Nana
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Nana

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About this book

Nana est un roman d'Émile Zola publiĂ© en 1880, le neuviĂšme de la sĂ©rie les Rougon-Macquart, traitant du thĂšme de la prostitution fĂ©minine Ă  travers le parcours d'une courtisane dont les charmes ont affolĂ© les plus hauts dignitaires du Second Empire. L'histoire commence en 1868. Le personnage de Nana a Ă©tĂ© notamment inspirĂ© Ă  Zola par Blanche Dantigny.

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Information

Chapitre 1

À neuf heures, la salle du théùtre des VariĂ©tĂ©s Ă©tait encore vide. Quelques personnes, au balcon et Ă  l’orchestre, attendaient, perdues parmi les fauteuils de velours grenat, dans le petit jour du lustre Ă  demi-feux. Une ombre noyait la grande tache rouge du rideau ; et pas un bruit ne venait de la scĂšne, la rampe Ă©teinte, les pupitres des musiciens dĂ©bandĂ©s. En haut seulement, Ă  la troisiĂšme galerie, autour de la rotonde du plafond oĂč des femmes et des enfants nus prenaient leur volĂ©e dans un ciel verdi par le gaz, des appels et des rires sortaient d’un brouhaha continu de voix, des tĂȘtes coiffĂ©es de bonnets et de casquettes s’étageaient sous les larges baies rondes, encadrĂ©es d’or. Par moments, une ouvreuse se montrait, affairĂ©e, des coupons Ă  la main, poussant devant elle un monsieur et une dame qui s’asseyaient, l’homme en habit, la femme mince et cambrĂ©e, promenant un lent regard.
Deux jeunes gens parurent à l’orchestre. Ils se tinrent debout, regardant.
– Que te disais-je, Hector ? s’écria le plus ĂągĂ©, un grand garçon Ă  petites moustaches noires, nous venons trop tĂŽt. Tu aurais bien pu me laisser achever mon cigare.
Une ouvreuse passait.
– Oh ! monsieur Fauchery, dit-elle familiùrement, ça ne commencera pas avant une demi-heure.
– Alors, pourquoi affichent-ils pour neuf heures ? murmura Hector, dont la longue figure maigre prit un air vexĂ©. Ce matin, Clarisse, qui est de la piĂšce, m’a encore jurĂ© qu’on commencerait Ă  neuf heures prĂ©cises.
Un instant, ils se turent, levant la tĂȘte, fouillant l’ombre des loges. Mais le papier vert dont elles Ă©taient tapissĂ©es les assombrissait encore. En bas, sous la galerie, les baignoires s’enfonçaient dans une nuit complĂšte. Aux loges de balcon, il n’y avait qu’une grosse dame, Ă©chouĂ©e sur le velours de la rampe. À droite et Ă  gauche, entre de hautes colonnes, les avant-scĂšnes restaient vides, drapĂ©es de lambrequins Ă  longues franges. La salle blanche et or, relevĂ©e de vert tendre, s’effaçait, comme emplie d’une fine poussiĂšre par les flammes courtes du grand lustre de cristal.
– Est-ce que tu as eu ton avant-scùne pour Lucy ? demanda Hector.
– Oui, rĂ©pondit l’autre, mais ça n’a pas Ă©tĂ© sans peine
 Oh ! il n’y a pas de danger que Lucy vienne trop tĂŽt, elle !
Il étouffa un léger bùillement, puis, aprÚs un silence :
– Tu as de la chance, toi qui n’as pas encore vu de premiĂšre
 La Blonde VĂ©nus sera l’évĂ©nement de l’annĂ©e. On en parle depuis six mois. Ah ! mon cher, une musique ! un chien !
 Bordenave, qui sait son affaire, a gardĂ© ça pour l’Exposition.
Hector écoutait religieusement. Il posa une question.
– Et Nana, l’étoile nouvelle, qui doit jouer VĂ©nus, est-ce que tu la connais ?
– Allons, bon ! ça va recommencer ! cria Fauchery en jetant les bras en l’air. Depuis ce matin, on m’assomme avec Nana. J’ai rencontrĂ© plus de vingt personnes, et Nana par-ci, et Nana par-lĂ  ! Est-ce que je sais, moi ! est-ce que je connais toutes les filles de Paris !
 Nana est une invention de Bordenave. Ça doit ĂȘtre du propre !
Il se calma. Mais le vide de la salle, le demi-jour du lustre, ce recueillement d’église plein de voix chuchotantes et de battements de porte l’agaçaient.
– Ah ! non, dit-il tout Ă  coup, on se fait trop vieux, ici. Moi, je sors
 Nous allons peut-ĂȘtre trouver Bordenave en bas. Il nous donnera des dĂ©tails.
