Lâhorizon de lâhomme fini
Le déracinement ou le mal du changement radical
Les sociĂ©tĂ©s qui ont le progrĂšs comme doctrine sont comme un fleuve gonflĂ© par les crues du printemps ; en son milieu coule un courant tumultueux qui avance droit dans son lit ; sur ses cĂŽtĂ©s, dans les herbages, dans les Ă©chancrures de ses rives sont rejetĂ©s le limon, les feuilles et les branches arrachĂ©es vivantes par le passage du torrent. De tout temps, le changement radical a fait retentir des plaintes ; tel qui a perdu sa maison, ses proches et son paysage, emportĂ©s par la guerre ou un cataclysme, tel qui ne reconnaĂźt plus sa langue, sa culture et ses mĆurs natales, jetĂ© soudain dans une sociĂ©tĂ© dâindividus, sâunissent pour se dĂ©soler de la perte dâun monde quâils savaient nourricier. Le philosophe George Grant sâest rendu cĂ©lĂšbre au Canada anglais pour avoir Ă©crit un pamphlet annonçant la disparition du Canada dans les annĂ©es 1960 : Lament for a Nation. En stoĂŻque rĂ©signĂ© Ă la perte de son bien le plus cher, Grant dĂ©plorait que le Canada, fondĂ© comme bastion dâune collectivitĂ© plus ordonnĂ©e, moins individualiste que la rĂ©publique amĂ©ricaine, soit inexorablement absorbĂ© par son voisin du Sud, devenu un empire qui aplanit les particularismes sous lâaction niveleuse du progrĂšs technique. Ă lâautomne 2002, trois indĂ©pendantistes quĂ©bĂ©cois fidĂšles Ă la mĂ©moire des poĂštes GĂ©rald Godin et Gaston Miron publiaient dans le quotidien Le Devoir un article se dĂ©solant de la perte des racines qui avaient naguĂšre fortifiĂ© les QuĂ©bĂ©cois. Les signataires, Pierre de Bellefeuille, Claude-G. Charron et Jean-Marc LĂ©ger, sâattristent de voir ce que les QuĂ©bĂ©cois sont devenus, quelque quarante ans aprĂšs les bouleversements de la RĂ©volution tranquille : individualistes, adolescents, ignorants de la politique, infĂ©conds, suicidaires, briseurs de famille, consumĂ©ristes, sans foi ni vrai sens moral, joualisants, amĂ©ricains, voire antifrançais, bref, sans grande fiertĂ©. Ils en viennent Ă ce constat : « DĂ©racinĂ©s, enfermĂ©s dans notre province, nous piĂ©tinons. »
Un polĂ©miste malin â et il sâen est trouvĂ© beaucoup au QuĂ©bec â pourrait bien rĂ©pliquer aux trois pisse-vinaigre du Devoir que leur lamentation sur le dĂ©racinement des QuĂ©bĂ©cois ressasse de vieilles rengaines dont lâorigine remonte au discours de la droite française qui, Ă la fin du XIXe siĂšcle, poussait des cris dâorfraie devant les changements que lâindustrialisation et lâinstruction publique rĂ©publicaine infligeaient Ă la sociĂ©tĂ© traditionnelle française. AprĂšs tout, nâest-ce pas Maurice BarrĂšs, cet Ă©crivain nationaliste, antisĂ©mite et pourfendeur de la modernitĂ©, qui publia en octobre 1897 le roman Les DĂ©racinĂ©s ? Son plus grand admirateur nâĂ©tait-il pas Charles Maurras, Ă©crivain du mĂȘme acabit, qui se faisait le chantre de la nation et de ses particularismes contre lâuniversalisme abstrait de la RĂ©publique ? En somme, entre les remontrances de nos trois indĂ©pendantistes moroses et la droite maurrassienne, il nây aurait quâun pas. Mais voyons ce quâil en est plus exactement.
