Corpus
Hoc est enim corpus meum: nous provenons dâune culture dans laquelle cette parole rituelle aura Ă©tĂ© prononcĂ©e, inlassablement, par des millions dâofficiants de millions de cultes. Dans cette culture, tous la (re)connaissent, quâils soient ou non chrĂ©tiens. Parmi les chrĂ©tiens, les uns lui donnent valeur de consĂ©cration rĂ©elleâle corps de Dieu est lĂ â, les autres, de symboleâoĂč communient ceux qui font corps en Dieu. Elle est aussi parmi nous la rĂ©pĂ©tition la plus visible dâun paganisme obstinĂ©, ou sublimĂ©: pain et vin, autres corps dâautres dieux, mystĂšres de la certitude sensible. Elle est peut-ĂȘtre, dans lâespace de nos phrases, la rĂ©pĂ©tition par excellence, jusquâĂ lâobsessionâet jusquâĂ faire que «ceci est mon corps» est aussitĂŽt disponible pour une foule de plaisanteries.
Câest notre Om mani padneâŠ, notre Allah illâallahâŠ, notre Schema IsraĂ«l⊠Mais lâĂ©cart de notre formule mesure aussitĂŽt notre diffĂ©rence la plus propre: nous sommes obsĂ©dĂ©s de montrer un ceci, et de (nous) convaincre que ce ceci, ici, est ce quâon ne peut ni voir, ni toucher, ni ici, ni ailleursâet que ceci est cela non pas de nâimporte quelle maniĂšre, mais comme son corps. Le corps de ça (Dieu, absolu, comme on voudra), et que ça a un corps ou que ça est un corps (et donc, peut-on penser, que ça est le corps, absolument), voilĂ notre hantise. Le ceci prĂ©sentifiĂ© de lâAbsent par excellence: sans relĂąche, nous lâaurons appelĂ©, convoquĂ©, consacrĂ©, arraisonnĂ©, captĂ©, voulu, absolument voulu. Nous aurons voulu lâassurance, la certitude sans mĂ©lange dâun VOICI: voici, sans plus, absolument, voici, ici, ceci, la mĂȘme chose.
Hoc est enim⊠dĂ©fie, apaise tous nos doutes sur les apparences, et donne au rĂ©el la vraie derniĂšre touche de son IdĂ©e pure: sa rĂ©alitĂ©, son existence. De cette parole, on nâen finirait pas de moduler les variantes (au hasard: ego sum, le nu en peinture, le Contrat social, la folie de Nietzsche, les Essais, le PĂšse-nerfs, «Madame Bovary, câest moi», la tĂȘte de Louis XVI, les planches de VĂ©sale ou de LĂ©onard, la voixâde castrat, de soprano, etc.â, le roseau pensant, lâhystĂ©rique, en vĂ©ritĂ©, câest toute la texture dont nous sommes tissĂ©s âŠ). Hoc est enim⊠peut gĂ©nĂ©rer le corpus entier dâune EncyclopĂ©die GĂ©nĂ©rale des Sciences, des Arts et des PensĂ©es de lâOccident.
Le corps: voilĂ comment nous lâavons inventĂ©. Qui dâautre au monde le connaĂźt?
Mais bien sĂ»r, on devine lâangoisse formidable: «voici» nâest donc pas sĂ»r, il faut sâen assurer. Il nâest pas certain que la chose mĂȘme puisse ĂȘtre lĂ . LĂ , oĂč nous sommes, nâest peut-ĂȘtre jamais que reflet, ombres flottantes. Il faut insister: «hoc est enim, je vous le dis, en vĂ©ritĂ©, et je vous le dis: qui serait plus certain de ma prĂ©sence en chair et en sang? Ainsi, cette certitude sera la vĂŽtre, avec ce corps que vous aurez incorporĂ©.» Mais lâangoisse nâen finit pas: quâest ceci, qui est le corps? Ceci, que je vous montre, mais tout«ceci»? tout lâindĂ©terminĂ© du «ceci» et des «ceci»? Tout ça? SitĂŽt touchĂ©e, la certitude sensible vire au chaos, Ă la tempĂȘte, tous les sens sây dĂ©rĂšglent.
Corps est la certitude sidérée, mise en éclats. Rien de plus propre, rien de plus étranger à notre vieux monde.