En bas, dans le grand vestibule dallĂ© de marbre, oĂč Ă©tait installĂ© le contrĂŽle, le public commençait Ă  se montrer. Par les trois grilles ouvertes, on voyait passer la vie ardente des boulevards, qui grouillaient et flambaient sous la belle nuit d’avril. Des roulements de voiture s’arrĂȘtaient court, des portiĂšres se refermaient bruyamment, et du monde entrait, par petits groupes, stationnant devant le contrĂŽle, montant, au fond, le double escalier, oĂč les femmes s’attardaient avec un balancement de la taille. Dans la clartĂ© crue du gaz, sur la nuditĂ© blafarde de cette salle dont une maigre dĂ©coration Empire faisait un pĂ©ristyle de temple en carton, de hautes affiches jaunes s’étalaient violemment, avec le nom de Nana en grosses lettres noires. Des messieurs, comme accrochĂ©s au passage, les lisaient ; d’autres, debout, causaient, barrant les portes ; tandis que, prĂšs du bureau de location, un homme Ă©pais, Ă  large face rasĂ©e, rĂ©pondait brutalement aux personnes qui insistaient pour avoir des places.
– Voilà Bordenave, dit Fauchery, en descendant l’escalier.
Mais le directeur l’avait aperçu.
– Eh ! vous ĂȘtes gentil ! lui cria-t-il de loin. C’est comme ça que vous m’avez fait une chronique
 J’ai ouvert ce matin Le Figaro. Rien.
– Attendez donc ! rĂ©pondit Fauchery. Il faut bien que je connaisse votre Nana, avant de parler d’elle
 Je n’ai rien promis, d’ailleurs.
Puis, pour couper court, il prĂ©senta son cousin, M. Hector de La Faloise, un jeune homme qui venait achever son Ă©ducation Ă  Paris. Le directeur pesa le jeune homme d’un coup d’Ɠil. Mais Hector l’examinait avec Ă©motion. C’était donc lĂ  ce Bordenave, ce montreur de femmes qui les traitait en garde-chiourme, ce cerveau toujours fumant de quelque rĂ©clame, criant, crachant, se tapant sur les cuisses, cynique, et ayant un esprit de gendarme ! Hector crut qu’il devait chercher une phrase aimable.
– Votre théùtre
 commença-t-il d’une voix flĂ»tĂ©e.
Bordenave l’interrompit tranquillement, d’un mot cru, en homme qui aime les situations franches.
– Dites mon bordel.
Alors, Fauchery eut un rire approbatif, tandis que La Faloise restait avec son compliment Ă©tranglĂ© dans la gorge, trĂšs choquĂ©, essayant de paraĂźtre goĂ»ter le mot. Le directeur s’était prĂ©cipitĂ© pour donner une poignĂ©e de main Ă  un critique dramatique, dont le feuilleton avait une grande influence. Quand il revint, La Faloise se remettait. Il craignait d’ĂȘtre traitĂ© de provincial, s’il se montrait trop interloquĂ©.
– On m’a dit, recommença-t-il, voulant absolument trouver quelque chose, que Nana avait une voix dĂ©licieuse.
– Elle ! s’écria le directeur en haussant les Ă©paules, une vraie seringue !
Le jeune homme se hñta d’ajouter :
– Du reste, excellente comĂ©dienne.
– Elle !
 Un paquet ! Elle ne sait oĂč mettre les pieds et les mains.
La Faloise rougit légÚrement. Il ne comprenait plus. Il balbutia :
– Pour rien au monde, je n’aurais manquĂ© la premiĂšre de ce soir. Je savais que votre théùtre

– Dites mon bordel, interrompit de nouveau Bordenave, avec le froid entĂȘtement d’un homme convaincu.
Cependant, Fauchery, trĂšs calme, regardait les femmes qui entraient. Il vint au secours de son cousin, lorsqu’il le vit bĂ©ant, ne sachant s’il devait rire ou se fĂącher.
– Fais donc plaisir Ă  Bordenave, appelle son théùtre comme il te le demande, puisque ça l’amuse
 Et vous, mon cher, ne nous faites pas poser. Si votre Nana ne chante ni ne joue, vous aurez un four, voilĂ  tout. C’est ce que je crains, d’ailleurs.
– Un four ! un four ! cria le directeur dont la face s’empourprait. Est-ce qu’une femme a besoin de savoir jouer et chanter ? Ah ! mon petit, tu es trop bĂȘte
 Nana a autre chose, parbleu ! et quelque chose qui remplace tout. Je l’ai flairĂ©e, c’est joliment fort chez elle, ou je n’ai plus que le nez d’un imbĂ©cile
 Tu verras, tu verras, elle n’a qu’à paraĂźtre, toute la salle tirera la langue.