Les MĂ©moires dâoutre-tombe de Chateaubriand, une mĂ©ditation sur le changement radical
Si BarrĂšs a bel et bien exploitĂ© le dĂ©racinement dans son roman, ce nâest pas lui qui a introduit le thĂšme dans les lettres françaises. Il Ă©tait dĂ©jĂ apparu dans lâĆuvre de Chateaubriand. Ses MĂ©moires dâoutre-tombe se prĂ©sentent Ă vrai dire comme une vaste mĂ©ditation sur un changement radical, le plus douloureux, le plus profond que la France ait expĂ©rimentĂ© : la RĂ©volution. TĂ©moin et acteur de la vie politique postrĂ©volutionnaire, Chateaubriand a peint avec une puissance dâĂ©vocation unique les changements que la France de lâAncien RĂ©gime subit par la perte de la royautĂ©, de la tradition et de la religion. Ses magnifiques tableaux font plus que saisir les transformations politiques provoquĂ©es par lâascension et la chute de NapolĂ©on, de Louis XVIII et de Charles X. Ils mettent en relief la naissance de lâindividu moderne, affranchi des pesanteurs du passĂ©. Le thĂšme du dĂ©racinement surgit dâailleurs dans une rĂ©flexion prĂ©monitoire sur la perte des anciens rites funĂ©raires qui condamne lâhomme moderne Ă mourir seul :
Douce, patriarcale, innocente, honorable amitiĂ© de famille, votre siĂšcle est passĂ© ! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naĂźt et lâon meurt maintenant un Ă un [âŠ] Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, oĂč le fils mourait dans la mĂȘme maison, dans le mĂȘme fauteuil, prĂšs du mĂȘme foyer oĂč Ă©taient morts son pĂšre et son aĂŻeul, entourĂ©, comme ils lâavaient Ă©tĂ©, dâenfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la derniĂšre bĂ©nĂ©diction paternelle.
Ăgalement visionnaire est cette rĂ©flexion sur le dĂ©racinement des familles, oĂč lâon reconnaĂźt dâemblĂ©e le portrait des familles dâaujourdâhui :
Au lieu de ces immuables patrimoines oĂč la mĂȘme famille survivait Ă la race des chĂȘnes, vous aurez des propriĂ©tĂ©s mobiles oĂč les roseaux auront Ă peine le temps de naĂźtre et de mourir avant quâelles aient changĂ© de maĂźtres. Les foyers cesseront dâĂȘtre les gardiens des mĆurs domestiques ; ils perdront leur autoritĂ© vĂ©nĂ©rable ; chemins de passage ouverts Ă tout venant, ils ne seront plus consacrĂ©s par le siĂšge de lâaĂŻeul et par le berceau du nouveau-nĂ©.
Pendant sa carriĂšre dâĂ©crivain et dâhomme politique, Chateaubriand est demeurĂ© un ambivalent torturĂ© entre lâenvie dâaccueillir les promesses des temps nouveaux inaugurĂ©s par la RĂ©volution et une fidĂ©litĂ© indĂ©fectible Ă lâancien monde oĂč il Ă©tait nĂ© et dont il voyait, impuissant, lâengloutissement. Cette ambiance explique quâil ait pu ĂȘtre Ă la fois un dĂ©fenseur passionnĂ© de la monarchie â il fut ministre et ambassadeur du roi â et un avocat des idĂ©aux rĂ©publicains â dans certains passages de ses MĂ©moires, il associe le rĂ©publicanisme au message Ă©vangĂ©lique. Lâattachement de Chateaubriand Ă la monarchie venait de sa conviction que la France de son Ă©poque nâĂ©tait pas prĂȘte Ă embrasser tout dâun coup un gouvernement dĂ©mocratique dont les fondements ne reposeraient plus sur lâautoritĂ© de la tradition. La RĂ©volution apportait trop de changements que la France ne pouvait supporter sans sâaffaiblir, sans sâentredĂ©chirer. Prenant acte de ce quâil nâĂ©tait plus possible de maintenir aprĂšs 1789 la monarchie absolue, il prĂ©conise la monarchie parlementaire Ă lâanglaise, avec un roi constitutionnel laissant gouverner la majoritĂ© Ă©lue. Si nostalgique quâil fĂ»t de lâancien monde rĂ©volu, câĂ©tait nĂ©anmoins un rĂ©aliste persuadĂ© quâil fallait vivre avec son temps. Parlant de la France nouvelle, il Ă©crit :
Il y a un peuple qui nâest plus le peuple dâautrefois, un peuple qui, changĂ© par les siĂšcles, nâa plus les anciennes habitudes et les antiques mĆurs de nos pĂšres. Quâon dĂ©plore ou quâon glorifie les transformations sociales advenues, il faut prendre la nation telle quâelle est, les faits tels quâils sont, entrer dans lâesprit de son temps, afin dâavoir action sur cet esprit.
Chateaubriand avait entrevu que lâhomme moderne vivrait dans un monde dont les mĆurs, les lois et les attaches ne jouiraient plus dâaucune stabilitĂ© ; oĂč, soumis Ă lâaccĂ©lĂ©ration du temps et au rĂ©trĂ©cissement des distances, il perdrait peu Ă peu son identitĂ©. Dans les derniĂšres pages de ses MĂ©moires, lâĂ©crivain sâinterroge, avec des mots qui rappellent nos angoisses contemporaines devant la mondialisation, sur la place que lâhomme moderne peut prendre dans une sociĂ©tĂ© universelle sans ancrage national :
Quelle serait une sociĂ©tĂ© universelle qui nâaurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni amĂ©ricaine, ou plutĂŽt qui serait Ă la fois toutes ces sociĂ©tĂ©s ? [âŠ] Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance dâubiquitĂ©, et rĂ©trĂ©cie par les petites proportions dâun globe souillĂ© partout ?
