Le Nabab
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Le docteur Jenkins fournit en perles de jouvence le duc de Mora, haut dignitaire du second Empire. Il lui présente Jansoulet, dit le Nabab. De basse extraction, cet aventurier réalisa sa colossale fortune en Tunisie. De nombreux solliciteurs gravitent autour du Nabab, ce qui indigne son secrétaire, l'honnete Paul de Géry...
Le duc de Mora fut inspiré a Daudet par le duc de Morny, aupres duquel il travailla. Ce roman nous décrit la «vie parisienne» sous le second empire: affaires, politique...

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Information

Chapitre 1 LES MALADES DU DOCTEUR JENKINS.

Debout sur le perron de son petit hĂŽtel de la rue de Lisbonne, rasĂ© de frais, l’Ɠil brillant, la lĂšvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux vaguement grisonnants Ă©pandus sur un vaste collet d’habit, carrĂ©e d’épaules, robuste et sain comme un chĂȘne, l’illustre docteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du MedjidjiĂ© et de l’ordre distinguĂ© de Charles III d’Espagne, membre de plusieurs sociĂ©tĂ©s savantes ou bienfaisantes, prĂ©sident fondateur de l’Ɠuvre de BethlĂ©em, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins Ă  base arsenicale, c’est-Ă -dire le mĂ©decin Ă  la mode de l’annĂ©e 1864, l’homme le plus occupĂ© de Paris, s’apprĂȘtait Ă  monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisĂ©e s’ouvrit au premier Ă©tage sur la cour intĂ©rieure de l’hĂŽtel, et une voix de femme demanda timidement :
« Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? »
Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout Ă  coup cette belle tĂȘte de savant et d’apĂŽtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyĂšrent lĂ -haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derriĂšre les tentures soulevĂ©es comme on devinait bien une de ces passions conjugales tranquilles et sĂ»res, que l’habitude resserre de toute la souplesse et la soliditĂ© de ses liens.
« Non, madame Jenkins
 » Il aimait Ă  lui donner ainsi publiquement son titre d’épouse lĂ©gitime, comme s’il eĂ»t trouvĂ© lĂ  une intime satisfaction, une sorte d’acquit de conscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante
 Non, ne m’attendez pas ce matin. Je dĂ©jeune place VendĂŽme.
« Ah ! oui
 le Nabab », dit la belle Mme Jenkins avec une nuance trĂšs marquĂ©e de respect pour ce personnage des Mille et une Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ; puis, aprĂšs un peu d’hĂ©sitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchota rien que pour le docteur :
« Surtout n’oubliez pas ce que vous m’avez promis. »
C’était vraisemblablement quelque chose de bien difficile Ă  tenir, car au rappel de cette promesse les sourcils de l’apĂŽtre se froncĂšrent, son sourire se pĂ©trifia, toute sa figure prit une expression d’incroyable duretĂ© ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Au chevet de leurs riches malades, ces physionomies de mĂ©decins Ă  la mode deviennent expertes Ă  mentir. Avec son air le plus tendre, le plus cordial, il rĂ©pondit en montrant une rangĂ©e de dents Ă©blouissantes : « Ce que j’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez vite et fermez votre croisĂ©e. Le brouillard est froid ce matin. »
Oui, le brouillard Ă©tait froid, mais blanc comme de la vapeur de neige, et, tendu derriĂšre les glaces du grand coupĂ©, il Ă©gayait de reflets doux le journal dĂ©pliĂ© dans les mains du docteur. LĂ -bas, dans les quartiers populeux, resserrĂ©s et noirs, dans le Paris commerçant et ouvrier, on ne connaĂźt pas cette jolie brume matinale qui s’attarde aux grandes avenues ; de bonne heure l’activitĂ© du rĂ©veil, le va-et-vient des voitures maraĂźchĂšres, des omnibus, des lourds camions secouant leurs ferrailles, l’ont vite hachĂ©e, effiloquĂ©e, Ă©parpillĂ©e. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot rĂąpĂ©, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottĂ©s l’un contre l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les waterproofs jetĂ©s sur les jupes de travail ; elle se fond Ă  toutes les haleines, chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se rĂ©pand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu. VoilĂ  pour quoi il en reste si peu dehors. Mais dans cette portion de Paris espacĂ©e et grandiose, oĂč demeurait la clientĂšle de Jenkins, sur ces larges boulevards plantĂ©s d’arbres, ces quais dĂ©serts, le brouillard planait immaculĂ©, en nappes nombreuses, avec des lĂ©gĂšretĂ©s et des floconnements de ouate. C’était fermĂ©, discret, presque luxueux, parce que le soleil derriĂšre cette paresse de son lever commençait Ă  rĂ©pandre des teintes doucement pourprĂ©es, qui donnaient Ă  la brume enveloppant jusqu’au faĂźte les hĂŽtels alignĂ©s l’aspect d’une mousseline blanche jetĂ©e sur des Ă©toffes Ă©carlates. On aurait dit un grand rideau abritant le sommeil tardif et lĂ©ger de la fortune, Ă©pais rideau oĂč rien ne s’entendait que le battement discret d’une porte cochĂšre, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelots d’un troupeau d’ñnesses passant au grand trot suivies du souffle court et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupĂ© de Jenkins commençant sa tournĂ©e de chaque jour.
