SCĂNE PREMIĂRE
[Un chemin.
Entrent VAN BUCK et VALENTIN, qui frappe Ă une auberge.
VALENTIN.
HolĂ ! hĂ© ! y a-t-il quelquâun ici capable de me faire une commission ?
UN GARĂON, sortant.
Oui, monsieur, si ce nâest pas trop loin ; car vous voyez quâil pleut Ă verse.
VAN BUCK.
Je mây oppose de toute mon autoritĂ©, et au nom des lois du royaume.
VALENTIN.
Connaissez-vous le chĂąteau de Mantes, ici prĂšs ?
LE GARĂON.
Que oui, monsieur ; nous y allons tous les jours. Câest Ă main gauche ; on le voit dâici.
VAN BUCK.
Mon ami, je vous dĂ©fends dây aller, si vous avez quelque notion du bien et du mal.
VALENTIN.
Il y a deux louis Ă gagner pour vous. VoilĂ une lettre pour mademoiselle de Mantes, que vous remettrez Ă sa femme de chambre, et non Ă dâautres, et en secret. DĂ©pĂȘchez-vous et revenez.
LE GARĂON.
Ă monsieur ! nâayez pas peur.
VAN BUCK.
VoilĂ quatre louis si vous refusez.
LE GARĂON.
Ă monseigneur ! il nây a pas de danger.
VALENTIN.
En voilĂ dix ; et si vous nây allez pas, je vous casse ma canne sur le dos !
LE GARĂON.
Ă mon prince ! soyez tranquille ; je serai bientĂŽt revenu.
Il sort.
VALENTIN.
Maintenant, mon oncle, mettons-nous Ă lâabri ; et si vous mâen croyez, buvons un verre de biĂšre. Cette course Ă pied doit vous avoir fatiguĂ©.][ix]
Ils sâassoient sur un banc.
VAN BUCK.
Sois-en certain, je ne te quitterai pas ! jâen jure par lâĂąme de feu mon frĂšre et par la lumiĂšre du soleil. Tant que mes pieds pourront me porter, tant que ma tĂȘte sera sur mes Ă©paules, je mâopposerai Ă cette action infĂąme et Ă ses horribles consĂ©quences.
VALENTIN.
Soyez-en sĂ»r, je nâen dĂ©mordrai pas ; jâen jure par ma juste colĂšre et par la nuit qui me protĂ©gera. Tant que jâaurai du papier et de lâencre, et quâil me restera un louis dans ma poche, je poursuivrai et achĂšverai mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver.
VAN BUCK.
Nâas-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il que tu sois mon sang ? Quoi ! ni le respect pour lâinnocence, ni le sentiment du convenable, ni la certitude de me donner la fiĂšvre, rien nâest capable de te toucher !
VALENTIN.
Nâavez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il que vous soyez mon oncle ? Quoi ! ni lâinsulte que lâon nous fait, ni la maniĂšre dont on nous chasse, ni les injures quâon vous a dites Ă votre barbe, rien nâest capable de vous donner du cĆur !
VAN BUCK.
Encore si tu Ă©tais amoureux ! si je pouvais croire que tant dâextravagances partent dâun motif qui eĂ»t quelque chose dâhumain ! Mais non, tu nâes quâun Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la plus exĂ©crable vengeance est ta seule soif et ton seul amour.
VALENTIN.
Encore si je vous voyais pester ! si je pouvais me dire quâau fond de lâĂąme vous envoyez cette baronne et son monde Ă tous les diables ! Mais non, vous ne craignez que la pluie, vous ne pensez quâau mauvais temps quâil fait, et le soin de vos bas chinĂ©s est votre seule peur et votre seul tourment.
VAN BUCK.