La France dissociée et décérébrée de Maurice BarrÚs
Chateaubriand dĂ©peignait la perte dâun monde ancien ; BarrĂšs, Ă©crivain de la IIIe RĂ©publique, nĂ©e des suites de la dĂ©faite de la France aux mains de lâarmĂ©e de Bismarck, sâemploya Ă montrer les travers du monde nouveau. La notion de dĂ©racinĂ©, que BarrĂšs nâinvente pas vraiment mais quâil sait traduire sous la forme de personnages de son Ă©poque, sert de matiĂšre Ă son roman, Ă propos duquel LĂ©on Blum, avec lâenthousiasme de ses vingt-cinq ans, Ă©crit : « Si M. BarrĂšs nâeĂ»t pas vĂ©cu, sâil nâeĂ»t pas Ă©crit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France dâhomme vivant qui ait exercĂ©, par la littĂ©rature, une action Ă©gale ou comparable. »
En substance, le roman raconte lâhistoire de sept jeunes Lorrains, tous issus des vĂ©nĂ©rables familles du terroir, qui font leur Ă©ducation au LycĂ©e de Nancy. Câest dans une institution de la RĂ©publique que, admiratifs de leur maĂźtre Bouteiller qui leur inculque les grandeurs abstraites de lâhumanisme universel, ils rĂ©solvent tous dâabandonner famille et patrie pour aller, tels des Rastignac en puissance, faire leur fortune Ă Paris. La bande dâamis y Ă©migre. BarrĂšs dĂ©crit cette Ă©migration comme un processus de dissociation par lequel de jeunes provinciaux se coupent de leur milieu pour nâĂȘtre plus que des individus sans attaches. « Chacun dâeux porte en son Ăąme un Lorrain mort jeune et dĂ©sormais nâest plus quâun individu. » Dans le tourbillon parisien oĂč ils dĂ©couvrent les plaisirs et les affaires dâune rĂ©publique corrompue, leur imagination sâenflamme. Ces prolĂ©taires bacheliers tentent chacun Ă sa maniĂšre de survivre, qui par ses Ă©tudes, qui par ses Ă©crits, qui par la magouille. Le plus audacieux, Racadot, fonde un journal, croyant naĂŻvement publier ses feuilles dans une rĂ©publique oĂč le pouvoir et la presse sont fusionnĂ©s. Sa tĂ©nacitĂ© et son aveuglement le poussent au crime ; pour renflouer son journal obĂ©rĂ© jusquâĂ la ruine, il assassine une aristocrate ottomane quâil dĂ©pouille de ses bijoux et de son argent. Le roman se termine par une cynique apothĂ©ose. Tandis que la France en larmes porte au PanthĂ©on les cendres de son barde national, Victor Hugo, Racadot, croupissant dans sa cellule, attend lâheure de sa dĂ©capitation. La migration des provinciaux vers Paris se solde donc par un drame dont les pouvoirs Ă©lus et les gloires consacrĂ©es doivent porter la responsabilitĂ©. BarrĂšs rend son verdict :
Ă ces dĂ©racinĂ©s, ils ne surent pas offrir un bon terrain de « replantement ». Ne sachant sâils voulaient en faire les citoyens de lâhumanitĂ©, ou des Français de France, ils les tirĂšrent de leurs maisons sĂ©culaires, bien conditionnĂ©es, et ne sâen occupĂšrent pas davantage, ayant ainsi travaillĂ© pour faire de jeunes bĂȘtes sans taniĂšres.
Le déracinement de la classe ouvriÚre selon Simone Weil et Pier Paolo Pasolini
Le thĂšme du dĂ©racinement a pris toute sa profondeur philosophique grĂące Ă Simone Weil, qui dans sa courte vie sut mettre au jour la misĂšre spirituelle de la modernitĂ©. Câest Ă Londres, dĂ©jĂ rongĂ©e par la tuberculose, que Weil, travaillant aux fondations politiques de la France libĂ©rĂ©e sous Maurice Schumann, rĂ©dige dâun trait des cahiers qui seront publiĂ©s sous le titre LâEnracinement. Pour Weil, lâenracinement est le besoin le plus important de lâĂąme humaine. « Chaque ĂȘtre humain, Ă©crit-elle, a besoin dâavoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalitĂ© de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par lâintermĂ©diaire des milieux dont il fait naturellement partie » (p. 1052) Le dĂ©racinement est donc la privation de ces milieux, par suite dâĂ©vĂ©nements comme une conquĂȘte militaire ou la guerre, ou du fait du pouvoir de lâargent et de la domination Ă©conomique qui « peuvent imposer une influence Ă©trangĂšre au point de provoquer la maladie du dĂ©racinement » (p. 1053).