D’abord Ă  l’hĂŽtel de Mora. C’était, sur le quai d’Orsay tout Ă  cĂŽtĂ© de l’ambassade d’Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite aux siennes, un magnifique palais ayant son entrĂ©e principale rue de Lille et une porte sur le bord de l’eau. Entre deux hautes murailles revĂȘtues de lierre, reliĂ©es entre elles par d’imposants arcs de voĂ»te, le coupĂ© fila comme une flĂšche, annoncĂ© par deux coups d’un timbre retentissant qui tirĂšrent Jenkins de l’extase oĂč la lecture de son journal semblait l’avoir plongĂ©. Puis les roues amortirent leur bruit sur le sable d’une vaste cour et s’arrĂȘtĂšrent, aprĂšs un Ă©lĂ©gant circuit, contre le perron de l’hĂŽtel, surmontĂ© d’une large marquise en rotonde. Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de voitures rangĂ©es en ligne, et le long d’une avenue d’acacias, tout secs en cette saison et nus dans leur Ă©corce, les silhouettes de palefreniers anglais promenant Ă  la main les chevaux de selle du duc. Tout rĂ©vĂ©lait un luxe ordonnĂ©, reposĂ©, grandiose et sĂ»r.
« J’ai beau venir matin, d’autres arrivent toujours avant moi », se dit Jenkins en voyant la file oĂč son coupĂ© prenait place ; mais, certain de ne pas attendre, il gravit, la tĂȘte haute, d’un air d’autoritĂ© tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant d’ambitions frĂ©missantes, d’inquiĂ©tudes aux pieds trĂ©buchants.
DĂšs l’antichambre, Ă©levĂ©e et sonore comme une Ă©glise et que deux grands feux de bois, en dĂ©pit des calorifĂšres brĂ»lant nuit et jour, emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe de cet intĂ©rieur arrivait par bouffĂ©es tiĂšdes et capiteuses. Cela tenait Ă  la fois de la serre et de l’étuve. Beaucoup de chaleur dans de la clartĂ© ; des boiseries blanches, des marbres blancs, des fenĂȘtres immenses, rien d’étouffĂ© ni d’enfermĂ©, et pourtant une atmosphĂšre Ă©gale faite pour entourer quelque existence rare, affinĂ©e et nerveuse. Jenkins s’épanouissait Ă  ce soleil factice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mes enfants » le suisse poudrĂ©, au large baudrier d’or, les valets de pied en culotte courte, livrĂ©e or et bleu tous debout pour lui faire honneur, effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et de cabrioles, et s’élançait en sifflotant sur l’escalier de marbre clair rembourrĂ© d’un tapis Ă©pais comme une pelouse, conduisant aux appartements du duc. Depuis six mois qu’il venait Ă  l’hĂŽtel de Mora, le bon docteur ne s’était pas encore blasĂ© sur l’impression toute physique de gaietĂ©, de lĂ©gĂšretĂ© que lui causait l’air de cette maison.
