L'Idiot -Tome I
eBook - ePub

L'Idiot -Tome I

  1. English
  2. ePUB (mobile friendly)
  3. Available on iOS & Android
eBook - ePub

About this book

Le prince Mychkine est un etre fondamentalement bon, mais sa bonté confine a la naiveté et a l'idiotie, meme s'il est capable d'analyses psychologiques tres fines. Apres avoir passé sa jeunesse en Suisse dans un sanatorium pour soigner son épilepsie (maladie dont était également atteint Dostoievski) doublée d'une sorte d'autisme, il retourne en Russie pour pénétrer les cercles fermés de la société russe. Lors de la soirée d'anniversaire de Nastassia Filippovna, le prince Mychkine voit un jeune bourgeois, Parfen Semenovitch Rogojine arriver ivre et offrir une forte somme d'argent a la jeune femme pour qu'elle le suive. Le prince perçoit le désespoir de Nastasia Philippovna, en tombe maladivement amoureux, et lui propose de l'épouser. Apres avoir accepté son offre, elle s'enfuit pourtant avec Rogojine. Constatant leur rivalité, Rogojine tente de tuer le prince mais ce dernier est paradoxalement sauvé par une crise d'épilepsie qui le fait s'écrouler juste avant le meurtre... Ayant créé des liens aupres de la famille Epantchine, il fait la connaissance d'une société petersbourgeoise melant des bourgeois, des ivrognes, des anciens militaires et des fonctionnaires fielleux. Se trouvant du jour au lendemain a la tete d'une grande fortune, il avive la curiosité de la société pétersbourgeoise et vient s'installer dans un lieu de villégiature couru, le village de Pavlovsk...

Frequently asked questions

Yes, you can cancel anytime from the Subscription tab in your account settings on the Perlego website. Your subscription will stay active until the end of your current billing period. Learn how to cancel your subscription.
No, books cannot be downloaded as external files, such as PDFs, for use outside of Perlego. However, you can download books within the Perlego app for offline reading on mobile or tablet. Learn more here.
Perlego offers two plans: Essential and Complete
  • Essential is ideal for learners and professionals who enjoy exploring a wide range of subjects. Access the Essential Library with 800,000+ trusted titles and best-sellers across business, personal growth, and the humanities. Includes unlimited reading time and Standard Read Aloud voice.
  • Complete: Perfect for advanced learners and researchers needing full, unrestricted access. Unlock 1.4M+ books across hundreds of subjects, including academic and specialized titles. The Complete Plan also includes advanced features like Premium Read Aloud and Research Assistant.
Both plans are available with monthly, semester, or annual billing cycles.
We are an online textbook subscription service, where you can get access to an entire online library for less than the price of a single book per month. With over 1 million books across 1000+ topics, we’ve got you covered! Learn more here.
Look out for the read-aloud symbol on your next book to see if you can listen to it. The read-aloud tool reads text aloud for you, highlighting the text as it is being read. You can pause it, speed it up and slow it down. Learn more here.
Yes! You can use the Perlego app on both iOS or Android devices to read anytime, anywhere — even offline. Perfect for commutes or when you’re on the go.
Please note we cannot support devices running on iOS 13 and Android 7 or earlier. Learn more about using the app.
Yes, you can access L'Idiot -Tome I by Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky in PDF and/or ePUB format, as well as other popular books in Letteratura & Letteratura generale. We have over one million books available in our catalogue for you to explore.

