La Précarité pour tout bagage
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La Précarité pour tout bagage

Un autre regard sur les Roms

Nicolas Clément

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La Précarité pour tout bagage

Un autre regard sur les Roms

Nicolas Clément

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Les Roms sont l'objet en France d'un rejet très fort qui s'appuie sur des préjugés tenaces. Nicolas Clément qui, depuis près de dix ans, accompagne quotidiennement une centaine de familles roms en région parisienne, donne à voir dans cet ouvrage une réalité très éloignée des idées reçues. Dans des récits sensibles et incarnés, étayés par des informations et données précises, il raconte ces vies en montagnes russes, faites d'angoisses et d'espoirs, mais surtout de précarité et de fragilité: les recherches d'emploi, les appels au Samu social, la difficile scolarisation des enfants quand les logements sont éphémères, les nuits passées à récupérer des vêtements pour les vendre aux puces de Montreuil, les expulsions des baraquements détruits au petit matin, la détresse des parents à qui sont enlevés leurs enfants, les actes de rejet du voisinage et la mendicité comme dernier recours; mais aussi la joie de vivre et l'accueil chaleureux qu'il trouve auprès de ces familles au gré de ses visites, la fierté des enfants qui avancent dans leurs apprentissages, la solidarité de camarades d'école, la générosité de voisins qui prennent le temps d'un échange... Battant en brèche les représentations dont les Roms payent lourdement le prix, ce livre est une invitation à oser la rencontre.

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Information

Year
2022
ISBN
9782708254824

Chapitre 1
Puscarie

« Natalia ! Natalia ! » Une foule d’enfants court vers nous et nous accueille vivement en criant le nom roumanisé de l’une des bénévoles. Il y a là, au fond d’une impasse à Bobigny, deux maisons, séparées par un petit jardin entièrement loti de baraques de fortune. L’ensemble, abandonné, est occupé depuis un an environ par une centaine de personnes. Des femmes s’approchent, amicales. On les connaît presque toutes. Elles, c’est surtout Nathalie qu’elles connaissent du fait de son étonnante implication depuis des années : celle-ci les a croisées, suivies, perdues, retrouvées au gré des expulsions, des départs en Roumanie et des retours en France. L’une des femmes, jeune, joyeuse, nous attire dans sa cabane. Nous voilà très vite – les quatre bénévoles du jour, trois autres femmes, quatre ou cinq enfants – bien au chaud dans la petite maison de dix mètres carrés à peine où irradie un gros poêle à bois. On échange des nouvelles dans un mélange de français, de roumain, de romani, d’espagnol... Dès que ça coince, on passe dans une autre langue et finalement, on se comprend bien.
Et puis notre hôtesse, Gabriela, nous demande comment elle pourrait envoyer des photos d’elle à son mari qui est en prison (« puscarie » ; qu’on prononce « pouchkarié »). Courte peine de quelques mois, mais il lui manque beaucoup et elle ne veut pas qu’il l’oublie. « Veux-tu que je te prenne en photo avec mon téléphone ? – Da ! Da ! – Mais tu veux rester comme tu es là ou peut-être te changer un peu ? » Elle flotte un peu, sourit, rit et se précipite vers le coffre où sont ses vêtements. Oups ! Je file dehors (mes collègues sont, elles, déjà parties voir d’autres familles), le temps qu’elle se change. Cinq bonnes minutes après, elle m’appelle : « Monsieur Nicolass ! » C’est une autre femme ! Tout à l’heure, elle était empaquetée dans un gros blouson, les cheveux cachés sous un fichu, une grande jupe en velours un peu tachée de la boue des environs. Là, la voici éclatante, rieuse, toute gaie, dans une robe longue à motifs, sans manches et décolletée. Elle a gagné une belle cambrure et cinq bons centimètres avec des sandales compensées et talons hauts. Ses amies sont revenues et pendant que je prends les photos, elle pose à moitié vamp, faisant des mines, et pouffe de rire avec ses copines comme une bande de lycéennes qu’elles pourraient presque être, aucune ne dépassant les 18 ou 20 ans.

