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Jean-Luc Nancy, Richard A. Rand

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Jean-Luc Nancy, Richard A. Rand

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How have we thought "the body"? How can we think it anew? The body of mortal creatures, the body politic, the body of letters and of laws, the "mystical body of Christ"—all these (and others) are incorporated in the word Corpus, the title and topic of Jean-Luc Nancy's masterwork.Corpus is a work of literary force at once phenomenological, sociological, theological, and philosophical in its multiple orientations and approaches. In thirty-six brief sections, Nancy offers us at once an encyclopedia and a polemical program—reviewing classical takes on the "corpus" from Plato, Aristotle, and Saint Paul to Descartes, Hegel, Husserl, and Freud, while demonstrating that the mutations (technological, biological, and political) of our own culture have given rise to the need for a new understanding of the body. He not only tells the story of this cultural change but also explores the promise and responsibilities that such a new understanding entails.The long-awaited English translation is a bold, bravura rendering. To the title essay are added five closely related recent pieces—including a commentary by Antonia Birnbaum—dedicated in large part to the legacy of the "mind-body problem" formulated by Descartes and the challenge it poses to rethinking the ancient problems of the corpus. The last and most poignant of these essays is "The Intruder, " Nancy's philosophical meditation on his heart transplant. The book also serves as the opening move in Nancy's larger project called "The deconstruction of Christianity."

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Corpus

Hoc est enim corpus meum: nous provenons d’une culture dans laquelle cette parole rituelle aura Ă©tĂ© prononcĂ©e, inlassablement, par des millions d’officiants de millions de cultes. Dans cette culture, tous la (re)connaissent, qu’ils soient ou non chrĂ©tiens. Parmi les chrĂ©tiens, les uns lui donnent valeur de consĂ©cration rĂ©elle—le corps de Dieu est là—, les autres, de symbole—oĂč communient ceux qui font corps en Dieu. Elle est aussi parmi nous la rĂ©pĂ©tition la plus visible d’un paganisme obstinĂ©, ou sublimĂ©: pain et vin, autres corps d’autres dieux, mystĂšres de la certitude sensible. Elle est peut-ĂȘtre, dans l’espace de nos phrases, la rĂ©pĂ©tition par excellence, jusqu’à l’obsession—et jusqu’à faire que «ceci est mon corps» est aussitĂŽt disponible pour une foule de plaisanteries.
C’est notre Om mani padne
, notre Allah ill’allah
, notre Schema IsraĂ«l
 Mais l’écart de notre formule mesure aussitĂŽt notre diffĂ©rence la plus propre: nous sommes obsĂ©dĂ©s de montrer un ceci, et de (nous) convaincre que ce ceci, ici, est ce qu’on ne peut ni voir, ni toucher, ni ici, ni ailleurs—et que ceci est cela non pas de n’importe quelle maniĂšre, mais comme son corps. Le corps de ça (Dieu, absolu, comme on voudra), et que ça a un corps ou que ça est un corps (et donc, peut-on penser, que ça est le corps, absolument), voilĂ  notre hantise. Le ceci prĂ©sentifiĂ© de l’Absent par excellence: sans relĂąche, nous l’aurons appelĂ©, convoquĂ©, consacrĂ©, arraisonnĂ©, captĂ©, voulu, absolument voulu. Nous aurons voulu l’assurance, la certitude sans mĂ©lange d’un VOICI: voici, sans plus, absolument, voici, ici, ceci, la mĂȘme chose.
Hoc est enim
 dĂ©fie, apaise tous nos doutes sur les apparences, et donne au rĂ©el la vraie derniĂšre touche de son IdĂ©e pure: sa rĂ©alitĂ©, son existence. De cette parole, on n’en finirait pas de moduler les variantes (au hasard: ego sum, le nu en peinture, le Contrat social, la folie de Nietzsche, les Essais, le PĂšse-nerfs, «Madame Bovary, c’est moi», la tĂȘte de Louis XVI, les planches de VĂ©sale ou de LĂ©onard, la voix—de castrat, de soprano, etc.—, le roseau pensant, l’hystĂ©rique, en vĂ©ritĂ©, c’est toute la texture dont nous sommes tissĂ©s 
). Hoc est enim
 peut gĂ©nĂ©rer le corpus entier d’une EncyclopĂ©die GĂ©nĂ©rale des Sciences, des Arts et des PensĂ©es de l’Occident.
Le corps: voilĂ  comment nous l’avons inventĂ©. Qui d’autre au monde le connaĂźt?
Mais bien sĂ»r, on devine l’angoisse formidable: «voici» n’est donc pas sĂ»r, il faut s’en assurer. Il n’est pas certain que la chose mĂȘme puisse ĂȘtre lĂ . LĂ , oĂč nous sommes, n’est peut-ĂȘtre jamais que reflet, ombres flottantes. Il faut insister: «hoc est enim, je vous le dis, en vĂ©ritĂ©, et je vous le dis: qui serait plus certain de ma prĂ©sence en chair et en sang? Ainsi, cette certitude sera la vĂŽtre, avec ce corps que vous aurez incorporĂ©.» Mais l’angoisse n’en finit pas: qu’est ceci, qui est le corps? Ceci, que je vous montre, mais tout«ceci»? tout l’indĂ©terminĂ© du «ceci» et des «ceci»? Tout ça? SitĂŽt touchĂ©e, la certitude sensible vire au chaos, Ă  la tempĂȘte, tous les sens s’y dĂ©rĂšglent.
Corps est la certitude sidérée, mise en éclats. Rien de plus propre, rien de plus étranger à notre vieux monde.
Corps propre, corps Ă©tranger: c’est le corps propre que montre, fait toucher, donne Ă  manger hoc est enim. Le corps propre, ou la PropriĂ©tĂ© mĂȘme, l’Être-Ă -Soi en corps. Mais Ă  l’instant, toujours, c’est un corps Ă©tranger qui se montre, monstre impossible Ă  avaler. On n’en sort pas, empĂȘtrĂ© dans un vaste gĂąchis d’images qui vont d’un Christ rĂȘvant sur son pain azyme jusqu’à un Christ s’extirpant un SacrĂ©-CƓur pantelant, sanguinolent. Ceci, ceci 
 ceci est toujours trop ou pas assez, pour ĂȘtre ça.
Et toutes les pensĂ©es du «corps propre», laborieux efforts pour rĂ©approprier ce qu’on croyait fĂącheusement «objectivé», ou «rĂ©ifié», toutes ces pensĂ©es du corps propre sont des contorsions comparables: elles n’aboutissent qu’à l’expulsion de cela qu’on dĂ©sirait.
L’angoisse, le dĂ©sir de voir, de toucher et manger le corps de Dieu, d’ĂȘtre ce corps et de n’ĂȘtre que ça font le principe de (dĂ©)raison de l’Occident. Du coup, le corps, du corps, n’y a jamais lieu, et surtout pas quand on l’y nomme et l’y convoque. Le corps, pour nous, est toujours sacrifiĂ©: hostie.
Si hoc est enim corpus meum dit quelque chose, c’est hors de parole, ce n’est pas dit, c’est excrit—à corps perdu.