Information

Partie 1

Chapitre 1

Il Ă©tait environ neuf heures du matin ; c’était Ă  la fin de novembre, par un temps de dĂ©gel. Le train de Varsovie filait Ă  toute vapeur vers PĂ©tersbourg. L’humiditĂ© et la brume Ă©taient telles que le jour avait peine Ă  percer ; Ă  dix pas Ă  droite et Ă  gauche de la voie on distinguait malaisĂ©ment quoi que ce fĂ»t par les fenĂȘtres du wagon. Parmi les voyageurs, il y en avait qui revenaient de l’étranger ; mais les compartiments de troisiĂšme, les plus remplis, Ă©taient occupĂ©s par de petites gens affairĂ©es qui ne venaient pas de bien loin. Tous, naturellement, Ă©taient fatiguĂ©s et transis ; leurs yeux Ă©taient bouffis, leur visage reflĂ©tait la pĂąleur du brouillard.
Dans un des wagons de troisiĂšme classe deux voyageurs se faisaient vis-Ă -vis depuis l’aurore, contre une fenĂȘtre ; c’étaient des jeunes gens vĂȘtus lĂ©gĂšrement[2] et sans recherche ; leurs traits Ă©taient assez remarquables et leur dĂ©sir d’engager la conversation Ă©tait manifeste. Si chacun d’eux avait pu se douter de ce que son vis-Ă -vis offrait de singulier, ils se seraient certainement Ă©tonnĂ©s du hasard qui les avait placĂ©s l’un en face de l’autre, dans une voiture de troisiĂšme classe du train de Varsovie.
Le premier Ă©tait de faible taille et pouvait avoir vingt-sept ans ; ses cheveux Ă©taient frisĂ©s et presque noirs ; ses yeux gris et petits, mais pleins de feu. Son nez Ă©tait camus, ses pommettes faisaient saillies ; sur ses lĂšvres amincies errait continuellement un sourire impertinent, moqueur et mĂȘme mĂ©chant. Mais son front dĂ©gagĂ© et bien modelĂ© corrigeait le manque de noblesse du bas de son visage. Ce qui frappait surtout, c’était la pĂąleur morbide de ce visage et l’impression d’épuisement qui s’en dĂ©gageait, bien que l’homme fĂ»t assez solidement bĂąti ; on y discernait aussi quelque chose de passionnĂ©, voire de douloureux, qui contrastait avec l’insolence du sourire et la fatuitĂ© provocante du regard. Chaudement enveloppĂ© dans une large peau de mouton noire bien doublĂ©e, il n’avait pas senti le froid, tandis que son voisin avait reçu sur son Ă©chine grelottante toute la fraĂźcheur de cette nuit de novembre russe Ă  laquelle il ne paraissait pas habituĂ©.
Ce dernier Ă©tait affublĂ© d’un manteau Ă©pais, sans manches, mais surmontĂ© d’un Ă©norme capuchon, un vĂȘtement du genre de ceux que portent souvent, en hiver, les touristes qui visitent la Suisse ou l’Italie du Nord. Une pareille tenue, parfaite en Italie, ne convenait guĂšre au climat de la Russie, encore moins pour un trajet aussi long que celui qui sĂ©pare Eydtkuhnen[3] de Saint-PĂ©tersbourg.
Le propriĂ©taire de cette houppelande Ă©tait Ă©galement un jeune homme de vingt-six Ă  vingt-sept ans. Sa taille Ă©tait un peu au-dessus de la moyenne, sa chevelure Ă©paisse et d’un blond fade ; il avait les joues creuses et une barbiche en pointe tellement claire qu’elle paraissait blanche. Ses yeux Ă©taient grands et bleus ; la fixitĂ© de leur expression avait quelque chose de doux mais d’inquiĂ©tant et leur Ă©trange reflet eĂ»t rĂ©vĂ©lĂ© un Ă©pileptique Ă  certains observateurs. Au surplus, le visage Ă©tait agrĂ©able, les traits ne manquaient point de finesse, mais le teint semblait dĂ©colorĂ© et mĂȘme, en ce moment, bleui par le froid. Il tenait un petit baluchon, enveloppĂ© dans un foulard de couleur dĂ©fraĂźchie, qui constituait vraisemblablement tout son bagage. Il Ă©tait chaussĂ© de souliers Ă  double semelle et portait des guĂȘtres, ce qui n’est guĂšre de mode en Russie.