Chapitre 2
Haut, bas, fragile

Milieu du mois de janvier 2017. Mon portable sonne : un numéro en 07 58. Ce sont les premiers chiffres des numéros de Lycamobile qu’utilisent beaucoup les Roumains.
« Bonjour Monsieur Nicolas. C’est moi, Cornelia. Vous pouvez me rappeler ? Y a pas crédit. » Cornelia ? Laquelle ? J’en connais plusieurs. Je rappelle donc. Une voix douce, à la fois ferme et timide : « Bonjour, c’est Vasile Cornelia{8}. Je peux vous voir ? C’est assez pressé. » Rendez-vous pris le lendemain à 10 heures. Je ressens un réel plaisir mêlé d’inquiétude : je l’ai connue, il y a trois ans, dormant dans la rue avec ses enfants, la famille a trouvé un hébergement en banlieue. Que se passe-t-il ? Des soucis avec son mari ? Avec les enfants ? Son hébergement... ?
Le lendemain, me voici attablé à la terrasse d’un café de la Bastille. Je la vois arriver de loin. Pas seule. Pas désespérée du tout. Avec son mari et les trois enfants, tous souriants, joyeux. Les enfants accourent et c’est à qui parlera le premier : « Tu sais, Nicolas... – En classe, Nicolas... – Regarde ce que j’ai fait... » On s’assied, et pendant que les enfants sirotent qui un chocolat chaud, qui un Orangina, sans cesser de se couper et de me héler pour me raconter ce qu’ils font, les parents expliquent leur situation.
Elle a bien bougé ! Il y a trois ans, place de la Bastille, au cours d’une tournée de rue du Secours Catholique, nous avions rencontré Cornelia qui faisait la manche avec ses trois enfants. Tous avec un beau sourire mais l’air épuisé. Son mari en prison, elle était seule dehors avec ses enfants, Lenuta qui avait alors sept ans, Gladior six ans et Serinela quatre ans. Ils dormaient sous un abribus de la place. Ils avaient enchaîné les hébergements de très courte durée aux quatre coins de l’Ile-de-France. Et les enfants, inscrits à l’école, près de la place de la République, y allaient assez régulièrement, quand ils ne logeaient pas trop loin, quand la nuit n’avait pas été trop rude, quand ils n’avaient pas été réveillés et chassés par la police...
Le temps a passé. Cornelia a trouvé un emploi, un CDD de deux ans, comme employée de ménage dans une école ; Gilbert, son mari, est sorti de prison ; il n’a pas encore trouvé d’emploi déclaré mais gagne de l’argent en tournant la nuit dans les rues de Paris où il récupère des vêtements dans les poubelles qu’il revend ensuite aux puces. Et les enfants ont grandi et continué d’aller à l’école. Justement, Gladior me tire par la manche et m’interroge : « Tu sais qui c’est le dieu des dieux chez les Grecs ? C’est Zeus ! Et tu connais Athéna ? » Ils ne sont pas si nombreux, les enfants de neuf ans, à se passionner pour la mythologie grecque ! Mais ses parents reprennent le fil de la discussion : ils sont dans un hébergement du Samu social en très proche banlieue ; c’est stable et, comme ils ont aussi des revenus stables, ils peuvent commencer à espérer avoir un vrai logement. Ils ont fait des dossiers et devraient, très prochainement selon eux, bénéficier d’un Solibail{9}. Mais, même avec le revenu de Cornelia et les aides financières dont ils disposent, l’équation reste très délicate : le logement payé, il ne restera presque plus rien à la famille. Il faut donc à Gilbert un emploi déclaré et plus rentable que la collecte des textiles. Le tas de vêtements (c’est en effet au tas que cela se vend, à Clignancourt, près des puces officielles, sous un pont où chacun dépose par terre ce qu’il veut vendre tout en guettant la police pour ne pas être interpellé) ne vaut guère plus que quelques euros. Une nuit de travail ne rapporte que 5 à 15 euros.