Corps propre, corps Ă©tranger: câest le corps propre que montre, fait toucher, donne Ă manger hoc est enim. Le corps propre, ou la PropriĂ©tĂ© mĂȘme, lâĂtre-Ă -Soi en corps. Mais Ă lâinstant, toujours, câest un corps Ă©tranger qui se montre, monstre impossible Ă avaler. On nâen sort pas, empĂȘtrĂ© dans un vaste gĂąchis dâimages qui vont dâun Christ rĂȘvant sur son pain azyme jusquâĂ un Christ sâextirpant un SacrĂ©-CĆur pantelant, sanguinolent. Ceci, ceci ⊠ceci est toujours trop ou pas assez, pour ĂȘtre ça.
Et toutes les pensĂ©es du «corps propre», laborieux efforts pour rĂ©approprier ce quâon croyait fĂącheusement «objectivé», ou «rĂ©ifié», toutes ces pensĂ©es du corps propre sont des contorsions comparables: elles nâaboutissent quâĂ lâexpulsion de cela quâon dĂ©sirait.
Lâangoisse, le dĂ©sir de voir, de toucher et manger le corps de Dieu, dâĂȘtre ce corps et de nâĂȘtre que ça font le principe de (dĂ©)raison de lâOccident. Du coup, le corps, du corps, nây a jamais lieu, et surtout pas quand on lây nomme et lây convoque. Le corps, pour nous, est toujours sacrifiĂ©: hostie.
Si hoc est enim corpus meum dit quelque chose, câest hors de parole, ce nâest pas dit, câest excritâĂ corps perdu.
Ătranges corps Ă©trangers
Qui dâautre au monde connaĂźt quelque chose comme «le corps»? Câest le produit le plus tardif, le plus longuement dĂ©cantĂ©, raffinĂ©, dĂ©montĂ© et remontĂ© de notre vieille culture. Si lâOccident est une chute, comme le veut son nom, le corps est le dernier poids, lâextrĂ©mitĂ© du poids qui bascule dans cette chute. Le corps est la pesanteur. Les lois de la gravitation concernent les corps dans lâespace. Mais tout dâabord, le corps pĂšse en lui-mĂȘme: il est descendu en lui-mĂȘme, sous la loi de cette gravitĂ© pro-pre qui lâa poussĂ© jusquâen ce point oĂč il se confond avec sa charge. Câest-Ă -dire, avec son Ă©paisseur de mur de prison, ou avec sa masse de terre tassĂ©e dans le tombeau, ou bien avec sa lourdeur poisseuse de dĂ©froque, et pour finir, avec son poids spĂ©cifique dâeau et dâosâmais toujours, mais dâabord en charge de sa chute, tombĂ© de quelque Ă©ther, cheval noir, mauvais cheval.
PrĂ©cipitĂ© de trĂšs haut, par le TrĂšs-Haut lui-mĂȘme, dans la faussetĂ© des sens, dans la malignitĂ© du pĂ©chĂ©. Corps immanquablement dĂ©sastreux: Ă©clipse et tombĂ©e froide des corps cĂ©lestes. Aurions-nous inventĂ© le ciel dans le seul but dâen faire dĂ©choir les corps?
Ne croyons surtout pas en avoir fini avec ça. Nous ne parlons plus de pĂ©chĂ©, nous avons des corps sauvĂ©s, des corps de santĂ©, de sport, de plaisir. Mais qui ne voit que le dĂ©sastre sâen aggrave: le corps est toujours plus tombĂ©, plus bas, puisque sa chute est toujours plus imminente, plus angoissante. «Le corps» est notre angoisse mise Ă nu.
Oui, quelle civilisation a su inventer ça? Le corps si nu: le corps, enfin âŠ
Ătranges corps Ă©trangers, douĂ©s de Yin et de Yang, de TroisiĂšme Ćil, de Champs de Cinabre et dâOcĂ©an des Souffles, corps incisĂ©s, gravĂ©s, marquĂ©s, taillĂ©s en microcosmes, en constellations: ignorants du dĂ©sastre. Ătranges corps Ă©trangers soustraits Ă la pesĂ©e de leur nuditĂ©, et vouĂ©s Ă se concentrer en eux-mĂȘmes, sous leurs peaux saturĂ©es de signes, jusquâĂ la rĂ©traction de tous les sens en un sens insensible et blanc, corps dĂ©livrĂ©-vivants, points purs dâune lumiĂšre toute en soi Ă©jaculĂ©e.