Son voisin, l’homme en touloupe[4], avait observĂ© tous ces dĂ©tails, un peu par dĂ©sƓuvrement. Il finit par l’interroger tandis que son sourire exprimait la satisfaction indiscrĂšte et mal contenue que l’homme Ă©prouve Ă  la vue des misĂšres du prochain :
– Il fait froid, hein ?
Et son mouvement d’épaules Ă©baucha un frisson.
– Oh oui ! rĂ©pondit l’interpellĂ© avec une extrĂȘme complaisance. Et remarquez qu’il dĂ©gĂšle. Que serait-ce s’il gelait Ă  pierre fendre ! Je ne m’imaginais pas qu’il fĂźt si froid dans notre pays. J’ai perdu l’habitude de ce climat.
– Vous venez sans doute de l’étranger ?
– Oui, je viens de Suisse.
– Diable, vous venez de loin !
L’homme aux cheveux noirs sifflota et se mit Ă  rire. La conversation s’engagea. Le jeune homme blond au manteau suisse rĂ©pondait avec une Ă©tonnante obligeance Ă  toutes les questions de son voisin, sans paraĂźtre s’apercevoir du caractĂšre dĂ©placĂ© et oiseux de certaines de ces questions, ni du ton nĂ©gligent sur lequel elles Ă©taient posĂ©es. Il expliqua notamment qu’il avait passĂ© plus de quatre ans hors de Russie et qu’on l’avait envoyĂ© Ă  l’étranger pour soigner une affection nerveuse assez Ă©trange, dans le genre du haut mal ou de la danse de Saint-Guy, qui se manifestait par des tremblements et des convulsions. Ces explications firent sourire son compagnon Ă  diverses reprises, et surtout, lorsque Ă  la question : « Êtes-vous guĂ©ri ? » il rĂ©pondit :
– Oh non ! on ne m’a pas guĂ©ri.
– Alors vous avez dĂ©pensĂ© votre argent en pure perte.
Et le jeune homme brun ajouta avec aigreur :
– C’est comme cela que nous nous laissons exploiter par les Ă©trangers.
– C’est bien vrai ! s’exclama un personnage mal vĂȘtu, ĂągĂ© d’une quarantaine d’annĂ©es, qui Ă©tait assis Ă  cĂŽtĂ© d’eux et avait l’air d’un gratte-papier ; il Ă©tait puissamment bĂąti et exhibait un nez rouge au milieu d’une face bourgeonnĂ©e. – C’est parfaitement vrai, messieurs, continua-t-il ; c’est ainsi que les Ă©trangers grugent les Russes et soutirent notre argent.
– Oh ! vous vous trompez complĂštement en ce qui me concerne, repartit le jeune homme sur un ton doux et conciliant. Évidemment, je ne suis pas Ă  mĂȘme de discuter, parce que je ne connais pas tout ce qu’il y aurait Ă  dire sur la question. Mais, aprĂšs m’avoir entretenu Ă  ses frais pendant prĂšs de deux ans, mon mĂ©decin s’est saignĂ© Ă  blanc pour me procurer l’argent nĂ©cessaire Ă  mon retour.
– Il n’y avait donc personne qui pĂ»t payer pour vous ? demanda le jeune homme brun.
– HĂ© non ! M. Pavlistchev, qui pourvoyait Ă  mon entretien lĂ -bas, est mort il y a deux ans. Je me suis alors adressĂ© ici Ă  la gĂ©nĂ©rale Epantchine, qui est ma parente Ă©loignĂ©e, mais je n’ai reçu aucune rĂ©ponse. Alors je reviens au pays.
– Et oĂč comptez-vous aller ?
– Vous voulez dire : oĂč je compte descendre ? Ma foi, je n’en sais encore rien

