Les Natures en question
eBook - ePub

Les Natures en question

Colloque de rentrée du CollÚge de France 2017

Philippe Descola

Share book
  1. 336 pages
  2. French
  3. ePUB (mobile friendly)
  4. Available on iOS & Android
eBook - ePub

Les Natures en question

Colloque de rentrée du CollÚge de France 2017

Philippe Descola

Book details
Book preview
Table of contents
Citations

About This Book

RevĂȘtue de significations multiples, la nature a longtemps formĂ© le pĂŽle principal d'une sĂ©rie d'oppositions dans la pensĂ©e europĂ©enne: nature et culture, nature et surnature, nature et art, nature et esprit, nature et histoire
 Des Ă©tudes de plus en plus nombreuses, dont ce livre se fait l'Ă©cho, mettent en doute la gĂ©nĂ©ralitĂ© de ces catĂ©gories et leur pertinence. L'effritement des limites de la nature est-il total, ou doit-on reconnaĂźtre la persistance de certaines discontinuitĂ©s fondamentales entre humains et non-humains? Issu du colloque de rentrĂ©e qui s'est tenu au CollĂšge de France en octobre 2017, ce livre propose une rĂ©flexion interdisciplinaire sur les questions soulevĂ©es par les dĂ©placements et les brouillages de frontiĂšre entre dĂ©terminations naturelles et dĂ©terminations humaines. Le seuil critique que semble avoir atteint l'anthropisation de la Terre, dont le rĂ©chauffement global n'est peut-ĂȘtre que l'exemple le plus criant, donne Ă  ces questions une actualitĂ© nouvelle. Philippe Descola est anthropologue et professeur au CollĂšge de France, titulaire de la chaire Anthropologie de la nature. Contributions de Étienne Anheim, Anne Cheng, Alain Fischer, Marie-AngĂšle Hermitte, FrĂ©dĂ©ric Keck, Geoffrey Lloyd, François Ost, Alain Prochiantz, Jean-NoĂ«l Robert, ClĂ©ment Sanchez, Justin E.?H.?Smith, Claudine Tiercelin, StĂ©phane Van Damme, Alain Wijffels.

Frequently asked questions

How do I cancel my subscription?
Simply head over to the account section in settings and click on “Cancel Subscription” - it’s as simple as that. After you cancel, your membership will stay active for the remainder of the time you’ve paid for. Learn more here.
Can/how do I download books?
At the moment all of our mobile-responsive ePub books are available to download via the app. Most of our PDFs are also available to download and we're working on making the final remaining ones downloadable now. Learn more here.
What is the difference between the pricing plans?
Both plans give you full access to the library and all of Perlego’s features. The only differences are the price and subscription period: With the annual plan you’ll save around 30% compared to 12 months on the monthly plan.
What is Perlego?
We are an online textbook subscription service, where you can get access to an entire online library for less than the price of a single book per month. With over 1 million books across 1000+ topics, we’ve got you covered! Learn more here.
Do you support text-to-speech?
Look out for the read-aloud symbol on your next book to see if you can listen to it. The read-aloud tool reads text aloud for you, highlighting the text as it is being read. You can pause it, speed it up and slow it down. Learn more here.
Is Les Natures en question an online PDF/ePUB?
Yes, you can access Les Natures en question by Philippe Descola in PDF and/or ePUB format, as well as other popular books in Biological Sciences & Ecosystems & Habitats. We have over one million books available in our catalogue for you to explore.

