage du torrent. De tout temps, le changement radical a fait retentir des plaintes ; tel qui a perdu sa maison, ses proches et son paysage, emportĂ©s par la guerre ou un cataclysme, tel qui ne reconnaĂźt plus sa langue, sa culture et ses mƓurs natales, jetĂ© soudain dans une sociĂ©tĂ© d’individus, s’unissent pour se dĂ©soler de la perte d’un monde qu’ils savaient nourricier. Le philosophe George Grant s’est rendu cĂ©lĂšbre au Canada anglais pour avoir Ă©crit un pamphlet annonçant la disparition du Canada dans les annĂ©es 1960 : Lament for a Nation. En stoĂŻque rĂ©signĂ© Ă  la perte de son bien le plus cher, Grant dĂ©plorait que le Canada, fondĂ© comme bastion d’une collectivitĂ© plus ordonnĂ©e, moins individualiste que la rĂ©publique amĂ©ricaine, soit inexorablement absorbĂ© par son voisin du Sud, devenu un empire qui aplanit les particularismes sous l’action niveleuse du progrĂšs technique. À l’automne 2002, trois indĂ©pendantistes quĂ©bĂ©cois fidĂšles Ă  la mĂ©moire des poĂštes GĂ©rald Godin et Gaston Miron publiaient dans le quotidien Le Devoir un article se dĂ©solant de la perte des racines qui avaient naguĂšre fortifiĂ© les QuĂ©bĂ©cois. Les signataires, Pierre de Bellefeuille, Claude-G. Charron et Jean-Marc LĂ©ger, s’attristent de voir ce que les QuĂ©bĂ©cois sont devenus, quelque quarante ans aprĂšs les bouleversements de la RĂ©volution tranquille : individualistes, adolescents, ignorants de la politique, infĂ©conds, suicidaires, briseurs de famille, consumĂ©ristes, sans foi ni vrai sens moral, joualisants, amĂ©ricains, voire antifrançais, bref, sans grande fiertĂ©. Ils en viennent Ă  ce constat : « DĂ©racinĂ©s, enfermĂ©s dans notre province, nous piĂ©tinons1. »
Un polĂ©miste malin — et il s’en est trouvĂ© beaucoup au QuĂ©bec — pourrait bien rĂ©pliquer aux trois pisse-vinaigre du Devoir que leur lamentation sur le dĂ©racinement des QuĂ©bĂ©cois ressasse de vieilles rengaines dont l’origine remonte au discours de la droite française qui, Ă  la fin du XIXe siĂšcle, poussait des cris d’orfraie devant les changements que l’industrialisation et l’instruction publique rĂ©publicaine infligeaient Ă  la sociĂ©tĂ© traditionnelle française. AprĂšs tout, n’est-ce pas Maurice BarrĂšs, cet Ă©crivain nationaliste, antisĂ©mite et pourfendeur de la modernitĂ©, qui publia en octobre 1897 le roman Les DĂ©racinĂ©s ? Son plus grand admirateur n’était-il pas Charles Maurras, Ă©crivain du mĂȘme acabit, qui se faisait le chantre de la nation et de ses particularismes contre l’universalisme abstrait de la RĂ©publique ? En somme, entre les remontrances de nos trois indĂ©pendantistes moroses et la droite maurrassienne, il n’y aurait qu’un pas. Mais voyons ce qu’il en est plus exactement.

Les MĂ©moires d’outre-tombe de Chateaubriand, une mĂ©ditation sur le changement radical