Étranges corps Ă©trangers

Qui d’autre au monde connaĂźt quelque chose comme «le corps»? C’est le produit le plus tardif, le plus longuement dĂ©cantĂ©, raffinĂ©, dĂ©montĂ© et remontĂ© de notre vieille culture. Si l’Occident est une chute, comme le veut son nom, le corps est le dernier poids, l’extrĂ©mitĂ© du poids qui bascule dans cette chute. Le corps est la pesanteur. Les lois de la gravitation concernent les corps dans l’espace. Mais tout d’abord, le corps pĂšse en lui-mĂȘme: il est descendu en lui-mĂȘme, sous la loi de cette gravitĂ© pro-pre qui l’a poussĂ© jusqu’en ce point oĂč il se confond avec sa charge. C’est-Ă -dire, avec son Ă©paisseur de mur de prison, ou avec sa masse de terre tassĂ©e dans le tombeau, ou bien avec sa lourdeur poisseuse de dĂ©froque, et pour finir, avec son poids spĂ©cifique d’eau et d’os—mais toujours, mais d’abord en charge de sa chute, tombĂ© de quelque Ă©ther, cheval noir, mauvais cheval.
PrĂ©cipitĂ© de trĂšs haut, par le TrĂšs-Haut lui-mĂȘme, dans la faussetĂ© des sens, dans la malignitĂ© du pĂ©chĂ©. Corps immanquablement dĂ©sastreux: Ă©clipse et tombĂ©e froide des corps cĂ©lestes. Aurions-nous inventĂ© le ciel dans le seul but d’en faire dĂ©choir les corps?
Ne croyons surtout pas en avoir fini avec ça. Nous ne parlons plus de pĂ©chĂ©, nous avons des corps sauvĂ©s, des corps de santĂ©, de sport, de plaisir. Mais qui ne voit que le dĂ©sastre s’en aggrave: le corps est toujours plus tombĂ©, plus bas, puisque sa chute est toujours plus imminente, plus angoissante. «Le corps» est notre angoisse mise Ă  nu.
Oui, quelle civilisation a su inventer ça? Le corps si nu: le corps, enfin 