Certes, pas un de leurs mots ne nous parle de notre corps. Le corps des Blancs, le corps quâ ils trouvent blafard, toujours au bord de se rĂ©pandre au lieu de se resserrer, tenu par aucune marque, ni entaille, ni incrustationâce corps leur est plus Ă©tranger quâune chose Ă©trange. A peine quelque choseâŠ
Nous nâavons pas mis le corps Ă nu: nous lâavons inventĂ©, et il est la nuditĂ©, et il nây en a pas dâautre, et ce quâelle est, câest dâĂȘtre plus Ă©trangĂšre que tous les Ă©tranges corps Ă©trangers.
Que «le corps» nomme lâĂtranger, absolument, telle est la pensĂ©e que nous avons menĂ©e Ă bien. Je le dis sans ironie, je nâabaisse pas lâOccident. Jâai plutĂŽt peur de mal estimer lâextrĂ©mitĂ© de cette pensĂ©e, sa force dâarrachement, et quâil faut la traverser. Surtout, ne pas faire comme si elle nâavait pas eu lieu, et comme si le corps nu et blafard de Dieu, de lâĂtranger, nâĂ©tait pas jetĂ© pour longtemps en travers du tableau.
(Quâon ne se demande pas, en tout cas, pourquoi le corps suscite tant de haine.)
(Quâon ne se demande pas pourquoi câest un mot pincĂ©, Ă©troit, mesquin, distant, dĂ©goĂ»tĂ©âmais aussi bien dĂ©goĂ»tant, gras, louche, obscĂšne, pornoscopique.)
(Ce mot, il vient Ă lâidĂ©e quâon ne le sauve quâavec de belles Ă©pures de gĂ©omĂ©trie Ă trois ou Ă n dimensions, avec dâĂ©lĂ©gantes axonomĂ©tries: mais alors, tout flotte suspendu en lâair, et le corps doit toucher terre.)
Soit Ă Ă©crire le corps
Soit Ă Ă©crire, non pas du corps, mais le corps mĂȘme. Non pas la corporĂ©itĂ©, mais le corps. Non pas les signes, les images, les chiffres du corps, mais encore le corps. Cela fut, et sans doute cela nâest dĂ©jĂ plus, un programme de la modernitĂ©.
DĂ©sormais, il ne sâagit plus que dâĂȘtre rĂ©solument moderne, et il nây a pas programme, mais nĂ©cessitĂ©, urgence. Le motif, il suffit dâallumer la tĂ©lĂ©vision pour lâavoir, chaque jour: il y a un quart ou un tiers du monde oĂč fort peu de corps circulent (mais des chairs, des peaux, des visages, des musclesâ les corps sont plus ou moins cachĂ©s: hĂŽpitaux, cimetiĂšres, usines, lits parfois), et dans le reste du monde, il nây a que ça, des corps toujours plus nombreux, le corps toujours multipliĂ© (souvent affamĂ©, abattu, meurtri, in-quiet, et parfois rieur, danseur).
De cette maniĂšre encore, le corps est en limite, en extrĂ©mitĂ©: il nous vient du plus loin, lâhorizon est sa multitude qui vient.
Ăcrire: toucher Ă lâextrĂ©mitĂ©. Comment donc toucher au corps, au lieu de le signifier ou de le faire signifier? On est tentĂ© de rĂ©pondre Ă la hĂąte, ou bien que cela est impossible, que le corps, câest lâininscriptible, ou bien quâil sâagit de mimer ou dâĂ©pouser le corps Ă mĂȘme lâĂ©criture (danser, saigner âŠ). RĂ©ponses sans doute inĂ©vitablesâpourtant rapides, convenues, insuffisantes: lâune comme lâautre parlent au fond de signifier le corps, directement ou indirectement, comme absence ou comme prĂ©sence. Ăcrire nâest pas signifier. On a demandĂ©: comment toucher au corps? Il nâest peutĂȘtre pas possible de rĂ©pondre Ă ce «comment»? comme Ă une demande technique. Mais ce quâil faut dire, câest que celaâ toucher au corps, toucher le corps, toucher enfinâarrive tout le temps dans lâĂ©criture.