Si BarrĂšs a bel et bien exploitĂ© le dĂ©racinement dans son roman, ce n’est pas lui qui a introduit le thĂšme dans les lettres françaises. Il Ă©tait dĂ©jĂ  apparu dans l’Ɠuvre de Chateaubriand. Ses MĂ©moires d’outre-tombe se prĂ©sentent Ă  vrai dire comme une vaste mĂ©ditation sur un changement radical, le plus douloureux, le plus profond que la France ait expĂ©rimentĂ© : la RĂ©volution. TĂ©moin et acteur de la vie politique postrĂ©volutionnaire, Chateaubriand a peint avec une puissance d’évocation unique les changements que la France de l’Ancien RĂ©gime subit par la perte de la royautĂ©, de la tradition et de la religion. Ses magnifiques tableaux font plus que saisir les transformations politiques provoquĂ©es par l’ascension et la chute de NapolĂ©on, de Louis XVIII et de Charles X. Ils mettent en relief la naissance de l’individu moderne, affranchi des pesanteurs du passĂ©. Le thĂšme du dĂ©racinement surgit d’ailleurs dans une rĂ©flexion prĂ©monitoire sur la perte des anciens rites funĂ©raires qui condamne l’homme moderne Ă  mourir seul :
Douce, patriarcale, innocente, honorable amitiĂ© de famille, votre siĂšcle est passĂ© ! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naĂźt et l’on meurt maintenant un Ă  un [
] Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, oĂč le fils mourait dans la mĂȘme maison, dans le mĂȘme fauteuil, prĂšs du mĂȘme foyer oĂč Ă©taient morts son pĂšre et son aĂŻeul, entourĂ©, comme ils l’avaient Ă©tĂ©, d’enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la derniĂšre bĂ©nĂ©diction paternelle.
Également visionnaire est cette rĂ©flexion sur le dĂ©racinement des familles, oĂč l’on reconnaĂźt d’emblĂ©e le portrait des familles d’aujourd’hui :
Au lieu de ces immuables patrimoines oĂč la mĂȘme famille survivait Ă  la race des chĂȘnes, vous aurez des propriĂ©tĂ©s mobiles oĂč les roseaux auront Ă  peine le temps de naĂźtre et de mourir avant qu’elles aient changĂ© de maĂźtres. Les foyers cesseront d’ĂȘtre les gardiens des mƓurs domestiques ; ils perdront leur autoritĂ© vĂ©nĂ©rable ; chemins de passage ouverts Ă  tout venant, ils ne seront plus consacrĂ©s par le siĂšge de l’aĂŻeul et par le berceau du nouveau-nĂ©.
Pendant sa carriĂšre d’écrivain et d’homme politique, Chateaubriand est demeurĂ© un ambivalent torturĂ© entre l’envie d’accueillir les promesses des temps nouveaux inaugurĂ©s par la RĂ©volution et une fidĂ©litĂ© indĂ©fectible Ă  l’ancien monde oĂč il Ă©tait nĂ© et dont il voyait, impuissant, l’engloutissement. Cette ambiance explique qu’il ait pu ĂȘtre Ă  la fois un dĂ©fenseur passionnĂ© de la monarchie — il fut ministre et ambassadeur du roi — et un avocat des idĂ©aux rĂ©publicains — dans certains passages de ses MĂ©moires, il associe le rĂ©publicanisme au message Ă©vangĂ©lique. L’attachement de Chateaubriand Ă  la monarchie venait de sa conviction que la France de son Ă©poque n’était pas prĂȘte Ă  embrasser tout d’un coup un gouvernement dĂ©mocratique dont les fondements ne reposeraient plus sur l’autoritĂ© de la tradition. La RĂ©volution apportait trop de changements que la France ne pouvait supporter sans s’affaiblir, sans s’entredĂ©chirer. Prenant acte de ce qu’il n’était plus possible de maintenir aprĂšs 1789 la monarchie absolue, il prĂ©conise la monarchie parlementaire Ă  l’anglaise, avec un roi constitutionnel laissant gouverner la majoritĂ© Ă©lue. Si nostalgique qu’il fĂ»t de l’ancien monde rĂ©volu, c’était nĂ©anmoins un rĂ©aliste persuadĂ© qu’il fallait vivre avec son temps. Parlant de la France nouvelle, il Ă©crit :
Il y a un peuple qui n’est plus le peuple d’autrefois, un peuple qui, changĂ© par les siĂšcles, n’a plus les anciennes habitudes et les antiques mƓurs de nos pĂšres. Qu’on dĂ©plore ou qu’on glorifie les transformations sociales advenues, il faut prendre la nation telle qu’elle est, les faits tels qu’ils sont, entrer dans l’esprit de son temps, afin d’avoir action sur cet esprit.
Chateaubriand avait entrevu que l’homme moderne vivrait dans un monde dont les mƓurs, les lois et les attaches ne jouiraient plus d’aucune stabilitĂ© ; oĂč, soumis Ă  l’accĂ©lĂ©ration du temps et au rĂ©trĂ©cissement des distances, il perdrait peu Ă  peu son identitĂ©. Dans les derniĂšres pages de ses MĂ©moires, l’écrivain s’interroge, avec des mots qui rappellent nos angoisses contemporaines devant la mondialisation, sur la place que l’homme moderne peut prendre dans une sociĂ©tĂ© universelle sans ancrage national :
Quelle serait une sociĂ©tĂ© universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni amĂ©ricaine, ou plutĂŽt qui serait Ă  la fois toutes ces sociĂ©tĂ©s ? [
] Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d’ubiquitĂ©, et rĂ©trĂ©cie par les petites proportions d’un globe souillĂ© partout ?