Il avait levĂ© ses grosses mains qui tremblaient d’enthousiasme ; et, soulagĂ©, il baissait la voix, il grognait pour lui seul :
– Oui, elle ira loin, ah ! sacrediĂ© ! oui, elle ira loin
 Une peau, oh ! une peau !
Puis, comme Fauchery l’interrogeait, il consentit Ă  donner des dĂ©tails, avec une cruditĂ© d’expressions qui gĂȘnait Hector de La Faloise. Il avait connu Nana et il voulait la lancer. Justement, il cherchait alors une VĂ©nus. Lui, ne s’embarrassait pas longtemps d’une femme ; il aimait mieux en faire tout de suite profiter le public. Mais il avait un mal de chien dans sa baraque, que la venue de cette grande fille rĂ©volutionnait. Rose Mignon, son Ă©toile, une fine comĂ©dienne et une adorable chanteuse celle-lĂ , menaçait chaque jour de le laisser en plan, furieuse, devinant une rivale. Et, pour l’affiche, quel bousin, grand Dieu ! Enfin, il s’était dĂ©cidĂ© Ă  mettre les noms des deux actrices en lettres d’égale grosseur. Il ne fallait pas qu’on l’ennuyĂąt. Lorsqu’une de ses petites femmes, comme il les nommait, Simonne ou Clarisse, ne marchait pas droit, il lui allongeait un coup de pied dans le derriĂšre. Autrement, pas moyen de vivre. Il en vendait, il savait ce qu’elles valaient, les garces !
– Tiens ! dit-il en s’interrompant, Mignon et Steiner. Toujours ensemble. Vous savez que Steiner commence Ă  avoir de Rose par-dessus la tĂȘte ; aussi le mari ne le lĂąche-t-il plus d’une semelle, de peur qu’il ne file.
Sur le trottoir, la rampe de gaz qui flambait Ă  la corniche du théùtre jetait une nappe de vive clartĂ©. Deux petits arbres se dĂ©tachaient nettement, d’un vert cru ; une colonne blanchissait, si vivement Ă©clairĂ©e, qu’on y lisait de loin les affiches, comme en plein jour ; et, au-delĂ , la nuit Ă©paissie du boulevard se piquait de feux, dans le vague d’une foule toujours en marche. Beaucoup d’hommes n’entraient pas tout de suite, restaient dehors Ă  causer en achevant un cigare, sous le coup de lumiĂšre de la rampe, qui leur donnait une pĂąleur blĂȘme et dĂ©coupait sur l’asphalte leurs courtes ombres noires. Mignon, un gaillard trĂšs grand, trĂšs large, avec une tĂȘte carrĂ©e d’hercule de foire, s’ouvrait un passage au milieu des groupes, traĂźnant Ă  son bras le banquier Steiner, tout petit, le ventre dĂ©jĂ  fort, la face ronde et encadrĂ©e d’un collier de barbe grisonnante.
– Eh bien ! dit Bordenave au banquier, vous l’avez rencontrĂ©e hier, dans mon cabinet.
– Ah ! c’était elle, s’écria Steiner. Je m’en doutais. Seulement, je sortais comme elle entrait, je l’ai Ă  peine entrevue.
Mignon Ă©coutait, les paupiĂšres baissĂ©es, faisant tourner nerveusement Ă  son doigt un gros diamant. Il avait compris qu’il s’agissait de Nana. Puis, comme Bordenave donnait de sa dĂ©butante un portrait qui mettait une flamme dans les yeux du banquier, il finit par intervenir.
– Laissez donc, mon cher, une roulure ! Le public va joliment la reconduire
 Steiner, mon petit, vous savez que ma femme vous attend dans sa loge.
Il voulut le reprendre. Mais Steiner refusait de quitter Bordenave. Devant eux, une queue s’écrasait au contrĂŽle, un tapage de voix montait, dans lequel le nom de Nana sonnait avec la vivacitĂ© chantante de ses deux syllabes. Les hommes qui se plantaient devant les affiches l’épelaient Ă  voix haute ; d’autres le jetaient en passant, sur un ton d’interrogation ; tandis que les femmes, inquiĂštes et souriantes, le rĂ©pĂ©taient doucement, d’un air de surprise. Personne ne connaissait Nana. D’oĂč Nana tombait-elle ? Et des histoires couraient, des plaisanteries chuchotĂ©es d’oreille Ă  oreille. C’était une caresse que ce nom, un petit nom dont la familiaritĂ© allait Ă  toutes les bouches. Rien qu’à le prononcer ainsi, la foule s’égayait et devenait bon enfant. Une fiĂšvre de curiositĂ© poussait le monde, cette curiositĂ© de Paris qui a la violence d’un accĂšs de folie chaude. On voulait voir Nana. Une dame eut le volant de sa robe arrachĂ©, un monsieur perdit son chapeau.