Quoiqu’on fĂ»t chez le premier fonctionnaire de l’Empire, rien ne sentait ici l’administration ni ses cartons de paperasses poudreuses. Le duc n’avait consenti Ă  accepter ses hautes dignitĂ©s de ministre d’État, prĂ©sident du conseil, qu’à la condition de ne pas quitter son hĂŽtel ; il n’allait au ministĂšre qu’une heure ou deux par jour, le temps de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans sa chambre Ă  coucher. En ce moment, malgrĂ© l’heure matinale, le salon Ă©tait plein. On voyait lĂ  des figures graves, anxieuses, des prĂ©fets de province aux lĂšvres rases, aux favoris administratifs, un peu moins arrogants dans cette antichambre que lĂ -bas dans leurs prĂ©fectures, des magistrats, l’air austĂšre, sobres de gestes, des dĂ©putĂ©s aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers cossus et rustiques, parmi lesquels se dĂ©tachait çà et lĂ  la grĂȘle tournure ambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller de prĂ©fecture, en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout, assis, groupĂ©s ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard cette haute porte fermĂ©e sur leur dessin, par laquelle ils sortiraient tout Ă  l’heure triomphants ou la tĂȘte basse. Jenkins traversa la foule rapidement, et chacun suivait d’un Ɠil d’envie ce nouveau venu que l’huissier Ă  chaĂźne, correct et glacial, assis devant une table Ă  cĂŽtĂ© de la porte accueillait d’un petit sourire Ă  la fois respectueux et familier.
« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre du duc.
Du bout des lĂšvres, non sans un frisement d’Ɠil lĂ©gĂšrement ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu, aurait indignĂ© tous ces hauts personnages attendant depuis une heure que le costumier de l’OpĂ©ra eĂ»t terminĂ© son audience.
Un bruit de voix, un jet de lumiùre
 Jenkins venait d’entrer chez le duc ; il n’attendait jamais, lui.
Debout, le dos Ă  la cheminĂ©e, serrĂ© dans une veste en fourrure bleue dont les douceurs de reflet affinaient une tĂȘte Ă©nergique et hautaine, le prĂ©sident du conseil faisait dessiner sous ses yeux un costume de pierrette que la duchesse porterait Ă  son prochain bal, et donnait ses indications avec la mĂȘme gravitĂ© que s’il eĂ»t dictĂ© un projet de loi.
« Ruchez la fraise trĂšs fin et ne ruchez pas les manchettes
 Bonjour, Jenkins
 Je suis Ă  vous. »
Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont les croisĂ©es, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine, encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d’arbres noirs comme tracĂ©s Ă  l’encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large lit trĂšs bas, Ă©levĂ© de quelques marches, deux ou trois petits paravents de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussĂ©e jusqu’à l’excĂšs, des siĂšges divers, chaises longues, chauffeuses, rĂ©pandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou voluptueuse, composaient l’ameublement de cette chambre cĂ©lĂšbre oĂč se traitent les plus graves questions et aussi les plus lĂ©gĂšres avec le mĂȘme sĂ©rieux d’intonation. Au mur, un beau portrait de la duchesse ; sur la cheminĂ©e, un buste du duc Ɠuvre de FĂ©licia Ruys, qui avait eu au rĂ©cent Salon les honneurs d’une premiĂšre mĂ©daille.
« Eh bien ! Jenkins, comment va, ce matin ? dit l’Excellence en s’approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de modes, Ă©pars sur tous les fauteuils.
– Et vous, mon cher duc ? Je vous ai trouvĂ© un peu pĂąle hier soir aux VariĂ©tĂ©s.
– Allons donc ! Je ne me suis jamais si bien porté  Vos perles me font un effet du diable
 Je me sens une vivacitĂ©, une verdeur
 Quand je pense comme j’étais fourbu il y a six mois. »
Jenkins, sans rien dire, avait appuyĂ© sa grosse tĂȘte sur la fourrure du ministre d’État, Ă  l’endroit oĂč le cƓur bat chez le commun des hommes. Il Ă©couta un moment pendant que l’Excellence continuait Ă  parler sur le ton indolent, excĂ©dĂ©, qui faisait un des caractĂšres de sa distinction.