La France dissociée et décérébrée de Maurice BarrÚs

Chateaubriand dĂ©peignait la perte d’un monde ancien ; BarrĂšs, Ă©crivain de la IIIe RĂ©publique, nĂ©e des suites de la dĂ©faite de la France aux mains de l’armĂ©e de Bismarck, s’employa Ă  montrer les travers du monde nouveau. La notion de dĂ©racinĂ©, que BarrĂšs n’invente pas vraiment mais qu’il sait traduire sous la forme de personnages de son Ă©poque, sert de matiĂšre Ă  son roman, Ă  propos duquel LĂ©on Blum, avec l’enthousiasme de ses vingt-cinq ans, Ă©crit : « Si M. BarrĂšs n’eĂ»t pas vĂ©cu, s’il n’eĂ»t pas Ă©crit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d’homme vivant qui ait exercĂ©, par la littĂ©rature, une action Ă©gale ou comparable2. »
En substance, le roman raconte l’histoire de sept jeunes Lorrains, tous issus des vĂ©nĂ©rables familles du terroir, qui font leur Ă©ducation au LycĂ©e de Nancy. C’est dans une institution de la RĂ©publique que, admiratifs de leur maĂźtre Bouteiller qui leur inculque les grandeurs abstraites de l’humanisme universel, ils rĂ©solvent tous d’abandonner famille et patrie pour aller, tels des Rastignac en puissance, faire leur fortune Ă  Paris. La bande d’amis y Ă©migre. BarrĂšs dĂ©crit cette Ă©migration comme un processus de dissociation par lequel de jeunes provinciaux se coupent de leur milieu pour n’ĂȘtre plus que des individus sans attaches. « Chacun d’eux porte en son Ăąme un Lorrain mort jeune et dĂ©sormais n’est plus qu’un individu. » Dans le tourbillon parisien oĂč ils dĂ©couvrent les plaisirs et les affaires d’une rĂ©publique corrompue, leur imagination s’enflamme. Ces prolĂ©taires bacheliers tentent chacun Ă  sa maniĂšre de survivre, qui par ses Ă©tudes, qui par ses Ă©crits, qui par la magouille. Le plus audacieux, Racadot, fonde un journal, croyant naĂŻvement publier ses feuilles dans une rĂ©publique oĂč le pouvoir et la presse sont fusionnĂ©s. Sa tĂ©nacitĂ© et son aveuglement le poussent au crime ; pour renflouer son journal obĂ©rĂ© jusqu’à la ruine, il assassine une aristocrate ottomane qu’il dĂ©pouille de ses bijoux et de son argent. Le roman se termine par une cynique apothĂ©ose. Tandis que la France en larmes porte au PanthĂ©on les cendres de son barde national, Victor Hugo, Racadot, croupissant dans sa cellule, attend l’heure de sa dĂ©capitation. La migration des provinciaux vers Paris se solde donc par un drame dont les pouvoirs Ă©lus et les gloires consacrĂ©es doivent porter la responsabilitĂ©. BarrĂšs rend son verdict :
À ces dĂ©racinĂ©s, ils ne surent pas offrir un bon terrain de « replantement ». Ne sachant s’ils voulaient en faire les citoyens de l’humanitĂ©, ou des Français de France, ils les tirĂšrent de leurs maisons sĂ©culaires, bien conditionnĂ©es, et ne s’en occupĂšrent pas davantage, ayant ainsi travaillĂ© pour faire de jeunes bĂȘtes sans taniĂšres.