– Ah ! vous m’en demandez trop ! cria Bordenave qu’une vingtaine d’hommes assiĂ©geaient de questions. Vous allez la voir
 Je file, on a besoin de moi.
Il disparut, enchantĂ© d’avoir allumĂ© son public. Mignon haussait les Ă©paules, en rappelant Ă  Steiner que Rose l’attendait pour lui montrer son costume du premier acte.
– Tiens ! Lucy, là-bas, qui descend de voiture, dit La Faloise à Fauchery.
C’était Lucy Stewart, en effet, une petite femme laide, d’une quarantaine d’annĂ©es, le cou trop long, la face maigre, tirĂ©e, avec une bouche Ă©paisse, mais si vive, si gracieuse, qu’elle avait un grand charme. Elle amenait Caroline HĂ©quet et sa mĂšre, Caroline, d’une beautĂ© froide, la mĂšre trĂšs digne, l’air empaillĂ©.
– Tu viens avec nous, je t’ai rĂ©servĂ© une place, dit-elle Ă  Fauchery.
– Ah ! non, par exemple ! pour ne rien voir ! rĂ©pondit-il. J’ai un fauteuil, j’aime mieux ĂȘtre Ă  l’orchestre.
Lucy se fĂącha. Est-ce qu’il n’osait pas se montrer avec elle ? Puis, calmĂ©e brusquement, sautant Ă  un autre sujet :
– Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu connaissais Nana ?
– Nana ! je ne l’ai jamais vue.
– Bien vrai ?
 On m’a jurĂ© que tu avais couchĂ© avec.
Mais, devant eux, Mignon, un doigt aux lĂšvres, leur faisait signe de se taire. Et, sur une question de Lucy, il montra un jeune homme qui passait, en murmurant :
– Le greluchon de Nana.
Tous le regardĂšrent. Il Ă©tait gentil. Fauchery le reconnut : c’était Daguenet, un garçon qui avait mangĂ© trois cent mille francs avec les femmes, et qui, maintenant, bibelotait Ă  la Bourse, pour leur payer des bouquets et des dĂźners de temps Ă  autre. Lucy lui trouva de beaux yeux.
– Ah ! voilĂ  Blanche ! cria-t-elle. C’est elle qui m’a dit que tu avais couchĂ© avec Nana.
Blanche de Sivry, une grosse fille blonde dont le joli visage s’empĂątait, arrivait en compagnie d’un homme fluet, trĂšs soignĂ©, d’une grande distinction.
– Le comte Xavier de Vandeuvres, souffla Fauchery à l’oreille de La Faloise.
Le comte Ă©changea une poignĂ©e de main avec le journaliste, tandis qu’une vive explication avait lieu entre Blanche et Lucy. Elles bouchaient le passage de leurs jupes chargĂ©es de volants, l’une en bleu, l’autre en rose, et le nom de Nana revenait sur leurs lĂšvres, si aigu, que le monde les Ă©coutait. Le comte de Vandeuvres emmena Blanche. Mais, Ă  prĂ©sent, comme un Ă©cho, Nana sonnait aux quatre coins du vestibule sur un ton plus haut, dans un dĂ©sir accru par l’attente. On ne commençait donc pas ? Les hommes tiraient leurs montres, des retardataires sautaient de leurs voitures avant qu’elles fussent arrĂȘtĂ©es, des groupes quittaient le trottoir, oĂč les promeneurs, lentement, traversaient la nappe de gaz restĂ©e vide, en allongeant le cou pour voir dans le théùtre. Un gamin qui arrivait en sifflant se planta devant une affiche, Ă  la porte ; puis, il cria : « OhĂ© ! Nana ! » d’une voix de rogomme, et poursuivit son chemin, dĂ©hanchĂ©, traĂźnant ses savates. Un rire avait couru. Des messieurs trĂšs bien rĂ©pĂ©tĂšrent : « Nana, ohĂ© ! Nana ! » On s’écrasait, une querelle Ă©clatait au contrĂŽle, une clameur grandissait, faite du bourdonnement des voix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coups d’esprit bĂȘte et de brutale sensualitĂ© qui passent sur les foules.