Étranges corps Ă©trangers, douĂ©s de Yin et de Yang, de TroisiĂšme ƒil, de Champs de Cinabre et d’OcĂ©an des Souffles, corps incisĂ©s, gravĂ©s, marquĂ©s, taillĂ©s en microcosmes, en constellations: ignorants du dĂ©sastre. Étranges corps Ă©trangers soustraits Ă  la pesĂ©e de leur nuditĂ©, et vouĂ©s Ă  se concentrer en eux-mĂȘmes, sous leurs peaux saturĂ©es de signes, jusqu’à la rĂ©traction de tous les sens en un sens insensible et blanc, corps dĂ©livrĂ©-vivants, points purs d’une lumiĂšre toute en soi Ă©jaculĂ©e.
Certes, pas un de leurs mots ne nous parle de notre corps. Le corps des Blancs, le corps qu’ ils trouvent blafard, toujours au bord de se rĂ©pandre au lieu de se resserrer, tenu par aucune marque, ni entaille, ni incrustation—ce corps leur est plus Ă©tranger qu’une chose Ă©trange. A peine quelque chose

Nous n’avons pas mis le corps Ă  nu: nous l’avons inventĂ©, et il est la nuditĂ©, et il n’y en a pas d’autre, et ce qu’elle est, c’est d’ĂȘtre plus Ă©trangĂšre que tous les Ă©tranges corps Ă©trangers.
Que «le corps» nomme l’Étranger, absolument, telle est la pensĂ©e que nous avons menĂ©e Ă  bien. Je le dis sans ironie, je n’abaisse pas l’Occident. J’ai plutĂŽt peur de mal estimer l’extrĂ©mitĂ© de cette pensĂ©e, sa force d’arrachement, et qu’il faut la traverser. Surtout, ne pas faire comme si elle n’avait pas eu lieu, et comme si le corps nu et blafard de Dieu, de l’Étranger, n’était pas jetĂ© pour longtemps en travers du tableau.
(Qu’on ne se demande pas, en tout cas, pourquoi le corps suscite tant de haine.)
(Qu’on ne se demande pas pourquoi c’est un mot pincĂ©, Ă©troit, mesquin, distant, dĂ©goĂ»té—mais aussi bien dĂ©goĂ»tant, gras, louche, obscĂšne, pornoscopique.)
(Ce mot, il vient Ă  l’idĂ©e qu’on ne le sauve qu’avec de belles Ă©pures de gĂ©omĂ©trie Ă  trois ou Ă  n dimensions, avec d’élĂ©gantes axonomĂ©tries: mais alors, tout flotte suspendu en l’air, et le corps doit toucher terre.)