– Vous n’ĂȘtes guĂšre fixĂ©.
Et les deux auditeurs partirent d’un nouvel Ă©clat de rire.
– Ce petit paquet contient sans doute tout votre avoir ? demanda le jeune homme brun.
– Je le parierais, ajouta le tchinovnik[5] au nez rubicond, d’un air trĂšs satisfait. Et je prĂ©sume que vous n’avez pas d’autres effets aux bagages. D’ailleurs pauvretĂ© n’est pas vice, cela va sans dire.
C’était Ă©galement vrai : le jeune homme blond en convint avec infiniment de bonne grĂące.
Ses deux voisins donnÚrent libre cours à leur envie de rire. Le propriétaire du petit paquet se mit à rire aussi en les regardant, ce qui accrut leur hilarité. Le bureaucrate reprit :
– Votre petit paquet a tout de mĂȘme une certaine importance. Sans doute, on peut parier qu’il ne contient pas des rouleaux de piĂšces d’or, telles que napolĂ©ons, frĂ©dĂ©rics ou ducats de Hollande. Il est facile de le conjecturer, rien qu’à voir vos guĂȘtres qui recouvrent des souliers de forme Ă©trangĂšre. Cependant si, en sus de ce petit paquet, vous avez une parente telle que la gĂ©nĂ©rale Epantchine, alors le petit paquet lui-mĂȘme acquiert une valeur relative. Ceci, bien entendu, dans le cas oĂč la gĂ©nĂ©rale serait effectivement votre parente et s’il ne s’agit pas d’une erreur imputable Ă  la distraction, travers fort commun, surtout chez les gens imaginatifs.
– Vous ĂȘtes encore dans le vrai ! s’écria le jeune homme blond. En effet, je suis presque dans l’erreur. Entendez que la gĂ©nĂ©rale est Ă  peine ma parente ; aussi ne suis-je nullement Ă©tonnĂ© qu’elle n’ait jamais rĂ©pondu Ă  ma lettre de Suisse. Je m’y attendais.
– Vous avez gaspillĂ© votre argent en frais de poste. Hum
 Au moins on peut dire que vous avez de la candeur et de la sincĂ©ritĂ©, ce qui est Ă  votre Ă©loge
 Quant au gĂ©nĂ©ral Epantchine, nous le connaissons, en ce sens que c’est un homme connu de tout le monde. Nous avons aussi connu feu M. Pavlistchev, qui vous a entretenu en Suisse, si toutefois il s’agit de Nicolas Andréïévitch Pavlistchev, car ils Ă©taient deux cousins de ce nom. L’un vit toujours en CrimĂ©e ; quant Ă  Nicolas Andréïévitch Pavlistchev, le dĂ©funt, c’était un homme respectable, qui avait de hautes relations et dont on estimait jadis la fortune Ă  quatre mille Ăąmes[6].
– C’est bien cela : on l’appelait Nicolas Andréïévitch Pavlistchev.
Ayant ainsi répondu, le jeune homme attacha un regard scrutateur sur ce monsieur qui paraissait tout savoir.
Les gens prĂȘts Ă  renseigner sur toute chose se rencontrent parfois, voire assez frĂ©quemment, dans une certaine classe de la sociĂ©tĂ©. Ils savent tout, parce qu’ils concentrent dans une seule direction les facultĂ©s inquisitoriales de leur esprit. Cette habitude est naturellement la consĂ©quence d’une absence d’intĂ©rĂȘts vitaux plus importants, comme dirait un penseur contemporain. Du reste, en les qualifiant d’omniscients, on sous-entend que le domaine de leur science est assez limitĂ©. Ils vous diront par exemple qu’un tel sert Ă  tel endroit, qu’il a pour amis tels et tels ; que sa fortune est de tant. Ils vous citeront la province dont ce personnage a Ă©tĂ© gouverneur, la femme qu’il a Ă©pousĂ©e, le montant de la dot qu’elle lui a apportĂ©e, ses liens de parentĂ©, et toute sorte de renseignements du mĂȘme acabit. La plupart du temps ces « je sais tout » vont les coudes percĂ©s et touchent des appointements de dix-sept roubles par mois. Ceux dont ils connaissent si bien les tenants sont loin de se douter des mobiles d’une pareille curiositĂ©. Pourtant, bien des gens de cette espĂšce se procurent une vĂ©ritable jouissance en acquĂ©rant un savoir qui Ă©quivaut Ă  une vĂ©ritable science et que leur fiertĂ© Ă©lĂšve au rang d’une satisfaction esthĂ©tique D’ailleurs cette science a ses attraits. J’ai connu des savants, des Ă©crivains, des poĂštes, des hommes politiques qui y ont puisĂ© une vertu d’apaisement, qui en ont fait le but de leur vie et qui lui ont dĂ» les seuls succĂšs de leur carriĂšre.
Pendant le colloque, le jeune homme brun bĂąillait, jetait des regards dĂ©sƓuvrĂ©s par la fenĂȘtre et semblait impatient d’arriver. Son extrĂȘme distraction tournait Ă  l’anxiĂ©tĂ© et Ă  l’extravagance : parfois, il regardait sans voir, Ă©coutait sans entendre et, s’il lui arrivait de rire, il ne se rappelait plus le motif de sa gaĂźtĂ©.
– Mais permettez, avec qui ai-je l’honneur
 ? demanda soudain l’homme au visage bourgeonnĂ© en se tournant vers le propriĂ©taire du petit paquet.
– Je suis le prince LĂ©on NicolaĂŻĂ©vitch Muichkine, rĂ©pondit le jeune homme avec beaucoup d’empressement.
– Le prince Muichkine ? LĂ©on NicolaĂŻĂ©vitch ? Connais pas. Je n’en ai mĂȘme pas entendu parler, rĂ©pliqua le tchinovnik d’un air songeur. Ce n’est pas le nom qui m’étonne. C’est un nom historique ; on le trouve ou on doit le trouver dans l’Histoire de Karamzine[7]. Je parle de votre personne et je crois bien, au surplus, qu’on ne rencontre plus aujourd’hui nulle part de prince de ce nom ; le souvenir s’en est Ă©teint.
– Oh je crois bien ! reprit aussitĂŽt le prince : il n’existe plus aucun prince Muichkine en dehors de moi ; je dois ĂȘtre le dernier de la lignĂ©e. Quant Ă  nos aĂŻeux, c’étaient des gentilshommes-paysans[8]. Mon pĂšre a servi dans l’armĂ©e avec le grade de lieutenant aprĂšs avoir passĂ© par l’école des cadets. À vrai dire, je ne saurais vous expliquer comment la gĂ©nĂ©rale Epantchine se trouve ĂȘtre une princesse Muichkine ; elle aussi, elle est la derniĂšre de son genre

