Les nouveaux fermiers arrivĂšrent le lendemain. Les laboureurs et la servante Ă©taient venus dĂšs le matin, et, lorsque le soir, les maĂźtres entrĂšrent dans la maison, je savais quâon les appelait M. et Mme Alphonse.
M. Tirande resta deux jours Ă Villevieille et partit aprĂšs mâavoir rappelĂ© que jâĂ©tais au service de sa bru, et que je nâaurais plus Ă mâoccuper des travaux de la ferme.
DĂšs la premiĂšre semaine, Mme Alphonse avait fait transformer la chambre dâEugĂšne en lingerie, et elle mâavait aussitĂŽt installĂ©e devant une grande table sur laquelle Ă©taient plusieurs piĂšces de toile, que je devais transformer en linge de toutes sortes.
Elle venait sâasseoir prĂšs de moi, pour faire de la dentelle ; elle restait des journĂ©es entiĂšres sans me dire un mot.
Quelquefois elle me parlait des armoires pleines de linge de sa mĂšre.
Sa voix était sans timbre, et sa bouche remuait à peine pour parler.
M. Tirande paraissait beaucoup aimer sa bru. Chaque fois quâil venait, il sâinformait de ce quâelle pouvait dĂ©sirer.
Elle nâaimait que le linge. Alors il partait en promettant dâacheter dâautres piĂšces de toile.
M. Alphonse ne paraissait guĂšre quâaux heures de repas. Jâaurais Ă©tĂ© bien en peine de dire Ă quoi il employait son temps.
Son visage me rappelait celui de la supĂ©rieure. Il avait comme elle la peau jaune et les yeux brillants ; on eĂ»t dit quâil portait en lui un brasier qui pouvait le consumer dâun moment Ă lâautre.
Il Ă©tait trĂšs pieux, et chaque dimanche, il partait avec Mme Alphonse Ă la messe du village quâhabitait M. Tirande.
Au commencement, ils voulurent mâemmener dans leur voiture ; mais je refusai, prĂ©fĂ©rant aller Ă Sainte-Montagne oĂč jâespĂ©rais rencontrer Pauline ou EugĂšne.
Quelquefois, un des laboureurs venait avec moi, mais le plus souvent, je mâen allais seule, par un chemin de traverse qui diminuait de beaucoup le trajet.
CâĂ©tait un chemin rude et pierreux qui grimpait sur la colline, Ă travers les genĂȘts.
Ă lâendroit le plus Ă©levĂ©, je mâarrĂȘtais devant la maison de Jean le Rouge.
Cette maison Ă©tait basse et profonde ; les murs Ă©taient aussi noirs que le chaume qui la recouvrait ; et on eĂ»t pu passer Ă cĂŽtĂ© sans la voir, tant les genĂȘts qui lâentouraient Ă©taient hauts.
Jâentrais pour dire bonjour Ă Jean le Rouge, que je connaissais depuis que jâĂ©tais Ă la ferme de Villevieille.
Il avait toujours travaillĂ© pour maĂźtre Sylvain, qui le tenait en grande estime. EugĂšne disait quâon pouvait le faire toucher Ă tout et quâavec lui les choses Ă©taient toujours bien faites.
Maintenant, M. Alphonse ne voulait plus lâoccuper ; il parlait de le renvoyer de la maison de la colline. Jean le Rouge en Ă©tait si affectĂ©, quâil ne pensait plus quâĂ cela.
AussitĂŽt aprĂšs la messe, je revenais par le mĂȘme chemin. Les enfants de Jean mâentouraient pour avoir le pain bĂ©nit que je leur rapportais. Ils Ă©taient six, et lâaĂźnĂ© nâavait pas encore douze ans. Mon pain bĂ©nit nâĂ©tait guĂšre plus gros quâune bouchĂ©e ; aussi, je le remettais Ă la femme de Jean qui le distribuait en parts Ă©gales.
Pendant ce temps, Jean le Rouge apportait pour moi un escabeau devant le feu, et il sâasseyait lui-mĂȘme sur une rondelle de bois, quâil roulait du pied, jusquâĂ la cheminĂ©e. Sa femme ramenait les brindilles dans le feu avec de lourdes pincettes ; et dans le chaudron pendu Ă la crĂ©maillĂšre, on voyait cuire de grosses pommes de terre jaunes.
DĂšs le premier dimanche, Jean le Rouge mâavait dit :
â Je suis aussi un enfant abandonnĂ©.
Et peu Ă peu, il mâavait appris quâĂ lâĂąge de douze ans on lâavait placĂ© chez le bĂ»cheron qui habitait dĂ©jĂ la maison de la colline. Il avait su trĂšs vite grimper au sommet des arbres pour y attacher la corde qui devait les faire pencher ; puis, la journĂ©e finie, et son fagot de bois sur le dos, il partait en avant pour arriver plus vite Ă la maison, oĂč il trouvait la petite fille du bĂ»cheron, en train de faire la soupe.