Le déracinement de la classe ouvriÚre selon Simone Weil et Pier Paolo Pasolini

Le thĂšme du dĂ©racinement a pris toute sa profondeur philosophique grĂące Ă  Simone Weil, qui dans sa courte vie sut mettre au jour la misĂšre spirituelle de la modernitĂ©. C’est Ă  Londres, dĂ©jĂ  rongĂ©e par la tuberculose, que Weil, travaillant aux fondations politiques de la France libĂ©rĂ©e sous Maurice Schumann, rĂ©dige d’un trait des cahiers qui seront publiĂ©s sous le titre L’Enracinement3. Pour Weil, l’enracinement est le besoin le plus important de l’ñme humaine. « Chaque ĂȘtre humain, Ă©crit-elle, a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalitĂ© de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermĂ©diaire des milieux dont il fait naturellement partie » (p. 1052) Le dĂ©racinement est donc la privation de ces milieux, par suite d’évĂ©nements comme une conquĂȘte militaire ou la guerre, ou du fait du pouvoir de l’argent et de la domination Ă©conomique qui « peuvent imposer une influence Ă©trangĂšre au point de provoquer la maladie du dĂ©racinement » (p. 1053).
La culture peut aussi dĂ©raciner, comme la culture technique occidentale nĂ©e de la Renaissance, qui s’est coupĂ©e des traditions nationales et de la masse. (Sa critique de la culture moderne Ă©laborĂ©e par des Ă©lites fermĂ©es s’apparente d’ailleurs Ă  celle que BarrĂšs avait faite de l’humanisme universel inculquĂ© par les Ă©coles de la IIIe RĂ©publique.) Les États-Unis, peuple d’immigration qui se projette dans l’avenir, ont selon Weil une culture intrinsĂšquement dĂ©racinante. Le dĂ©racinement est une boĂźte de Pandore qui entraĂźne une spirale de changements. Ou bien les dĂ©racinĂ©s s’affaissent dans l’inertie, ou bien « ils se jettent dans une activitĂ© tendant toujours Ă  dĂ©raciner, souvent par les mĂ©thodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas ou encore ne le sont qu’en partie » (p. 1055).
De toutes les formes de dĂ©racinement, la plus aiguĂ« et la plus mortifĂšre aux yeux de Weil est celle de la condition sociale, c’est-Ă -dire l’industrialisation et le chĂŽmage qui dĂ©truisent la dignitĂ© de l’ouvrier et le rĂ©duisent en chair Ă  travail. Au contraire de bien des marxistes de son Ă©poque qui pĂ©roraient sur la lutte des classes sans s’ĂȘtre plongĂ©s eux-mĂȘmes dans le monde ouvrier, Weil avait quittĂ© son piĂ©destal de brillante normalienne pour partager avec les ouvriers les souffrances du travail en usine. De cette immersion dans l’univers esclavagiste des usines, elle tira de multiples leçons. Dans L’Enracinement, elle propose un plan de rĂ©enracinement ouvrier qui supposerait un mode d’organisation du travail, ni capitaliste ni socialiste, dont l’ouvrier serait le centre.
Une autre figure christique du XXe siĂšcle tĂ©moigne aussi d’une grande sensibilitĂ© pour le dĂ©racinement ouvrier. C’est l’écrivain et cinĂ©aste Pier Paolo Pasolini. Weil finit sa vie dans un sanatorium anglais ; Pasolini, rebelle provocateur aux mƓurs dangereuses, la perdit au bout d’une plage infecte Ă  l’embouchure du Tibre, oĂč un voyou l’assassina en novembre 1975. Ce fut dans sa vingtaine que ce natif de Bologne dĂ©couvrit Ă  Rome le peuple des Ă©migrĂ©s et des sous-prolĂ©taires qui vivaient dans une banlieue sordide. Eux-mĂȘmes enfants de paysans dĂ©racinĂ©s qui avaient fui leur campagne trop ingrate pour les nourrir, ils exercĂšrent sur Pasolini une fascination qui parcourt toute son Ɠuvre. Si misĂ©rable qu’il fĂ»t devenu, ce peuple des nouveaux faubourgs de Rome Ă  la gouaille inimitable recelait toutefois une grande rĂ©silience, c’est-Ă -dire la capacitĂ© de se recrĂ©er une culture qui lui donne une cohĂ©sion, une vitalitĂ© et une identitĂ©. Dans un bidonville aux abords de la muraille d’AurĂ©lien, on peut se faire des racines. Or, mĂȘme cette sous-culture, dont Pasolini dit qu’elle Ă©tait plus « certaine et absolue » que celle des classes dominantes, n’a pu rĂ©sister Ă  la perte des valeurs suscitĂ©e par la sociĂ©tĂ© de consommation. Pasolini Ă©tait au dĂ©sespoir de voir la culture et la langue italiennes s’appauvrir en s’uniformisant. Quelques mois avant sa mort, il plaida pour la renaissance du sens du sacrĂ© et du sentiment, car la sociĂ©tĂ© de consommation en avait privĂ© les hommes « en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fĂ©tiches4 ». Pasolini Ă©tait loin d’ĂȘtre le seul en Italie Ă  dĂ©noncer les ravages du dĂ©racinement. Le chantre de l’urbanisme communautaire dans ce pays, Adriano Ol...

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