Cela nâarrive peutĂȘtre pas exactement dans lâĂ©criture, si celleci a un «dedans». Mais en bordure, en limite, en pointe, en extrĂ©mitĂ© dâĂ©criture, il nâarrive que fa. Or lâĂ©criture a son lieu sur la limite. Il nâarrive donc rien dâautre Ă lâĂ©criture, sâil lui arrive quelque chose, que de toucher. Plus prĂ©cisĂ©ment: de toucher le corps (ou plutĂŽt, tel et tel corps singulier) avec lâincorporel du «sens». Et par consĂ©quent, de rendre lâincorporel touchant, ou de faire du sens une touche.
(Je nâessaierai mĂȘme pas de protester que je ne fais pas lâĂ©loge dâune douteuse «littĂ©rature touchante». Car je sais distinguer lâĂ©criture de lâeau de roses, mais je ne sache pas dâĂ©criture qui ne touche pas. Ou bien, ce nâest pas de lâĂ©criture, câest du rapport, de lâexposĂ©, comme on voudra dire. Ăcrire touche au corps, par essence.)
Mais il ne sâagit pas du tout de trafiquer avec les limites, et dâĂ©voquer on ne sait quels tracĂ©s qui viendraient sâinscrire sur les corps, ou quels improbables corps qui viendraient se tresser aux lettres. LâĂ©criture touche aux corps selon la limite absolue qui sĂ©pare le sens de lâune de la peau et des nerfs de lâautre. Rien ne passe, et câest lĂ que ça touche. (Je dĂ©teste lâhistoire kafkaĂŻenne de La colonie pĂ©nitentiaire, fausse, facile et grandiloquente de bout en bout.)
Les «corps Ă©crits»âincisĂ©s, gravĂ©s, tatouĂ©s, cicatrisĂ©sâsont des corps prĂ©cieux, prĂ©servĂ©s, rĂ©servĂ©s comme les codes dont ils sont les glorieux engrammes: mais enfin, ce nâest pas le corps moderne, ce nâest pas ce corps que nous avons jetĂ©, lĂ , devant nous, et qui vient Ă nous, nu, seulement nu, et dâavance excrit de toute Ă©criture.
Lâ excription de notre corps, voilĂ par oĂč il faut dâabord passer. Son inscription-dehors, sa mise hors-texte comme le plus propre mouvement de son texte: le texte mĂȘme abandonnĂ©, laissĂ© sur sa limite. Ce nâest plus une «chute», ça nâa plus ni haut, ni bas, le corps nâest pas dĂ©chu, mais tout en limite, en bord externe, extrĂȘme, et que rien ne referme. Je dirais: lâanneau des circoncisions est rompu, il nây a plus quâune ligne in-finie, le trait de lâĂ©criture elle-mĂȘme excrite, Ă suivre infiniment brisĂ©, partagĂ© Ă travers la multitude des corps, ligne de partage avec tous ses lieux: points de tangence, touches, intersections, dislocations.
Nous ignorons quelles «écritures» ou quelles «excriptions» se préparent à venir de ces lieux. Quels diagrammes, quels réticules, quelles greffes topologiques, quelles géographies des multitudes.
Le temps vient en effet dâĂ©crire et de penser ce corps dans lâĂ©loignement infini qui le fait nĂŽtre, qui le fait nous venir de plus loin que toutes nos pensĂ©es: le corps exposĂ© de la population du monde.
(DâoĂč cette nĂ©cessitĂ©, qui nous reste pour le moment tout Ă fait indĂ©chiffrable: ce corps exige une Ă©criture, une pensĂ©e populaire.)
Aphalle et acéphale
Platon veut quâun discours ait le corps bien constituĂ© dâun grand animal, avec tĂȘte, ventre et queue. Câest pourquoi nous autres, bons et vieux platoniciens, nous savons et nous ne savons pas ce que câest quâun discours sans queue ni tĂȘte, aphalle et acĂ©phale. Nous savons: câest du non-sens. Mais nous ne savons pas: nous ne savons quoi faire du «non-sens», nous nây voyons pas plus loin que le bout du sens.
Toujous nous faisons signe au sens: au-delà , nous lùchons pied (Platon nous lùche, sacré corps de Dieu !).
«Le corps», câest oĂč on lĂąche pied. «Non-sens» ne veut pas dire ici quelque chose comme lâabsurde, ni comme du sens Ă lâenvers, ou comme on voudra contorsionnĂ© (ce nâest pas chez Lewis Carroll quâon touchera aux corps). Mais cela veut dire: pas de sens, ou encore, du sens quâil est absolument exclu dâapprocher sous aucune figure de «sens». Du sens qui fait sens lĂ oĂč câest, pour le sens, limite. Du sens muet, fermĂ©, autistique: mais jutement, il nây a pas dâautos, pas de «soi-mĂȘme». Lâautisme sans autos du corps, ce qui le fait infiniment moins quâun «sujet», mais aussi infiniment autre chose, jetĂ© non «sub-jeté», mais aussi dur, aussi intense, aussi inĂ©vitable, aussi singulier quâun sujet.
Ni queue, ni tĂȘte, donc, puisque rien ne fait support ni substance Ă cette matiĂšre. Je dis «aphalle et acĂ©phale», je ne dis pas «anoure», qui est bon pour les batraciens. Corps impuissant et inintelligent. Ses possibles sont ailleurs, ses forces, ses pensĂ©es.
Mais «impuissant» et «inintelligent» sont ici des mots impuissants et inintelligents. Le corps nâest ni bĂȘte, ni impotent. Il lui faut dâautres catĂ©gories de force et de pensĂ©e.
Que seraient les forces, les pensĂ©es, qui tiendraient tout dâabord Ă cet ĂȘtrejetĂ©-lĂ quâest le corps? Cet ĂȘtre-abandonnĂ©, rĂ©pandu et resserrĂ© sur la limite du «là », de lâ «ici-maintenant» et du «ceci»? Quelles forces, quelles pensĂ©es du hoc est enim? Il nây a lĂ ni action, ni passion, ni concept, ni intuition. Quelles forces et quelles pensĂ©esâquelles forces-pensĂ©es, peut-ĂȘtreâexprimeraient lâĂ©trangetĂ© si familiĂšre de cet ĂȘtre-lĂ , de cet ĂȘtre-ça?
On dira que pour rĂ©pondre, il faut au plus vite quitter la page dâĂ©criture et le discours, que les corps nâauront jamais leur place ici. Mais ainsi, on se tromperait. Ce quâon appelle «écriture» et ce quâon appelle «ontologie» nâont Ă faire quâĂ ceci: de la place pour ce qui reste, ici, sans place. Artaud pourrait nous crier que nous ne devrions pas ĂȘtre ici, mais Ă nous tordre, suppliciĂ©s, sur des bĂ»chers: je rĂ©ponds quâil nâest pas trĂšs diffĂ©rent de sâefforcer Ă Ă©carter, dans le prĂ©sent et dans le plein du discours et de lâespace que nous occupons, la place, lâouverture des corps.
Les corps ne sont pas du «plein», de lâespace rempli (lâespace est partout rempli): ils sont lâespace ouvert, câest-Ă -dire en un sens lâespace proprement spacieux plutĂŽt que spatial, ou ce quâon peut encore nommer le lieu. Les corps sont des lieux dâexistence, et il nây a pas dâexistence sans lieu, sans lĂ , sans un «ici», «voici», pour le ceci. Le corps-lieu nâest ni plein, ni vide, il nâa ni dehors, ni dedans, pas plus quâil nâa ni parties, ni totalitĂ©, ni fonctions, ni finalitĂ©. Aphalle et acĂ©phale dans tous les sens, si lâon peut dire. Mais câest une peau diversement pliĂ©e, repliĂ©e, dĂ©pliĂ©e, multipliĂ©e, invaginĂ©e, exogastrulĂ©e, orificĂ©e, Ă©vasive, invasie, tendue, relĂąchĂ©e, excitĂ©e, sidĂ©rĂ©e, liĂ©e, dĂ©liĂ©e. Sous ces modes et sous mille autres (il nây a pas ici de «formes a priori de lâintuition», ni de «table des catĂ©gories»: le transcendantal est dans lâindĂ©finie modification et modulation spacieuse de la peau), le corps donne lieu Ă lâexistence.
Et trĂšs prĂ©cisĂ©ment, il donne lieu Ă ceci que lâexistence a pour ess...