La culture peut aussi dĂ©raciner, comme la culture technique occidentale nĂ©e de la Renaissance, qui sâest coupĂ©e des traditions nationales et de la masse. (Sa critique de la culture moderne Ă©laborĂ©e par des Ă©lites fermĂ©es sâapparente dâailleurs Ă celle que BarrĂšs avait faite de lâhumanisme universel inculquĂ© par les Ă©coles de la IIIe RĂ©publique.) Les Ătats-Unis, peuple dâimmigration qui se projette dans lâavenir, ont selon Weil une culture intrinsĂšquement dĂ©racinante. Le dĂ©racinement est une boĂźte de Pandore qui entraĂźne une spirale de changements. Ou bien les dĂ©racinĂ©s sâaffaissent dans lâinertie, ou bien « ils se jettent dans une activitĂ© tendant toujours Ă dĂ©raciner, souvent par les mĂ©thodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas ou encore ne le sont quâen partie » (p. 1055).
De toutes les formes de dĂ©racinement, la plus aiguĂ« et la plus mortifĂšre aux yeux de Weil est celle de la condition sociale, câest-Ă -dire lâindustrialisation et le chĂŽmage qui dĂ©truisent la dignitĂ© de lâouvrier et le rĂ©duisent en chair Ă travail. Au contraire de bien des marxistes de son Ă©poque qui pĂ©roraient sur la lutte des classes sans sâĂȘtre plongĂ©s eux-mĂȘmes dans le monde ouvrier, Weil avait quittĂ© son piĂ©destal de brillante normalienne pour partager avec les ouvriers les souffrances du travail en usine. De cette immersion dans lâunivers esclavagiste des usines, elle tira de multiples leçons. Dans LâEnracinement, elle propose un plan de rĂ©enracinement ouvrier qui supposerait un mode dâorganisation du travail, ni capitaliste ni socialiste, dont lâouvrier serait le centre.
Une autre figure christique du XXe siĂšcle tĂ©moigne aussi dâune grande sensibilitĂ© pour le dĂ©racinement ouvrier. Câest lâĂ©crivain et cinĂ©aste Pier Paolo Pasolini. Weil finit sa vie dans un sanatorium anglais ; Pasolini, rebelle provocateur aux mĆurs dangereuses, la perdit au bout dâune plage infecte Ă lâembouchure du Tibre, oĂč un voyou lâassassina en novembre 1975. Ce fut dans sa vingtaine que ce natif de Bologne dĂ©couvrit Ă Rome le peuple des Ă©migrĂ©s et des sous-prolĂ©taires qui vivaient dans une banlieue sordide. Eux-mĂȘmes enfants de paysans dĂ©racinĂ©s qui avaient fui leur campagne trop ingrate pour les nourrir, ils exercĂšrent sur Pasolini une fascination qui parcourt toute son Ćuvre. Si misĂ©rable quâil fĂ»t devenu, ce peuple des nouveaux faubourgs de Rome Ă la gouaille inimitable recelait toutefois une grande rĂ©silience, câest-Ă -dire la capacitĂ© de se recrĂ©er une culture qui lui donne une cohĂ©sion, une vitalitĂ© et une identitĂ©. Dans un bidonville aux abords de la muraille dâAurĂ©lien, on peut se faire des racines. Or, mĂȘme cette sous-culture, dont Pasolini dit quâelle Ă©tait plus « certaine et absolue » que celle des classes dominantes, nâa pu rĂ©sister Ă la perte des valeurs suscitĂ©e par la sociĂ©tĂ© de consommation. Pasolini Ă©tait au dĂ©sespoir de voir la culture et la langue italiennes sâappauvrir en sâuniformisant. Quelques mois avant sa mort, il plaida pour la renaissance du sens du sacrĂ© et du sentiment, car la sociĂ©tĂ© de consommation en avait privĂ© les hommes « en les transformant en automates laids et stupides, adorateurs de fĂ©tiches ». Pasolini Ă©tait loin dâĂȘtre le seul en Italie Ă dĂ©noncer les ravages du dĂ©racinement. Le chantre de lâurbanisme communautaire dans ce pays, Adriano Ol...