– HĂ© hĂ© ! la derniĂšre de son genre ! quelle drĂŽle de tournure ! dit le tchinovnik en ricanant.
Le jeune homme brun Ă©baucha Ă©galement un sourire. Le prince parut lĂ©gĂšrement Ă©tonnĂ© d’avoir rĂ©ussi Ă  faire un jeu de mot, d’ailleurs assez mauvais.
– Croyez bien que mon intention n’était pas de jouer sur les mots, expliqua-t-il enfin.
– Cela va de soi ; on le voit de reste, acquiesça le tchinovnik devenu hilare.
– Eh bien ! prince, vous avez sans doute Ă©tudiĂ© les sciences pendant votre sĂ©jour chez ce professeur ? demanda soudain le jeune homme brun.
– Oui
 j’ai Ă©tudié 
– Ce n’est pas comme moi, qui n’ai jamais rien appris.
– Pour moi, c’est tout au plus si j’ai reçu quelques bribes d’instruction, fit le prince, comme pour s’excuser. – En raison de mon Ă©tat de santĂ©, on n’a pas jugĂ© possible de me faire faire des Ă©tudes suivies.
– Connaissez-vous les Rogojine ? demanda subitement le jeune homme brun.
– Je ne les connais pas du tout. Je dois vous dire que je connais trùs peu de monde en Russie. Est-ce vous qui portez ce nom ?
– Oui, je m’appelle Rogojine, Parfione.
– Parfione ? Ne seriez-vous pas membre de cette famille des Rogojine qui
, articula le tchinovnik en affectant l’importance.
– Oui, oui, c’est cela mĂȘme, fit le jeune homme brun sur un ton de brusque impatience, pour interrompre l’employĂ© auquel il n’avait pas adressĂ© un mot jusque-lĂ , n’ayant parlĂ© qu’avec le prince.
– Mais
 comment cela se peut-il ? reprit le tchinovnik en Ă©carquillant les yeux avec stupeur, tandis que sa physionomie revĂȘtait une expression d’obsĂ©quiositĂ© et presque d’effroi. – Alors vous seriez parent de ce mĂȘme SĂ©mione Parfionovitch Rogojine, bourgeois honoraire hĂ©rĂ©ditaire[9], qui est mort voici un mois en laissant une fortune de deux millions et demi Ă  ses hĂ©ritiers ?
– D’oĂč tiens-tu qu’il a laissĂ© deux millions de capital net ? riposta le jeune homme brun en lui coupant la parole, mais sans daigner davantage tourner son regard vers lui. Et il ajouta, en s’adressant au prince, avec un clignement d’Ɠil :
– Je vous le demande un peu : quel intĂ©rĂȘt peuvent avoir ces gens-lĂ  Ă  vous aduler avec un pareil empressement ? Il est parfaitement exact que mon pĂšre vient de mourir ; ce qui ne m’empĂȘche pas de retourner chez moi, un mois plus tard, venant de Pskov, dans un Ă©tat de dĂ©nuement tel que c’est tout juste si j’ai une paire de bottes Ă  me mettre. Mon gredin de frĂšre et ma mĂšre ne m’ont envoyĂ© ni argent ni faire part. Rien : j’ai Ă©tĂ© traitĂ© comme un chien. Et je suis restĂ© pendant un long mois Ă  Pskov alitĂ© avec une fiĂšvre chaude.
– N’empĂȘche que vous allez toucher d’un seul coup un bon petit million, et peut-ĂȘtre ce chiffre est-il trĂšs au-dessous de la rĂ©alitĂ© qui vous attend. Ah Seigneur ! s’exclama le tchinovnik en levant les bras au ciel.
– Non, mais qu’est-ce que cela peut bien lui faire, je vous le demande ? rĂ©pĂ©ta Rogojine en dĂ©signant son interlocuteur dans un geste d’énervement et d’aversion. – Sache donc que je ne te donnerai pas un kopek, quand bien mĂȘme tu marcherais sur les mains devant moi.
– Eh bien ! je marcherai quand mĂȘme sur les mains.
– Voyez-vous cela ! Dis-toi bien que je ne te donnerai rien, mĂȘme si tu dansais toute une semaine.
– Libre Ă  toi ! Tu ne me donneras rien et je danserai. Je quitterai ma femme et mes enfants pour danser devant toi, en me rĂ©pĂ©tant Ă  moi-mĂȘme : flatte, flatte