Information

III

Natures humaines



Le naturel et l’innĂ© :
une perspective historique sur la diversité raciale


JUSTIN E. H. SMITH

La race dans la philosophie et dans la science aujourd’hui

Du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siĂšcle, de nombreux auteurs europĂ©ens ont cherchĂ© Ă  associer l’inĂ©galitĂ© raciale humaine Ă  des traits physiologiques ou phĂ©notypiques visibles. RĂ©trospectivement, les diffĂ©rentes thĂ©ories s’avĂšrent ĂȘtre autant de formes de rationalisation a posteriori des inĂ©galitĂ©s sociales. Toutefois, l’idĂ©e que c’est le corps qui produit ou qui cause la personne, un prĂ©supposĂ© fondamental du naturalisme moderne, a contribuĂ© de façon importante Ă  ce que cette rationalisation ait pu paraĂźtre comme un modĂšle exemplaire du raisonnement scientifique.
Or, aujourd’hui, aucun membre de la communautĂ© scientifique ne prend plus au sĂ©rieux l’idĂ©e selon laquelle il existerait des diffĂ©rences raciales essentielles Ă  l’intĂ©rieur de l’espĂšce humaine, ou qu’il y aurait des « sous-types » de l’espĂšce, que la classification raciale rĂ©ussirait Ă  « dĂ©couper la nature Ă  ses jointures1 ». Ce rejet du rĂ©alisme racial par la communautĂ© scientifique a Ă©tĂ© officiellement instaurĂ© dans la dĂ©claration de 1950 de l’Unesco sur la question de la race, signĂ©e par Claude LĂ©vi-Strauss entre autres2. Il a Ă©tĂ© approfondi dans les dĂ©cennies suivantes, par exemple dans les recherches de Richard Lewontin du dĂ©but des annĂ©es 19703, prouvant que la diffĂ©rence entre deux individus de « races » diffĂ©rentes n’est pas plus grande en moyenne que celle entre deux individus de la mĂȘme race sĂ©lectionnĂ©s au hasard. La race est donc exposĂ©e comme catĂ©gorie populaire, comme un folk-taxon, sans aucune validitĂ© scientifique.
Il est vrai que, rĂ©cemment, les rĂ©sultats de Lewontin ont Ă©tĂ© mis en question par des chercheurs qui ne sont pas, eux, des idĂ©ologues racistes4. Et personne ne va douter que les individus appartenant Ă  des populations de diffĂ©rentes rĂ©gions du globe tendent Ă  partager des traits physiques les uns avec les autres, qu’en moyenne un NigĂ©rian ressemble moins Ă  un SuĂ©dois qu’il ne ressemble Ă  un autre NigĂ©rian. Mais nous n’avions pas besoin de la science pour nous informer de cela, et ce n’est pas non plus la science, mais plutĂŽt l’analyse conceptuelle, qui peut nous expliquer pourquoi ce fait Ă©vident – la diffĂ©rence apparente entre un NigĂ©rian et un SuĂ©dois – ne nous rĂ©vĂšle aucune frontiĂšre rĂ©elle, aucun « joint » de la nature.
Comme l’explique bien Naomi Zack5, on a tort de croire que le jugement de diffĂ©rence raciale relĂšve d’une perception directe des traits physiques phĂ©nomĂ©nalement saillants. C’est plutĂŽt l’inverse : on juge d’abord qu’il y a une diffĂ©rence essentielle interne, et on cherche ensuite des diffĂ©rences physiques perceptibles pour ancrer cette diffĂ©rence invisible supposĂ©e. C’est pour cette raison que les spĂ©cialistes en philosophie critique de la race prĂ©fĂšrent aujourd’hui parler de catĂ©gories « racialisĂ©es » au lieu de parler de « catĂ©gories raciales » ou de « races ». Il est vrai que l’on peut facilement distinguer un NigĂ©rian d’un SuĂ©dois, et, souvent, un AmĂ©ricain blanc d’un Africain-AmĂ©ricain, d’aprĂšs le phĂ©notype. Cette facilitĂ© est toutefois loin d’ĂȘtre la rĂšgle dans l’histoire du racisme, et ce qui est Ă  l’Ɠuvre le plus souvent, c’est une exagĂ©ration ou mĂȘme une simple invention des diffĂ©rences physiques inspirĂ©e par le jugement prĂ©alable d’une diffĂ©rence essentielle, comme c’était le cas pour les Juifs en Europe dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, ou pour les nomades kazakhs en Mongolie aujourd’hui6. Les Juifs, pour prendre l’exemple le mieux connu, ont donc Ă©tĂ© racialisĂ©s Ă  un moment de l’histoire, et dĂ©racialisĂ©s Ă  un autre7.
Le cas des ArmĂ©niens est aussi un bel exemple de cette mallĂ©abilitĂ© de la race, comme l’a montrĂ© Francisco Bethencourt dans son livre de 20138. Sur les rĂ©seaux sociaux, il y a beaucoup de bruit derniĂšrement Ă  propos de la question de savoir si Kim Kardashian est une « personne de couleur » ou non. Si elle ne l’est pas, la sagesse populaire nous en instruit : elle est coupable du crime de blackface contemporain pour avoir osĂ© se montrer en public en laissant paraĂźtre dans ses vĂȘtements, ses cheveux, ou Ă  travers ses gestes, certains signifiants de la culture africaine-amĂ©ricaine. La majoritĂ© des jeunes AmĂ©ricains l’ont condamnĂ©e, la traitant de femme blanche qui fait semblant d’ĂȘtre noire. ParallĂšlement Ă  cette discussion, des annĂ©es de persĂ©cution et de prĂ©jugĂ©s contre les AmĂ©ricains d’origine iranienne – culminant dans la dĂ©cision de l’administration Trump de les mettre sur une liste noire qui rend difficile leur retour dans leur nouveau pays – ont donc eu comme effet de « coloriser » les Irano-AmĂ©ricains9. Nous sommes donc arrivĂ©s Ă  un point, dans ce contexte local amĂ©ricain, oĂč les ArmĂ©niens sont blancs et les Persans sont « de couleur » : ce jugement ignore clairement des questions historiques et religieuses qui prĂ©cĂšdent de loin toute l’histoire des États-Unis. Mais cette histoire parle tout de mĂȘme Ă  travers leurs jugements, et les AmĂ©ricains prennent Ă  tort ces jugements pour de simples descriptions des traits physiques. C’est cela, la « magie » du racisme : faire voir des preuves de ce que l’on soupçonnait dĂ©jĂ  exister sans pouvoir le voir, faire apparaĂźtre dans le corps ce que l’on attribuait dĂ©jĂ  Ă  l’ñme.