Elle Ă©tait du mĂȘme Ăąge que lui, et ils Ă©taient devenus tout de suite de bons amis.
Puis, le malheur arriva, un soir de Noël.
Le vieux bĂ»cheron, qui croyait les enfants bien endormis, sâen alla Ă la messe de minuit. Mais eux sâĂ©taient levĂ©s aussitĂŽt aprĂšs son dĂ©part. Ils voulaient prĂ©parer le rĂ©veillon pour le retour du vieux, et ils se faisaient une joie de sa surprise.
Pendant que la fillette faisait cuire des chùtaignes, et mettait sur la table le pot de miel et la cruche de cidre, Jean le Rouge préparait un feu de grosses bûches.
Du temps passa ; les chĂątaignes Ă©taient cuites, et le bĂ»cheron tardait Ă rentrer. Les enfants sâassirent par terre devant le feu pour avoir plus chaud, et ils finirent par sâendormir, en sâappuyant lâun contre lâautre.
Jean se rĂ©veilla aux cris que poussait la petite fille. Il ne comprit pas tout dâabord pourquoi elle levait les bras si haut devant la flamme.
Comme elle sautait sur ses pieds pour sâenfuir, il vit quâelle brĂ»lait.
Elle avait déjà ouvert la porte du jardin, et elle courait en éclairant les arbres.
Alors, Jean lâavait saisie, et jetĂ©e dans la fontaine de la source.
Le feu sâĂ©tait Ă©teint tout de suite, mais lorsque Jean voulut la sortir de la fontaine, il la trouva si lourde, quâil crut quâelle Ă©tait morte. Elle ne faisait aucun mouvement, et il mit longtemps Ă la tirer de lâeau, puis, il la ramena Ă la maison, en la traĂźnant comme un fagot.
Les grosses bûches étaient devenues des braises rouges ; seule, la plus grosse, qui était humide, continuait à fumer et à grésiller.
Le visage de la petite fille nâĂ©tait plus quâune Ă©norme boursouflure noire et violacĂ©e et son corps Ă moitiĂ© nu laissait voir de larges taches rouges.
Elle resta de longs mois malade, et quand, enfin, on la crut guĂ©rie, ou sâaperçut quâelle Ă©tait devenue muette.
Elle entendait trĂšs bien, elle pouvait mĂȘme rire comme tout le monde ; mais il lui Ă©tait impossible dâarticuler un seul mot.
Pendant que Jean le Rouge me racontait ces choses, sa femme le regardait en remuant les yeux, comme si elle lisait un livre.
Son visage portait des traces profondes de brĂ»lures, mais on sây habituait trĂšs vite, et on ne voyait plus que sa bouche aux dents blanches, et ses yeux un peu inquiets. Elle appelait ses enfants en faisant entendre un Ă©clat de voix prolongĂ©, et les petits accouraient, et comprenaient tous ses gestes.
JâĂ©tais dĂ©solĂ©e aussi de leur voir quitter la maison de la colline.
CâĂ©taient les derniers amis qui me restaient et lâidĂ©e mâĂ©tait venue de parler dâeux Ă Mme Alphonse, dans lâespoir quâelle obtiendrait de son mari quâil veuille bien les garder.
Je trouvai lâoccasion un jour que M. Tirande et son fils Ă©taient entrĂ©s dans la lingerie en parlant de changements Ă faire Ă la ferme.
M. Alphonse ne voulait pas de troupeau : il parlait dâacheter des machines agricoles, dâabattre les sapins et de dĂ©fricher la colline. Les Ă©tables serviraient de remises pour les machines, et la maison de la colline deviendrait un grenier Ă fourrages.
Je ne sais si Mme Alphonse entendait ; elle travaillait Ă sa dentelle avec une grande attention.
AussitĂŽt que les deux hommes furent sortis, jâosai parler de Jean le Rouge.
Jâexpliquai combien il avait Ă©tĂ© utile Ă maĂźtre Sylvain : je dis son chagrin de quitter cette maison quâil habitait depuis si longtemps, et quand je mâarrĂȘtai, tout angoissĂ©e de la rĂ©ponse qui allait venir, Mme Alphonse retira son crochet du fil et dit :
â Je crois que je me suis trompĂ©e dâune maille.
Elle compta jusquâĂ dix-neuf, et elle ajouta :
â Câest ennuyeux, il faut que je dĂ©fasse tout un rang.
Quand je rapportai cela Ă Jean le Rouge, il eut un mouvement de colĂšre, qui lui fit tendre le poing vers Villevieille. Mais sa femme lui mit la main sur lâĂ©paule en le regardant. AussitĂŽt Jean se calma.
