Je propose, dans ce premier chapitre, de mâattarder sur les dĂ©buts de la science en pays dâislam, et notamment sur ce point de dĂ©part capital que fut le mouvement de traduction vers lâarabe des textes scientifiques anciens et principalement de leurs sources hellĂ©nistiques. Qui furent les dĂ©cideurs de ce mouvement historique ? Quel Ă©tait le contexte ? Comme le souligne le spĂ©cialiste de lâhistoire de la philosophie arabe, Dimitri Gutas dans son ouvrage PensĂ©e grecque, culture arabe3, ce mouvement de traduction est une Ă©tape remarquable dans lâhistoire de lâhumanitĂ©, au mĂȘme titre que lâAthĂšnes de PĂ©riclĂšs, lâItalie de la Renaissance ou la rĂ©volution scientifique des XVIe et XVIIe siĂšcles.
Dans un deuxiĂšme temps je mâintĂ©resserai aux premiers moments de production de la science arabe. Les savants au cours de cette pĂ©riode Ă©taient protĂ©gĂ©s, encouragĂ©s, ils ont pu se nourrir du savoir des anciens. Ils Ă©taient associĂ©s Ă la puissance de lâEmpire islamique, mais la science quâils ont construite nâĂ©tait pas islamique. Elle sâinscrivait dans lâhĂ©ritage universel scientifique. Je propose dâillustrer ce point de vue en mâappuyant sur quelques grandes figures de la science en pays dâislam qui ont vĂ©cu dans des rĂ©gions diffĂ©rentes, Ă des pĂ©riodes diffĂ©rentes et qui ont en commun lâislam comme religion et lâarabe comme langue de travail et de publication.
Mon but, ici, nâest pas de remodeler lâhistoire de la science arabe mais plutĂŽt de mâinterroger. Comment sortir dâune analyse essentialiste pour parler de lâessor de la science arabe ? Quels sont les Ă©lĂ©ments dâapprĂ©ciation des premiĂšres pĂ©riodes de la science arabe qui conduiraient Ă confirmer la nature universelle de la science Ă©crite en langue arabe ?
Deux tendances opposĂ©es soutiennent le point de vue essentialiste. La premiĂšre est celle de beaucoup de musulmans, plutĂŽt des non-scientifiques, qui qualifient la science arabe de science islamique. Ils prĂŽnent une science islamique, opposĂ©e Ă la science occidentale, compte tenu du fait que lâislam serait « sĆur » de la science. Ce point de vue mĂšne Ă une continuelle confusion entre islam et science qui, au cours de lâhistoire, a pris plusieurs formes. Depuis le dĂ©but du XXe siĂšcle, cette confusion se manifeste Ă grande Ă©chelle sur internet, Ă travers les miracles scientifiques du Coran, sorte de dilatation dĂ©mesurĂ©e des exĂ©gĂšses scientifiques apparues Ă la fin du XIXe siĂšcle. Lâintrusion de la science dans lâexĂ©gĂšse du texte coranique est lâune des consĂ©quences de la vision ambivalente des rĂ©formistes musulmans du XIXe siĂšcle, comme nous le verrons ultĂ©rieurement.
La seconde, le point de vue essentialiste est dĂ©fendu par une tendance opposĂ©e au courant de la science islamique, celle dâobservateurs occidentaux soutenant que le dĂ©clin des sciences en pays dâislam est liĂ© Ă la nature mĂȘme de lâislam, Ă son essence propre incompatible avec une rĂ©flexion libre. Câest un point de vue que remettent clairement en cause des historiens des sciences. Dans son article « Situating Arabic science. Locality versus Essence4 », le professeur dâhistoire des sciences de lâislam mĂ©diĂ©val Abdelhamid Sabra (1924-2013) relĂšve la faiblesse des arguments de nature essentialiste et souligne la complexitĂ© de la relation entre science et religion Ă travers lâhistoire du monde islamique et dans ses diverses contrĂ©es. En rĂ©alitĂ©, la vacuitĂ© des thĂ©ories issues dâapproche essentialiste et anhistorique est souvent liĂ©e Ă une mĂ©connaissance de la science arabe et de la civilisation islamique. Dimitri Gutas se range aux cĂŽtĂ©s de Abdelhamid Sabra et dĂ©nonce « lâadoption de prĂ©supposĂ©s au sujet dâune culture » qui sont par nature essentialistes et rĂ©ifiants et donc tout Ă fait anhistoriques, tels que « lâesprit grec » ou « la mentalitĂ© arabe5 ». Il poursuit en faisant remarquer, Ă juste titre, quâils nous donnent plus de renseignements sur « lâorientation idĂ©ologique du savant », auteur de ce genre de constructions thĂ©oriques, que sur « le sujet en discussion ».
Les débuts de la science « arabe »
Je mets ici entre guillemets le terme « arabe » pour rappeler que, tout en concernant des espaces gĂ©ographiques allant de lâEspagne Ă lâInde du Nord, en passant par le Maghreb, lâĂgypte, les pays de la MĂ©sopotamie et la Perse, oĂč sâest dĂ©ployĂ©e la civilisation islamique, la science en terres dâislam a eu dans tous ces grands espaces lâarabe comme langue, devenue langue internationale de la science. Câest ce qui justifie la dĂ©nomination « science arabe ».