Soit Ă  Ă©crire le corps

Soit Ă  Ă©crire, non pas du corps, mais le corps mĂȘme. Non pas la corporĂ©itĂ©, mais le corps. Non pas les signes, les images, les chiffres du corps, mais encore le corps. Cela fut, et sans doute cela n’est dĂ©jĂ  plus, un programme de la modernitĂ©.
DĂ©sormais, il ne s’agit plus que d’ĂȘtre rĂ©solument moderne, et il n’y a pas programme, mais nĂ©cessitĂ©, urgence. Le motif, il suffit d’allumer la tĂ©lĂ©vision pour l’avoir, chaque jour: il y a un quart ou un tiers du monde oĂč fort peu de corps circulent (mais des chairs, des peaux, des visages, des muscles— les corps sont plus ou moins cachĂ©s: hĂŽpitaux, cimetiĂšres, usines, lits parfois), et dans le reste du monde, il n’y a que ça, des corps toujours plus nombreux, le corps toujours multipliĂ© (souvent affamĂ©, abattu, meurtri, in-quiet, et parfois rieur, danseur).
De cette maniĂšre encore, le corps est en limite, en extrĂ©mitĂ©: il nous vient du plus loin, l’horizon est sa multitude qui vient.
Écrire: toucher Ă  l’extrĂ©mitĂ©. Comment donc toucher au corps, au lieu de le signifier ou de le faire signifier? On est tentĂ© de rĂ©pondre Ă  la hĂąte, ou bien que cela est impossible, que le corps, c’est l’ininscriptible, ou bien qu’il s’agit de mimer ou d’épouser le corps Ă  mĂȘme l’écriture (danser, saigner 
). RĂ©ponses sans doute inĂ©vitables—pourtant rapides, convenues, insuffisantes: l’une comme l’autre parlent au fond de signifier le corps, directement ou indirectement, comme absence ou comme prĂ©sence. Écrire n’est pas signifier. On a demandĂ©: comment toucher au corps? Il n’est peutĂȘtre pas possible de rĂ©pondre Ă  ce «comment»? comme Ă  une demande technique. Mais ce qu’il faut dire, c’est que cela— toucher au corps, toucher le corps, toucher enfin—arrive tout le temps dans l’écriture.
Cela n’arrive peutĂȘtre pas exactement dans l’écriture, si celleci a un «dedans». Mais en bordure, en limite, en pointe, en extrĂ©mitĂ© d’écriture, il n’arrive que fa. Or l’écriture a son lieu sur la limite. Il n’arrive donc rien d’autre Ă  l’écriture, s’il lui arrive quelque chose, que de toucher. Plus prĂ©cisĂ©ment: de toucher le corps (ou plutĂŽt, tel et tel corps singulier) avec l’incorporel du «sens». Et par consĂ©quent, de rendre l’incorporel touchant, ou de faire du sens une touche.
(Je n’essaierai mĂȘme pas de protester que je ne fais pas l’éloge d’une douteuse «littĂ©rature touchante». Car je sais distinguer l’écriture de l’eau de roses, mais je ne sache pas d’écriture qui ne touche pas. Ou bien, ce n’est pas de l’écriture, c’est du rapport, de l’exposĂ©, comme on voudra dire. Écrire touche au corps, par essence.)
Mais il ne s’agit pas du tout de trafiquer avec les limites, et d’évoquer on ne sait quels tracĂ©s qui viendraient s’inscrire sur les corps, ou quels improbables corps qui viendraient se tresser aux lettres. L’écriture touche aux corps selon la limite absolue qui sĂ©pare le sens de l’une de la peau et des nerfs de l’autre. Rien ne passe, et c’est lĂ  que ça touche. (Je dĂ©teste l’histoire kafkaĂŻenne de La colonie pĂ©nitentiaire, fausse, facile et grandiloquente de bout en bout.)
Les «corps Ă©crits»—incisĂ©s, gravĂ©s, tatouĂ©s, cicatrisĂ©s—sont des corps prĂ©cieux, prĂ©servĂ©s, rĂ©servĂ©s comme les codes dont ils sont les glorieux engrammes: mais enfin, ce n’est pas le corps moderne, ce n’est pas ce corps que nous avons jetĂ©, lĂ , devant nous, et qui vient Ă  nous, nu, seulement nu, et d’avance excrit de toute Ă©criture.
L’ excription de notre corps, voilĂ  par oĂč il faut d’abord passer. Son inscription-dehors, sa mise hors-texte comme le plus propre mouvement de son texte: le texte mĂȘme abandonnĂ©, laissĂ© sur sa limite. Ce n’est plus une «chute», ça n’a plus ni haut, ni bas, le corps n’est pas dĂ©chu, mais tout en limite, en bord externe, extrĂȘme, et que rien ne referme. Je dirais: l’anneau des circoncisions est rompu, il n’y a plus qu’une ligne in-finie, le trait de l’écriture elle-mĂȘme excrite, Ă  suivre infiniment brisĂ©, partagĂ© Ă  travers la multitude des corps, ligne de partage avec tous ses lieux: points de tangence, touches, intersections, dislocations.
Nous ignorons quelles «écritures» ou quelles «excriptions» se préparent à venir de ces lieux. Quels diagrammes, quels réticules, quelles greffes topologiques, quelles géographies des multitudes.
Le temps vient en effet d’écrire et de penser ce corps dans l’éloignement infini qui le fait nĂŽtre, qui le fait nous venir de plus loin que toutes nos pensĂ©es: le corps exposĂ© de la population du monde.
(D’oĂč cette nĂ©cessitĂ©, qui nous reste pour le moment tout Ă  fait indĂ©chiffrable: ce corps exige une Ă©criture, une pensĂ©e populaire.)