Jean le Rouge quitta la maison de la colline Ă la fin de janvier, et une profonde tristesse entra en moi.
Maintenant, je nâavais plus dâamis.
Je ne reconnaissais plus la ferme ; tous ces gens sây mettaient Ă leur aise, et il me semblait que câĂ©tait moi la nouvelle venue. La servante me regardait avec mĂ©fiance, et les laboureurs Ă©vitaient de me parler.
La servante sâappelait AdĂšle. Tout le jour, on lâentendait bougonner et traĂźner ses sabots. Elle faisait du bruit mĂȘme quand elle marchait sur la paille. Ă table, elle mangeait debout, et elle rĂ©pondait sans politesse aux observations des maĂźtres.
M. Alphonse avait fait enlever le banc de la porte et mettre Ă sa place des petits arbustes verts quâon avait enclos dâun treillage.
Il avait fait aussi enlever le vieil orme oĂč la hulotte Ă©tait venue chanter, les soirs dâĂ©tĂ©.
Il devait y avoir longtemps que le vieil arbre ne donnait plus dâombrage au seuil de la maison : il ne portail plus quâun bouquet de feuillage tout en haut, et cela lui faisait comme une tĂȘte, qui se penchait pour Ă©couter ce qui se disait en bas.
Les bĂ»cherons qui vinrent pour lâabattre furent dâavis que cela ne serait pas facile. Il menaçait, en tombant, de dĂ©molir la toiture de la maison.
Enfin, aprĂšs bien des discussions, et bien des tours autour de lui, on dĂ©cida de lâenserrer de grosses cordes qui le feraient pencher et lâobligeraient Ă tomber sur le fumier.
Il fallut la journĂ©e de deux hommes pour lâabattre, et au moment oĂč on croyait quâil allait se coucher tranquillement, une des cordes se desserra et le vieil orme se releva pour retomber de cĂŽtĂ©. Il glissa sur le toit en entraĂźnant la cheminĂ©e et une grande quantitĂ© de tuiles, et aprĂšs avoir Ă©corchĂ© le mur, il se coucha en travers de la porte : et pas une de ses branches ne toucha le fumier.
M. Alphonse ne put retenir un cri de colĂšre. Il saisit la hache dâun des bĂ»cherons, et il frappa lâarbre dâun coup si violent quâun morceau dâĂ©corce sauta dans la fenĂȘtre de la lingerie et cassa un carreau.
Mme Alphonse vit des Ă©clats de verre tomber sur moi, elle se leva avec une vivacitĂ© que je ne lui connaissais pas, et avec des mains tremblantes et des yeux peureux, elle examina minutieusement chaque endroit de la nappe que jâĂ©tais en train de broder.
Mais elle ne vit pas que jâessuyais avec mon mouchoir une petite coupure que le verre mâavait faite Ă la joue.
Elle eut si peur quâil nâarrivĂąt malheur aux piles de linge qui commençaient Ă sâentasser, quâelle mâemmena le lendemain chez sa mĂšre pour me faire voir comment il fallait ranger les armoires.
La mĂšre de Mme Alphonse sâappelait Mme Deslois ; mais quand les laboureurs parlaient dâelle, ils disaient toujours « la bourgeoise du chĂąteau ».
Elle nâĂ©tait venue quâune fois Ă Villevieille.
Elle sâĂ©tait approchĂ©e de moi, et mâavait regardĂ©e de trĂšs prĂšs en clignant des yeux. CâĂ©tait une grande femme qui marchait courbĂ©e, comme si elle cherchait quelque chose par terre. Elle habitait le grand domaine du GuĂ© Perdu.
Mme Alphonse prit un sentier, le long de la petite riviĂšre.
On était à la fin de mars, et les prés étaient déjà tout fleuris.
Mme Alphonse marchait tout droit dans le sentier ; mais moi, jâavais un grand plaisir Ă marcher dans lâherbe molle.
On arriva bientĂŽt prĂšs du grand bois oĂč le loup mâavait pris un agneau.
Jâavais gardĂ© de ce bois une frayeur mystĂ©rieuse, et quand on quitta le sentier de la riviĂšre pour prendre un chemin qui traversait les bois, je fus prise dâune vĂ©ritable Ă©pouvante.
Cependant le chemin Ă©tait large ; il devait mĂȘme y passer souvent des voitures, car les orniĂšres y Ă©taient profondes.
Au-dessus de nos tĂȘtes, les aiguilles des sapins crissaient continuellement en se frĂŽlant. Cela faisait un bruit doux et lĂ©ger qui ne ressemblait en rien au chuchotement sec et coupĂ© de silences que le bois avait fait entendre quand il Ă©tait chargĂ© de neige. MalgrĂ© cela, je ne pouvais mâempĂȘcher d...