De son côté, Cornelia anticipe déjà la fin de son contrat dans cinq mois et demi et pense à l’après. Aussi, nous convenons de prendre rapidement un rendez-vous avec Acina pour aborder à fond la question de l’emploi. Acina{10}, c’est une belle association créée en 2014 par deux très jeunes femmes, Laura Mocanu et Sarah Berthelot, pour aider les nouveaux arrivants (principalement roumains) à s’insérer, surtout par le biais de l’emploi, mais sans du tout négliger les autres dimensions de l’insertion que sont le logement, l’école pour les enfants, les moyens de vivre... Bref, l’association a vraiment une vision globale de l’insertion ; elle s’est beaucoup développée jusqu’à gagner d’importants marchés publics dans le travail d’insertion des populations en bidonville. Malgré la croissance exponentielle de ses équipes, passées de trois ou quatre personnes à près de trente en moins de trois ans, elle a su garder son enthousiasme et surtout sa bienveillance. Avec un grand professionnalisme, les accompagnateurs laissent aux personnes le droit à l’erreur, au rendez-vous manqué, au dysfonctionnement. Cette réelle bienveillance qui, cependant, n’exclut pas une saine exigence, n’est pas si courante : bien au contraire, on rencontre trop souvent des structures qui ne laissent guère de chances aux défaillants et à ceux qui jettent trop vite l’éponge.
Quinze jours plus tard, nous voici donc chez Acina où on reprend le parcours des parents. Cornelia a été huit ans à l’école – elle a donc un niveau de fin de classe de cinquième (en supposant une scolarité complète) – et a appris le français qu’elle parle plutôt bien, par des cours à la Croix-Rouge. Gilbert, lui, n’a jamais été à l’école – mais il sait un peu lire. Les enfants, quant à eux, parlent français sans le moindre accent. Gilbert confie à Laura{11}, l’une des deux directrices d’Acina, que, lors de son séjour en prison, les enfants lui avaient dit ce qu’ils voulaient faire comme métier : l’un voulait être policier pour bien s’occuper de lui, l’autre médecin pour le soigner, la troisième juge pour le remettre en liberté. Pendant qu’il raconte, les enfants lèvent la tête de leurs dessins et confirment tranquillement puis reprennent leurs crayons.
*
Pas facile, certes, de trouver du travail, mais l’affaire semble sur de bons rails. Et puis, tout s’effrite et finit par s’effondrer. Première étape : l’échec du dossier Solibail. Pourquoi, comment, ce n’est pas clair. En tout cas, cette accession à un vrai logement à laquelle ils rêvaient et qui, enfin, se profilait, tombe à l’eau quand leur candidature n’est pas retenue.
Deuxième étape, la montée de la tension entre le centre d’hébergement et la famille. En effet, quand, après des mois de rue, ils étaient arrivés dans cet hébergement, c’était la joie et aussi le moyen, enfin, de souffler ! Mais après trois ans, la situation a changé ; les contraintes, qui pesaient peu par rapport à la sécurité procurée par l’hébergement, deviennent de plus en plus dures à supporter à mesure que le temps passe : horaires stricts d’entrée et de sortie du bâtiment ; interdiction de visites ; impossibilité de s’absenter (vacances...) au risque de perdre sa place ; interdiction de cuisiner et donc obligation de manger ce qui est proposé par l’hébergement ; interdiction d’apporter de la nourriture (comme alternative) dans sa chambre...
Troisième étape : le père s’absente par deux fois durant plusieurs jours. La première pour faire refaire ses papiers d’identité en Roumanie (cela peut se réaliser avec l’ambassade de Roumanie à Paris mais c’est très long et finalement plus coûteux qu’en rentrant le faire au pays). La seconde pour passer son permis de conduire – une façon d’augmenter un peu son employabilité jusqu’ici très faible –, bien plus rapide et nettement moins cher qu’en France. Pour ces deux absences, il a bien prévenu le 115 dont dépend son hébergement mais cela n’a pas été accepté et du coup, dès la mi-février, il a été interdit de séjour dans le centre. Le reste de la famille y restait accepté mais pas le père. On peut imaginer les sentiments de chacun... Bien sûr, on comprend la difficulté d’accepter des absences en gardant la place quand tant de personnes, à l’extérieur, attendent de pouvoir, elles aussi, être hébergées. Certes, mais ici, le père seul étant absent, cela ne changeait rien : on n’allait pas, pour le remplacer, mettre quelqu’un d’autre dans le lit de sa femme, juste pour ne pas perdre une place !