Aphalle et acéphale

Platon veut qu’un discours ait le corps bien constituĂ© d’un grand animal, avec tĂȘte, ventre et queue. C’est pourquoi nous autres, bons et vieux platoniciens, nous savons et nous ne savons pas ce que c’est qu’un discours sans queue ni tĂȘte, aphalle et acĂ©phale. Nous savons: c’est du non-sens. Mais nous ne savons pas: nous ne savons quoi faire du «non-sens», nous n’y voyons pas plus loin que le bout du sens.
Toujous nous faisons signe au sens: au-delà, nous lùchons pied (Platon nous lùche, sacré corps de Dieu !).
«Le corps», c’est oĂč on lĂąche pied. «Non-sens» ne veut pas dire ici quelque chose comme l’absurde, ni comme du sens Ă  l’envers, ou comme on voudra contorsionnĂ© (ce n’est pas chez Lewis Carroll qu’on touchera aux corps). Mais cela veut dire: pas de sens, ou encore, du sens qu’il est absolument exclu d’approcher sous aucune figure de «sens». Du sens qui fait sens lĂ  oĂč c’est, pour le sens, limite. Du sens muet, fermĂ©, autistique: mais jutement, il n’y a pas d’autos, pas de «soi-mĂȘme». L’autisme sans autos du corps, ce qui le fait infiniment moins qu’un «sujet», mais aussi infiniment autre chose, jetĂ© non «sub-jeté», mais aussi dur, aussi intense, aussi inĂ©vitable, aussi singulier qu’un sujet.
Ni queue, ni tĂȘte, donc, puisque rien ne fait support ni substance Ă  cette matiĂšre. Je dis «aphalle et acĂ©phale», je ne dis pas «anoure», qui est bon pour les batraciens. Corps impuissant et inintelligent. Ses possibles sont ailleurs, ses forces, ses pensĂ©es.
Mais «impuissant» et «inintelligent» sont ici des mots impuissants et inintelligents. Le corps n’est ni bĂȘte, ni impotent. Il lui faut d’autres catĂ©gories de force et de pensĂ©e.
Que seraient les forces, les pensĂ©es, qui tiendraient tout d’abord Ă  cet ĂȘtrejetĂ©-lĂ  qu’est le corps? Cet ĂȘtre-abandonnĂ©, rĂ©pandu et resserrĂ© sur la limite du «là», de l’ «ici-maintenant» et du «ceci»? Quelles forces, quelles pensĂ©es du hoc est enim? Il n’y a lĂ  ni action, ni passion, ni concept, ni intuition. Quelles forces et quelles pensĂ©es—quelles forces-pensĂ©es, peut-ĂȘtre—exprimeraient l’étrangetĂ© si familiĂšre de cet ĂȘtre-lĂ , de cet ĂȘtre-ça?
On dira que pour rĂ©pondre, il faut au plus vite quitter la page d’écriture et le discours, que les corps n’auront jamais leur place ici. Mais ainsi, on se tromperait. Ce qu’on appelle «écriture» et ce qu’on appelle «ontologie» n’ont Ă  faire qu’à ceci: de la place pour ce qui reste, ici, sans place. Artaud pourrait nous crier que nous ne devrions pas ĂȘtre ici, mais Ă  nous tordre, suppliciĂ©s, sur des bĂ»chers: je rĂ©ponds qu’il n’est pas trĂšs diffĂ©rent de s’efforcer Ă  Ă©carter, dans le prĂ©sent et dans le plein du discours et de l’espace que nous occupons, la place, l’ouverture des corps.
Les corps ne sont pas du «plein», de l’espace rempli (l’espace est partout rempli): ils sont l’espace ouvert, c’est-Ă -dire en un sens l’espace proprement spacieux plutĂŽt que spatial, ou ce qu’on peut encore nommer le lieu. Les corps sont des lieux d’existence, et il n’y a pas d’existence sans lieu, sans lĂ , sans un «ici», «voici», pour le ceci. Le corps-lieu n’est ni plein, ni vide, il n’a ni dehors, ni dedans, pas plus qu’il n’a ni parties, ni totalitĂ©, ni fonctions, ni finalitĂ©. Aphalle et acĂ©phale dans tous les sens, si l’on peut dire. Mais c’est une peau diversement pliĂ©e, repliĂ©e, dĂ©pliĂ©e, multipliĂ©e, invaginĂ©e, exogastrulĂ©e, orificĂ©e, Ă©vasive, invasie, tendue, relĂąchĂ©e, excitĂ©e, sidĂ©rĂ©e, liĂ©e, dĂ©liĂ©e. Sous ces modes et sous mille autres (il n’y a pas ici de «formes a priori de l’intuition», ni de «table des catĂ©gories»: le transcendantal est dans l’indĂ©finie modification et modulation spacieuse de la peau), le corps donne lieu Ă  l’existence.
Et trĂšs prĂ©cisĂ©ment, il donne lieu Ă  ceci que l’existence a pour ess...

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