Le monde musulman sâest intĂ©ressĂ© Ă lâhĂ©ritage antique, celui de la tradition grecque, mais aussi perse et hindoue, et a traduit en arabe les grands traitĂ©s de la science grecque. Il ne sâest pas limitĂ© Ă la rĂ©ception de ce prĂ©cieux hĂ©ritage, ainsi que lâa montrĂ© trĂšs clairement un historien des sciences comme Roshdi Rashed6 pour qui la science arabe nâa pas Ă©tĂ© un conservatoire de la science hellĂšne. En effet, souligne Rashed, ce serait « dĂ©figurer les rĂ©sultats de la science hellĂšne aussi bien que ceux du XVIIe siĂšcle, si lâon veut joindre les deux bouts de la chaĂźne dans une histoire continue7 ». Ce serait faire lâimpasse sur les « liens privilĂ©giĂ©s qui unissent la science arabe Ă ses prolongements latins et, plus gĂ©nĂ©ralement, Ă la science dĂ©veloppĂ©e en Europe de lâOuest jusquâau XVIIe siĂšcle8 ». La pĂ©riode islamique mĂ©diĂ©vale ne fut pas seulement une pĂ©riode de rĂ©ception, de prĂ©servation et de transmission, prĂ©cise Abdelhamid Sabra9. Le terme rĂ©ception est rĂ©ducteur sâil est compris comme un processus passif, nâattribuant Ă la civilisation islamique quâun rĂŽle de dĂ©positaire du savoir de la GrĂšce antique. La transmission de la science ancienne aux pays dâislam est plutĂŽt caractĂ©risĂ©e par un processus de crĂ©ation dâune nouvelle tradition scientifique qui sâest Ă©panouie dans une nouvelle langue et a rĂ©gnĂ© sur une longue pĂ©riode. Pour George Sarton, « les meilleurs savants arabes ne se satisfaisaient pas de la science grecque et hindoue dont ils avaient hĂ©ritĂ©. Ils admiraient les trĂ©sors qui Ă©taient tombĂ©s entre leurs mains, mais ils Ă©taient aussi âmodernesâ et aussi insatiables que nous le sommes et ils voulaient plus. Ils critiquaient Euclide, Apollonios et ArchimĂšde, discutaient PtolĂ©mĂ©e, essayaient dâamĂ©liorer les tables astronomiques et de dĂ©couvrir et dâĂ©viter les causes dâerreur qui Ă©taient cachĂ©es dans les thĂ©ories courantes10 ». Alain de Libera, professeur dâhistoire de philosophie mĂ©diĂ©vale citĂ© en exergue de ce chapitre, Ă©voque ces profonds bouleversements culturels liĂ©s au mouvement de traduction11 : on traduit tout ou presque, les grands textes philosophiques grecs, les textes scientifiques, lâalchimie, la mĂ©decine ; on lit, on commente, on invente, on innove, on continue et on approfondit lâhĂ©ritage humain⊠« Bref, il y a ce quâon appellerait aujourdâhui âune vie intellectuelleâ. »
Lorsque lâon Ă©voque cette nouvelle tradition scientifique qui a commencĂ© au VIIIe siĂšcle et qui sâest nourrie de lâhĂ©ritage antique, il importe dâidentifier les facteurs qui ont favorisĂ© un tel dĂ©veloppement et on est en droit dâattendre davantage que la rĂ©ponse faisant de la religion musulmane la responsable de lâessor de la science. Dans cette perspective, elle serait Ă©galement responsable de son dĂ©clin depuis quelques siĂšcles dans le monde musulman. Lâexplication met en avant la religion musulmane, considĂ©rĂ©e comme une religion idĂ©ale lorsquâil sâagit de comprendre la gloire passĂ©e de la science arabe, et ne concernerait plus que les musulmans qui se sont dĂ©tournĂ©s de leur vraie religion lorsque lâon aborde les « profondes tĂ©nĂšbres12 » qui ont envahi le monde arabe. Lâanalyse gagnerait Ă Ă©chapper Ă une approche essentialiste et Ă prendre en compte les facteurs politiques et sociaux, le contexte historique et gĂ©ographique.
Le mouvement de traduction gréco-arabe
Câest Ă partir du VIIIe siĂšcle que fut engagĂ© un considĂ©rable travail de traduction vers lâarabe dâouvrages appartenant Ă la tradition grecque et traitant de diffĂ©rentes sciences, disponibles sous forme de codex en parchemin ou de rouleaux en papyrus dans lâensemble de lâEmpire byzantin et le Proche-Orient. Ce mouvement a durĂ© deux siĂšcles. Il a profitĂ© dâun facteur important, la maĂźtrise de la technique de fabrication du papier introduite par des prisonniers chinois lors de la bataille de Talas, au nord...