Les Ăąmes, les corps et les ethnocentrismes

Bruno Snell a posĂ© comme argument au milieu du siĂšcle dernier10 qu’il manquait aux Grecs Ă  l’époque d’HomĂšre une idĂ©e concrĂšte du corps, les premiĂšres occurrences du mot soma Ă©tant synonymes de « cadavre ». D’aprĂšs lui, une telle idĂ©e apparaĂźtrait seulement au moment oĂč l’idĂ©e complĂ©mentaire de l’esprit commence Ă  se figer. Ainsi, pour qu’un individu se conçoive comme Ă©tant dans un corps, comme embodied11 (incarnĂ©), il faut qu’il soit d’abord capable de se concevoir comme Ă©tant un sujet immatĂ©riel, ou au moins pneumatique, capable d’ĂȘtre localisĂ© dans un corps. Or de nombreux penseurs de diverses traditions ont bel et bien pu concevoir des sujets sans corps, ce qui nous montre que l’idĂ©e de l’esprit n’implique pas toujours celle d’un esprit incarnĂ©. Cela est particuliĂšrement clair dans la doctrine souvent appelĂ©e « dualisme », associĂ©e surtout au nom de RenĂ© Descartes. La capacitĂ© de penser l’esprit indĂ©pendamment du corps a souvent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme un accomplissement singulier de la rĂ©flexion abstraite propre aux Occidentaux, comme une capacitĂ© rare parmi les ĂȘtres humains de penser au-delĂ  des donnĂ©es de l’expĂ©rience perceptuelle. MalgrĂ© l’argument de Snell, on a souvent prĂ©sumĂ© dans la tradition philosophique occidentale que c’est avec la donnĂ©e certaine du corps que nous commençons, et que ce n’est qu’ensuite, aprĂšs un grand effort intellectuel, et peut-ĂȘtre aussi avec l’assistance divine, que nous dĂ©couvrons le secret de l’esprit.
L’histoire des contacts transatlantiques, qui commence Ă  la fin du XVe siĂšcle, peut nous aider Ă  mieux comprendre ce qui est vraiment particulier dans la pensĂ©e europĂ©enne sur le rapport Ăąme-corps. À partir des premiĂšres rencontres des Espagnols chrĂ©tiens-aristotĂ©liciens avec les indigĂšnes amĂ©ricains, nous dĂ©tectons une confusion rĂ©ciproque concernant les engagements ontologiques fondamentaux de l’autre groupe. Prenons un exemple classique, et peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  un peu Ă©puisĂ©. Claude LĂ©vi-Strauss, dans son ouvrage Race et histoire (1952), parle des peuples indigĂšnes des Grandes Antilles qui, au XVIe siĂšcle, « s’employaient Ă  immerger des Blancs prisonniers afin de vĂ©rifier par une surveillance prolongĂ©e si leur cadavre Ă©tait, ou non, sujet Ă  la putrĂ©faction12 ».
L’interprĂ©tation la plus commune de cette histoire aujourd’hui bien connue, c’est que, alors que les EuropĂ©ens soupçonnaient souvent les AmĂ©ricains d’ĂȘtre des animaux, les AmĂ©ricains pour leur part prenaient les EuropĂ©ens pour des dieux et avaient ainsi du mal Ă  croire que les corps des EuropĂ©ens fussent des corps naturels dans le sens usuel du terme. Il serait utile toutefois de complĂ©ter cette explication avec ce qu’a Ă©crit Eduardo Viveiros de Castro sur les consĂ©quences du premier contact colombien : il s’agit ici prĂ©cisĂ©ment d’un choc entre deux ethnocentrismes, ou, pour l’exprimer autrement, entre deux « rĂ©gimes ontologiques13 ». Dans le rĂ©gime europĂ©en, l’ñme est la « dimension marquĂ©e », l’élĂ©ment fondamental pour qu’un ĂȘtre quelconque puisse prĂ©tendre ĂȘtre inclus dans l’espĂšce humaine. Pour les EuropĂ©ens, la corporĂ©itĂ© d’un tel candidat n’est jamais mise en question : c’est le corps qui est certain. Pour l’AmĂ©ricain, par contraste, il n’y a jamais eu de doute sur le fait que les EuropĂ©ens avaient une Ăąme, et nĂ©anmoins cela ne leur accorde pas en soi le statut d’ĂȘtres humains, car il faut Ă©galement Ă©tablir que leur corps apparent est un corps rĂ©el.
Nous avons aujourd’hui le rĂ©flexe de dĂ©noncer l’absurditĂ© du doute du conquistador quant Ă  l’humanitĂ© des AmĂ©ricains qu’il Ă©tait en train de vaincre et d’annihiler. Nous voyons rĂ©trospectivement que ce doute rĂ©sulte d’un ensemble d’engagements ontologiques locaux ; autrement dit, nous sommes capables aujourd’hui de dĂ©masquer l’ontologie des Espagnols comme rien d’autre qu’un ethnocentrisme. Mais le caractĂšre Ă©crasant et total de la conquĂȘte nous ...

Table of contents