Ah ! quâon a bien raison de dire quâune premiĂšre faute mĂšne Ă un prĂ©cipice ! Qui mâeĂ»t pu prĂ©dire ce matin, lorsque le barbier mâa rasĂ© et que jâai mis mon habit neuf, que je serais ce soir dans une grange, crottĂ© et trempĂ© jusquâaux os ! Quoi ! câest moi ! Dieu juste ! Ă mon Ăąge, il faut que je quitte ma chaise de poste oĂč nous Ă©tions si bien installĂ©s, il faut que je coure Ă la suite dâun fou Ă travers champs en rase campagne ! Il faut que je me traĂźne Ă ses talons, comme un confident de tragĂ©die, et le rĂ©sultat de tant de sueurs sera le dĂ©shonneur de mon nom !
VALENTIN.
Câest au contraire par la retraite que nous pourrions nous dĂ©shonorer, et non par une glorieuse campagne dont nous ne sortirons que vainqueurs. Rougissez, mon oncle Van Buck, mais que ce soit dâune noble indignation. Vous me traitez de Lovelace : oui, par le ciel ! ce nom me convient. Comme Ă lui, on me ferme une porte surmontĂ©e de fiĂšres armoiries ; comme lui, une famille odieuse croit mâabattre par un affront ; comme lui, comme lâĂ©pervier, jâerre et je tournoie aux environs ; mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme Clarisse, la sublime bĂ©gueule, ma bien-aimĂ©e mâappartiendra.
[VAN BUCK.
Ah ciel ! que ne suis-je Ă Anvers, assis devant mon comptoir, sur mon fauteuil de cuir, et dĂ©pliant mon taffetas ! Que mon frĂšre nâest-il mort garçon, au lieu de se marier Ă quarante ans passĂ©s ! Ou plutĂŽt que ne suis-je mort moi-mĂȘme le premier jour que la baronne de Mantes mâa invitĂ© Ă dĂ©jeuner !
VALENTIN.
Ne regrettez que le moment oĂč, par une fatale faiblesse, vous avez rĂ©vĂ©lĂ© Ă cette femme le secret de notre traitĂ©. Câest vous qui avez causĂ© le mal ; cessez de mâinjurier, moi qui le rĂ©parerai. Doutez-vous que cette petite fille, qui cache si bien les billets doux dans les poches de son tablier, ne fĂ»t venue au rendez-vous donnĂ© ? Oui, Ă coup sĂ»r elle y serait venue ; donc elle viendra encore mieux cette fois. Par mon patron ! je me fais une fĂȘte de la voir descendre, en peignoir, en cornette et en petits souliers, de cette grande caserne de briques rouillĂ©es ! Je ne lâaime pas ; mais je lâaimerais, que la vengeance serait la plus forte, et tuerait lâamour dans mon cĆur. Je jure quâelle sera ma maĂźtresse, mais quâelle ne sera jamais ma femme ; il nây a maintenant ni Ă©preuve, ni promesse, ni alternative ; je veux quâon se souvienne Ă jamais dans cette famille du jour oĂč lâon mâen a chassĂ©.
LâAUBERGISTE, sortant de sa maison.
Messieurs, le soleil commence Ă baisser : est-ce que vous ne me ferez pas lâhonneur de dĂźner chez moi ?
VALENTIN.
Si fait : apportez-nous la carte, et faites-nous allumer du feu. DĂšs que votre garçon sera revenu, vous lui direz quâil me donne rĂ©ponse. Allons ! mon oncle, un peu de fermetĂ© ; venez et commandez le dĂźner.
VAN BUCK.
Ils auront du vin dĂ©testable, je connais le pays ; câest un vinaigre affreux.
LâAUBERGISTE.
Pardonnezâmoi ; nous avons du champagne, du chambertin, et tout ce que vous pouvez dĂ©sirer.
VAN BUCK.
En vĂ©ritĂ© ! dans un trou pareil ? câest impossible ; vous nous en imposez.
LâAUBERGISTE.
Câest ici que descendent les messageries, et vous verrez si nous manquons de rien.
VAN BUCK.
Allons ! tĂąchons do...