Mais, au-dessus du vacarme, la sonnette de l’entracte se fit entendre. Une rumeur gagna jusqu’au boulevard : « On a sonnĂ©, on a sonnĂ© » ; et ce fut une bousculade, chacun voulait passer, tandis que les employĂ©s du contrĂŽle se multipliaient. Mignon, l’air inquiet, reprit enfin Steiner, qui n’était pas allĂ© voir le costume de Rose. Au premier tintement, La Faloise avait fendu la foule, en entraĂźnant Fauchery, pour ne pas manquer l’ouverture. Cet empressement du public irrita Lucy Stewart. En voilĂ  de grossiers personnages, qui poussaient les femmes ! Elle resta la derniĂšre, avec Caroline HĂ©quet et sa mĂšre. Le vestibule Ă©tait vide ; au fond, le boulevard gardait son ronflement prolongĂ©.
– Comme si c’était toujours drĂŽle, leurs piĂšces ! rĂ©pĂ©tait Lucy, en montant l’escalier.
Dans la salle, Fauchery et La Faloise, devant leurs fauteuils, regardaient de nouveau. Maintenant, la salle resplendissait. De hautes flammes de gaz allumaient le grand lustre de cristal d’un ruissellement de feux jaunes et roses, qui se brisaient du cintre au parterre en une pluie de clartĂ©. Les velours grenat des siĂšges se moiraient de laque, tandis que les ors luisaient et que les ornements vert tendre en adoucissaient l’éclat, sous les peintures trop crues du plafond. HaussĂ©e, la rampe, dans une nappe brusque de lumiĂšre, incendiait le rideau, dont la lourde draperie de pourpre avait une richesse de palais fabuleux, jurant avec la pauvretĂ© du cadre, oĂč des lĂ©zardes montraient le plĂątre sous la dorure. Il faisait dĂ©jĂ  chaud. À leurs pupitres, les musiciens accordaient leurs instruments, avec des trilles lĂ©gers de flĂ»te, des soupirs Ă©touffĂ©s de cor, des voix chantantes de violon, qui s’envolaient au milieu du brouhaha grandissant des voix. Tous les spectateurs parlaient, se poussaient, se casaient, dans l’assaut donnĂ© aux places ; et la bousculade des couloirs Ă©tait si rude, que chaque porte lĂąchait pĂ©niblement un flot de monde, intarissable. C’étaient des signes d’appel, des froissements d’étoffe, un dĂ©filĂ© de jupes et de coiffures, coupĂ©es par le noir d’un habit ou d’une redingote. Pourtant, les rangĂ©es de fauteuils s’emplissaient peu Ă  peu ; une toilette claire se dĂ©tachait, une tĂȘte au fin profil baissait son chignon, oĂč courait l’éclair d’un bijou. Dans une loge, un coin d’épaule nue avait une blancheur de soie. D’autres femmes, tranquilles, s’éventaient avec langueur, en suivant du regard les poussĂ©es de la foule ; pendant que de jeunes messieurs, debout Ă  l’orchestre, le gilet largement ouvert, un gardĂ©nia Ă  la boutonniĂšre, braquaient leurs jumelles du bout de leurs doigts gantĂ©s.
Alors, les deux cousins cherchĂšrent les figures de connaissance. Mignon et Steiner Ă©taient ensemble, dans une baignoire, les poignets appuyĂ©s sur le velours de la rampe, cĂŽte Ă  cĂŽte. Blanche de Sivry semblait occuper Ă  elle seule une avant-scĂšne du rez-de-chaussĂ©e. Mais La Faloise examina surtout Daguenet, qui avait un fauteuil d’orchestre, deux rangs en avant du sien. PrĂšs de lui, un tout jeune homme, de dix-sept ans au plus, quelque Ă©chappĂ© de collĂšge, ouvrait trĂšs grands ses beaux yeux de chĂ©rubin. Fauchery eut un sourire en le regardant.
– Quelle est donc cette dame, au balcon ? demanda tout à coup La Faloise. Celle qui a une jeune fille en bleu prùs d’elle.
Il indiquait une grosse femme, sanglée dans son corset, une ancienne blonde devenue blanche et teinte en jaune, dont la figure ronde, rougie par le fard, se boursouflait sous une pluie de petits frisons enfantins.
– C’est Gaga, rĂ©pondit simplement Fauchery.
Et, comme ce nom semblait ahurir son cousin, il ajouta :
– Tu ne connais pas Gaga ?
 Elle a fait les dĂ©lices des premiĂšres annĂ©es du rĂšgne de Louis-Philippe. Maintenant, elle traĂźne partout sa fille avec elle.
La Faloise n’eut pas ...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. Chapitre 13
  15. Chapitre 14
  16. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique