Ă lâĂ©poque oĂč commence cette histoire, câest-Ă -dire au dĂ©but du printemps de lâannĂ©e 1637, le cardinal de Richelieu avait atteint lâapogĂ©e de sa puissance.
DĂ©jĂ gravement atteint par la maladie qui devait quelques annĂ©es plus tard le conduire au tombeau, on eĂ»t dit quâil nâavait plus quâĂ se reposer sur ses lauriers encore rouges du sang des victimes quâil avait cru devoir immoler pour le triomphe de ses idĂ©es et de sa cause.
Il nâen Ă©tait rien. Jamais encore le grand cardinal nâavait dĂ©ployĂ©, mais en secret cette fois, une activitĂ© plus fĂ©brile ; car jamais encore, peut-ĂȘtre, aucun problĂšme aussi troublant ne sâĂ©tait posĂ© Ă son esprit, sous la forme de cette question :
â Que va devenir la couronne de France ?
La reine Anne dâAutriche, en effet, nâavait pas encore donnĂ© dâhĂ©ritier Ă la couronne. Or les mĂ©decins avaient dĂ©clarĂ© quâelle nâĂ©tait point stĂ©rile et quâelle Ă©tait, au contraire, capable dâavoir de beaux et nombreux enfants.
CâĂ©tait donc le roi, quâil fallait rendre responsable de cette non-paternitĂ© qui prĂ©occupait si vivement lâhomme rouge, tant il redoutait, faute dâhĂ©ritier direct de la couronne, de voir son ennemi le plus acharnĂ©, Gaston dâOrlĂ©ans, succĂ©der Ă son frĂšre.
Richelieu avait beau imaginer les projets les plus divers, il ne trouvait aucune solution à un état de choses qui ne pouvait que se résoudre par sa propre perte, et par la ruine de toute sa politique.
Ce jour-là , Richelieu, suivant son habitude, se promenait, aprÚs son frugal repas de midi, dans les splendides jardins de sa résidence de Rueil située à deux lieues environ de Paris.
Toujours escortĂ© de ses gardes, car, depuis quâil avait failli, un soir, sur la route de Saint-Germain, ĂȘtre enlevĂ© de vive force par un groupe de cavaliers masquĂ©s, Richelieu, mĂȘme dans son parc, ne sortait jamais sans escorte, tant il craignait un nouveau coup de force de la part dâadversaires qui nâavaient point dĂ©sarmĂ©. Ses gardes le suivaient Ă une distance respectueuse, mais suffisante pour quâils pussent lâentourer Ă la moindre alerte.
AprĂšs sâĂȘtre assis quelques instants sur un banc, Ă lâombre de grands tilleuls qui Ă©tendaient au-dessus de son front lâombre de leurs larges feuilles, vĂȘtu comme toujours de son camail rouge, sur lequel tranchait la blancheur dâun large col en dentelles fermĂ© par deux glands dâor et le bleu moirĂ© du large ruban de la croix du Saint-Esprit, coiffĂ© de la barrette, dâoĂč sâĂ©chappaient ses longs cheveux grisonnants, le cardinal se leva pour continuer sa promenade mĂ©ditative.
Il sâarrĂȘta tout Ă coup et dit au capitaine de ses gardes, un reĂźtre au visage balafrĂ©, abritĂ© par un large chapeau de feutre ornĂ© dâune immense plume rouge :
â Quel est ce gentilhomme qui sâavance lĂ -bas ?
â Ăminence, câest M. de Durbec.
â Câest juste ! fit le cardinal, je ne lâavais pas reconnu. DĂ©cidĂ©ment, ma vue baisseâŠ
Et il soupira :
â Quâil est donc pĂ©nible de vieillir, quand on aurait encore tant besoin de sa jeunesse !
M. de Durbec, gentilhomme de mise fort Ă©lĂ©gante, au profil aristocratique, au regard tout brĂ»lant dâune flamme qui nâexprimait pas la bontĂ©, sâimmobilisa Ă quelques pas du cardinal et, sâinclinant devant le maĂźtre, il attendit que celui-ci lui donnĂąt lâordre dâapprocher.
Richelieu le toisa un instant, comme sâil Ă©prouvait envers ce personnage une mĂ©fiance doublĂ©e dâun certain mĂ©pris. Enfin, il lâinvita de la main Ă sâavancer vers lui.
M. de Durbec obĂ©it ; il allait adresser au cardinal un nouveau salut, quand celui-ci, dâun ton impĂ©rieux, lui dit :
â Sans doute, monsieur, pour vous ĂȘtre permis dâinterrompre ma promenade, mâapportez-vous dâimportantes nouvelles ?
â Oui, Ăminence ! Des nouvelles que je ne puis communiquer Ă nul autre.
Le ministre secoua la tĂȘte et dit Ă son interlocuteur :
â Soit ! monsieur ! suivez-moi.
Il se dirigea vers un petit pavillon, au centre dâune pelouse fleurie. Il poussa une porte qui donnait accĂšs Ă une piĂšce octogonale pauvrement dĂ©corĂ©e et uniquement meublĂ©e dâune table, dâun grand fauteuil et de quelques siĂšges.
Le cardinal fit passer devant lui M. de Durbec. Tandis que les gardes de son escorte entouraient le pavillon, Richelieu, refermant la porte, prit place dans le fauteuil et dit :
â Maintenant, monsieur, parlez !
â Ăminence, conformĂ©ment Ă la mission que vous mâaviez donnĂ©e de surveiller discrĂštement Sa MajestĂ© la reine, jâai Ă©tabli autour du couvent du Val-de-GrĂące, oĂč Sa MajestĂ© vient de se rendre pour y faire une retraite de plusieurs semaines, tout un rĂ©seau dâinformateurs par lequel je viens dâapprendre que Sa MajestĂ© ne se trouvait plus dans ce couvent.
MalgrĂ© toute sa maĂźtrise de lui-mĂȘme, Richelieu ne put rĂ©primer un tressaillement.
â Sa MajestĂ© nâest plus au Val-de-GrĂące ?
â Non, Ăminence, elle en est partie depuis plusieurs jours avec la complicitĂ© de la mĂšre abbesse qui, dans toute cette affaire, a jouĂ© un rĂŽle des plus suspects.
Dâun geste nerveux, Richelieu coupa la parole Ă M. de Durbec.
â Avez-vous pu connaĂźtre lâendroit oĂč sâĂ©tait retirĂ©e la reine ?
â Oui, Ăminence ! Dans une gentilhommiĂšre qui se trouve Ă un quart de lieue du chĂąteau de Chevreuse.
â Avez-vous pu dĂ©couvrir le motif de cette fugue ?
â Oui, Ăminence ! Sa MajestĂ© est sur le point de devenir mĂšre.
La foudre fĂ»t tombĂ©e aux pieds du cardinal quâelle nâeĂ»t sans doute pas produit sur lui un effet aussi impressionnant.
Dâun bond, il se leva et, les mains crispĂ©es sur les bras de son fauteuil, il sâexclama :
â Que me dites-vous lĂ ?
â La vĂ©ritĂ©, Ăminence.
Richelieu, qui devait avoir de bonnes raisons pour ne point mettre en doute la parole de son interlocuteur, reprit, comme sâil se parlait Ă lui-mĂȘme :
â Il me paraĂźt invraisemblable que depuis si longtemps la reine ait pu dissimuler sa grossesse aux yeux de tous⊠Je sais bien que, depuis quelque temps, elle se plaignait dâĂȘtre malade et quâelle Ă©vitait de paraĂźtre Ă toutes les rĂ©ceptions de la CourâŠ
» Enfin, monsieur Durbec, continuez votre surveillance, tenez-moi au courant de tout ce qui se passera, tĂąchez de connaĂźtre les intentions de la reine au sujet de cet enfant mystĂ©rieux, et faites en sorte de savoir, dĂšs quâil sera venu au monde, Ă qui on lâaura confiĂ© et Ă quel endroit on lâaura conduit.
» Je nâajouterai quâun mot : vous ĂȘtes dĂ©positaire, monsieur de Durbec, dâun des plus graves secrets qui aient jamais existĂ©. Votre tĂȘte rĂ©pond de votre silence.
â Votre Ăminence peut compter entiĂšrement sur moi. Dâailleurs, elle mâa mis assez souvent Ă lâĂ©preuve pour quâelle soit tranquille Ă ce sujet.
Richelieu regarda son Ă©missaire sâĂ©loigner et, lourdement, comme accablĂ©, se laissa retomber sur son fauteuil.
De qui peut bien ĂȘtre cet enfant se demandait-il. Pour que la reine sâen aille accoucher aussi clandestinement, avec la complicitĂ© certaine de son amie la duchesse de Chevreuse, il faut quâil lui soit impossible de faire accepter au roi la paternitĂ© de ce rejeton qui ne peut donc ĂȘtre que le fruit dâun adultĂšre. Cherchons quel peut bien en ĂȘtre le pĂšre.
Le front du cardinal se plissa. Dans ses yeux flamba une lueur étrange ; un sourire indéfinissable entrouvrit ses lÚvres minces et décolorées, puis un nom lui échappa :
â Mazarin !
Quel était donc cet homme sur lequel venait de se fixer la conviction du grand ministre ?
CâĂ©tait un jeune Italien, trĂšs souple, trĂšs fin, fort Ă©lĂ©gant cavalier, Ă la voix chaude, insinuante, Ă lâesprit endiablĂ©, Ă lâintelligence remarquable, que Richelieu avait remarquĂ© quelque temps auparavant parmi les seigneurs Ă©trangers qui rĂ©ussissaient, grĂące Ă leur adresse, Ă se faufiler en si grand nombre Ă la Cour de France.
Tout dâabord, il signore Mazarini nâavait guĂšre plu au cardinal. Il trouvait quâil se vantait un peu trop bruyamment de prouesses quâil avait soi-disant accomplies en Italie, ainsi que des services plus ou moins illusoires que, dans ce pays, il avait rendus Ă la France. Richelieu avait dâabord eu lâimpression que ce Mazarin nâĂ©tait quâun aventurier banal, capable de beaucoup plus de bruit que de besogne.
LâItalien ne sâĂ©tait point tenu pour battu, car il Ă©tait dâune opiniĂątretĂ© rare. Diplomate dans le fond de lâĂąme, il se dit quâil ne pourrait rien sâil ne conquĂ©rait les bonnes grĂąces du cardinal. Il sây employa de son mieux, Ă©vitant les moyens trop directs, prenant des chemins dĂ©tournĂ©s, rendant çà et lĂ de menus services, faisant parvenir Ă celui dont il faisait le siĂšge des renseignements qui, sous leurs apparences insignifiantes, nâen Ă©taient pas moins dâune qualitĂ© et dâune importance rares, si bien que Richelieu lâattacha Ă ses services, dans lesquels il ne tarda pas Ă se distinguer avec la discrĂ©tion, lâhabiletĂ©, le doigtĂ© dâun vĂ©ritable prestidigitateur de la politique.
Richelieu ne tarda point Ă sâapercevoir que Mazarin avait produit sur la reine Anne dâAutriche une impression considĂ©rable. Nâignorant point que la reine, si outrageusement dĂ©laissĂ©e par le roi Louis XIII, Ă©tait au fond une grande amoureuse, lâhomme rouge sâĂ©tait vite persuadĂ© quâAnne dâAutriche Ă©tait amoureuse du jeune Italien et, pour des motifs demeurĂ©s obscurs, au lieu de chercher Ă briser cette galante intrigue, lâavait favorisĂ©e, non point en lâencourageant dâune façon directe qui nâeĂ»t point manquĂ© dâĂȘtre choquante, mais en rendant chaque jour de plus en plus importante la situation quâil avait faite Ă Mazarin auprĂšs de lui.
Il nâavait pourtant pas prĂ©vu que cette liaison, qui lui permettait de se tenir au courant de tout ce qui se disait chez la reine, aboutirait au rĂ©sultat que lâon venait de lui annoncer.
Maintenant que son premier mouvement de surprise Ă©tait passĂ©, il semblait non point sâen affliger, mais, au contraire, on eĂ»t dit quâil sâen rĂ©jouissait intĂ©rieurement.
En effet, depuis longtemps, ses yeux nâavaient pas exprimĂ© de satisfaction aussi vive ; ses traits tirĂ©s se dĂ©tendaient et, chose qui ne lui Ă©tait pas arrivĂ©e depuis dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es, il se mit Ă frotter lâune contre lâautre les paumes de ses mains longues et soignĂ©es.
â Allons, murmura-t-il, je crois que ce faquin de Mazarini est dĂ©cidĂ©ment appelĂ© Ă jouer un rĂŽle dans lâhistoire de la France !