Quatrième étape : une nouvelle proposition Solibail est faite à la famille. Il faut se déterminer tout de suite mais, peut-être du fait de la pression et de l’urgence, ils croient qu’il s’agit plutôt d’un hôtel de très courte durée comme au tout début de leurs contacts avec le 115.
Sans avoir vraiment le temps de comprendre et de réfléchir, ils refusent donc cette « offre ». Mais, aussitôt, le centre leur signifie leur expulsion pour trois semaines plus tard. Le 31 mai, les voici donc tous à la rue à nouveau. Et le 10 juin, c’est la fin du contrat de Cornelia. Trois ans après, les voici revenus à la même position. La même ? Non, pire encore, car ils ont pu goûter la stabilité et le confort relatif du centre (bien mieux que la rue, il ne s’agissait pourtant que d’une grande chambre où tous dormaient, parents et enfants avec juste deux grands lits), ainsi que la sécurité de revenus corrects et constants. Le retour à la rue est d’autant plus violent.
Un message envoyé à la directrice du Samu social que je connais un peu n’aura hélas aucun effet. Si la réponse fait sens administrativement parlant, elle est désolante du point de vue humain, et absurde en termes d’investissement social...
*
9 juin 2017. Comme souvent, je passe à la Bastille en espérant les croiser – leurs portables ne marchent plus faute de crédit et de pouvoir recharger leurs batteries – mais je sais qu’ils connaissent ce quartier et y ont leurs repères : je les retrouve tous les cinq. En effet, ils dorment dans leur voiture (cinq dans une voiture, on peut imaginer le confort !) et se débarbouillent le matin à la petite fontaine qui se trouve dans le dos de la sanisette de la place. Les enfants continuent vaillamment d’aller à l’école. Ils restent gais et plaisants mais somatisent fortement – maux de ventre, de tête – et sont très en colère : ils se sentent quasiment français, ne comprennent pas ce rejet qu’ils pensent raciste et fulminent.
Sur mes encouragements, Cornelia rappelle le 115 mais, après les habituelles (et toujours épuisantes) difficultés à le joindre, elle reçoit la même réponse : ils ne sont pas prioritaires et figurent même sur une sorte de « liste noire » pour avoir osé refuser une proposition de logement. Cornelia va tout de même à l’école des enfants y récupérer des certificats de scolarité, espérant, en montrant leur assiduité malgré des conditions vraiment difficiles, finir par fléchir les instances du 115.
*
17 juillet 2017. Un vendredi par mois depuis plus de vingt ans, je fais une tournée de nuit avec le Secours Catholique pour aller à la rencontre des personnes à la rue. Nous sommes trois ou quatre et tournons en voiture dans Paris durant toute la nuit. On n’apporte quasiment rien, juste une soupe et/ou une boisson chaude ou froide. Mais le but est, pour ceux qui ne dorment pas bien sûr, d’apporter un peu de chaleur humaine et d’avoir un vrai moment de relation et de partage. Cette nuit, en fin de tournée, nous passons rue de la Roquette et trouvons Cornelia et ses deux filles, Lenuta et Serinela, qui dorment étendues sur une couverture – il fait très chaud –, un gobelet à leurs pieds attendant une hypothétique piécette. Drôle d’endroit d’ailleurs que cet angle de la rue de la Roquette et de la rue de Lappe. Foule nombreuse, jeune, bruyante, souvent très alcoolisée et parfois violente. Et, aux pieds de ces gens qui titubent souvent, cette famille. Bizarrement, pas de violence à son égard et, au contraire, une générosité inattendue – celle de l’alcoolique repentant ? – qui remplit bien le gobelet.