– Fi, quelle bassesse ! dit le jeune homme brun en crachant de dĂ©goĂ»t ; puis il se tourna vers le prince. – Il y a cinq semaines, je me suis enfui de la maison paternelle en n’emportant, comme vous, qu’un petit paquet de hardes. Je me suis rendu Ă  Pskov, chez ma tante, oĂč j’ai attrapĂ© une mauvaise fiĂšvre. C’est pendant ce temps-lĂ  que mon pĂšre est mort d’un coup de sang. Paix Ă  ses cendres, mais c’est tout juste s’il ne m’a pas assommĂ©. Vous me croirez, prince, si vous voulez : Dieu m’est tĂ©moin qu’il m’aurait tuĂ© si je n’avais pris la fuite.
– Vous l’aurez probablement irritĂ© ? insinua le prince, qui examinait le millionnaire en touloupe avec une curiositĂ© particuliĂšre.
Mais, quelque intĂ©rĂȘt qu’il pĂ»t y avoir Ă  entendre l’histoire de cet hĂ©ritage d’un million, l’attention du prince Ă©tait sollicitĂ©e par quelque chose d’autre.
De mĂȘme, si Rogojine Ă©prouvait un plaisir singulier Ă  lier conversation avec le prince, ce plaisir dĂ©rivait d’une impulsion plutĂŽt que d’un besoin d’épanchement ; il semblait s’y adonner plus par diversion que par sympathie, son Ă©tat d’inquiĂ©tude et de nervositĂ© le poussant Ă  regarder n’importe qui et Ă  parler de n’importe quoi. C’était Ă  croire qu’il Ă©tait encore en proie au dĂ©lire, ou tout au moins Ă  la fiĂšvre. Quant au tchinovnik, il n’avait d’yeux que pour Rogojine, osant Ă  peine respirer et recueillant comme un diamant chacune de ses paroles.
– Il est certain qu’il Ă©tait courroucĂ© contre moi, et peut-ĂȘtre n’était-ce pas sans raison, rĂ©pondit Rogojine ; mais c’est surtout mon frĂšre qui l’a montĂ© contre moi. Je ne dis rien de ma mĂšre : c’est une vieille femme toujours plongĂ©e dans la lecture du mĂ©nologe et entourĂ©e de gens de son Ăąge ; si bien que la volontĂ© qui prĂ©vaut chez nous, c’est celle de mon frĂšre S...

Table of contents

  1. Titre
  2. PRÉFACE
  3. Partie 1
  4. Partie 2
  5. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  6. Notes de bas de page