Cette triste vision me rappelle nos premières rencontres à l’automne 2014 ici même. Dès le début, le contact a été très chaleureux avec les enfants. Cornelia était plus en retrait mais pourtant très accueillante. Gilbert, lui, a mis plus de temps à nous accepter. Ce soir-là, on avait compris qu’ils avaient une place en hôtel à Cergy mais que c’était ingérable : c’était temporaire et ils ne pouvaient y emporter leurs affaires, Cornelia était malade et affaiblie, les enfants petits, ce qui compliquait encore les déplacements.
Une autre fois, on les avait retrouvés sous l’abri d’une station de taxis, à la Bastille. Temps exécrable. Les enfants, blottis dans des sacs de couchage dans la cabine téléphonique. Cornelia, épuisée, malade, rangeait soigneusement les vêtements. Gilbert, furieux contre nous en apparence ; mais en réalité contre le système qui les rejetait à la rue après seulement trois jours d’hôtel à Villeneuve-Saint-Georges. Et, avec toutes leurs affaires, impossible de nomadiser d’un hôtel à un autre, aux quatre coins de l’Ile-de-France. Impossible aussi de maintenir le lien avec l’école. On appelle ensemble le 115 mais en vain. Pourtant, cela apaise Gilbert qui, juste avant qu’on les quitte pour continuer notre tournée, lance une devinette : « Qu’est-ce qui n’est pas né, a vécu et qui est mort ? » Ce sont Adam et Ève car ils n’ont pas été engendrés. Sur cette petite blague, il nous laisse partir avec un sourire mi-gai, mi-désabusé, flottant sur le visage.
C’est un peu après qu’ils avaient accédé à cet hébergement pérenne d’où ils ont été chassés au printemps 2017.
*
Mi-juin 2017, Florin, le frère de Gilbert, me demande de témoigner pour l’installation du petit bidonville qu’il vient de créer à côté de la porte de Vincennes. En France, tout terrain, même d’apparence abandonnée, a un propriétaire. Donc s’y installer, c’est commettre un délit. Le propriétaire peut bien sûr demander à la police de faire partir les occupants illicites. Mais cela, seulement dans les quarante-huit premières heures. Après ce temps, s’opposent deux droits : d’un côté le droit de propriété, de l’autre le droit à vivre quelque part. À partir de ce délai, le propriétaire doit saisir le juge et c’est lui qui évaluera si vraiment le propriétaire a un projet sur le terrain occupé et quelle est la situation des occupants, à la fois en termes de précarité, mais aussi de dangers éventuels des lieux, et également en termes de projet d’insertion. En fonction de tout cela, le juge décidera de demander une expulsion rapide ou, au contraire, accordera un sursis. Seulement, pour savoir quand a démarré l’occupation et donc à partir de quand démarre le compteur des fameuses quarante-huit premières heures, il faut autre chose que le témoignage des seuls occupants : il faut une autre parole, plus neutre, et de réels éléments de preuve. D’où la demande de Florin. Et me voilà boulevard Carnot, près de la porte de Vincennes, avec mon appareil photo et un journal du jour, comme pour les preuves de vie des prises d’otage. Je prends plein de photos des cabanes, des habitants du terrain, de l’un d’eux tenant le journal, d’un autre tenant un portable, écran allumé montrant la date du jour, mais avec suffisamment de champ pour qu’on voie bien que la photo a été prise sur le terrain ; je liste toutes les personnes présentes avec leur date de naissance. Et puis je transmets tout cela à l’avocate. Elle le stocke précieusement, prête à ressortir tout le dossier et l’envoyer au juge dès qu’il y aura une plainte ou une tentative d’intervention de la police.
C’est un bidonville (ou plutôt un « bidonvillage » car très petit) avec vingt-cinq personnes, toutes du même groupe familial (parents, enfants, frères, sœurs, cousins, cousines, grands-parents...). En plus de Florin, sa femme et ses enfants, il y a notamment Gilbert, Cornelia et leurs enfants. C’est l’été. Tous sont heureux d’être ensemble. Les cabanes ont été vite construites. La nuit, les uns et les autres continuent de chercher et de trouver du bois (surtout des meubles en bois plastifié abandonnés sur les trottoirs) et le rapport...

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