« Avec qui Ă©tiez-vous donc, docteur, hier soir ? Ce grand Tartare bronzĂ© qui riait si fort sur le devant de votre avant-scĂšne ?

– C’était le Nabab, monsieur le duc
 Ce fameux Jansoulet, dont il est tant question en ce moment.
– J’aurais dĂ» m’en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices ne jouaient que pour lui
 Vous le connaissez ? Quel homme est-ce ?
– Je le connais
 C’est-Ă -dire je le soigne
 Merci mon cher duc, j’ai fini. Tout va bien par là
 En arrivant Ă  Paris, il y a un mois, le changement de climat l’avait un peu Ă©prouvĂ©. Il m’a fait appeler, et depuis m’a pris en grande amitié  Ce que je sais de lui, c’est qu’il a une fortune colossale, gagnĂ©e Ă  Tunis, au service du bey, un cƓur loyal, une Ăąme gĂ©nĂ©reuse, oĂč les idĂ©es d’humanitĂ©.
– À Tunis ?
 interrompit le duc fort peu sentimental et humanitaire de sa nature
 Alors, pourquoi ce nom de Nabab ?
– Bah ! les Parisiens n’y regardent pas de si prĂšs
 Pour eux, tout riche Ă©tranger est un nabab, n’importe d’oĂč il vienne !
 Celui-ci du reste a bien le physique de l’emploi, un teint cuivrĂ©, des yeux de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne crains pas de le dire, l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est Ă  lui que je dois, – ici le docteur prit un air modeste – que je dois d’avoir enfin pu constituer l’Ɠuvre de BethlĂ©em pour l’allaitement des enfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout Ă  l’heure, le Messager, je crois, appelle « la grande pensĂ©e philanthropique du siĂšcle. »
Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait. Ce n’était pas celui-lĂ  qu’on prenait avec des phrases de rĂ©clame.
« Il faut qu’il soit trĂšs riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il commandite le théùtre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses dettes, Bois-l’HĂ©ry lui monte une Ă©curie, le vieux Schwalbach une galerie de tableaux
 C’est de l’argent, tout cela. »
Jenkins se mit Ă  rire :
« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le prĂ©occupez beaucoup, ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme volontĂ© de devenir Parisien, homme du monde, il vous a pris pour modĂšle en tout, et je ne vous cache pas qu’il voudrait bien Ă©tudier son modĂšle de plus prĂšs.
– Je sais, je sais
 Monpavon m’a dĂ©jĂ  demandĂ© de me l’amener
 Mais je veux attendre, je veux voir
 Avec ces grandes fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder
 Mon Dieu, je ne dis pas
 Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au théùtre dans un salon

– Justement Mme Jenkins compte donner une petite fĂȘte le mois prochain. Si vous vouliez nous faire l’honneur

– J’irai trĂšs volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le cas oĂč votre Nabab serait lĂ , je ne m’opposerais pas Ă  ce qu’il me fĂ»t prĂ©sentĂ©. »
À ce moment l’huissier de service entrouvrit la porte.
« M. le ministre de l’IntĂ©rieur est dans le salon bleu
 Il n’a qu’un mot Ă  dire Ă  Son Excellence
 M. le prĂ©fet de police attend toujours en bas, dans la galerie.
– C’est bien, dit le duc, j’y vais
 Mais je voudrais en finir avant avec ce costume. Voyons, pĂšre chose, qu’est-ce que nous dĂ©cidons pour ces ruches ? À revoir docteur
 Rien Ă  faire, n’est-ce pas, que continuer les perles ?
– Continuer les perles », dit Jenkins en saluant, et il sortit, tout radieux des deux bonnes fortunes qui lui arrivaient en mĂȘme temps, l’honneur de recevoir le duc et le plaisir d’obliger son cher Nabab. Dans l’antichambre, la foule des solliciteurs qu’il traversa Ă©tait encore plus nombreuse qu’à son entrĂ©e ; de nouveaux venus s’étaient joints aux patients de la premiĂšre heure, d’autres montaient l’escalier, affairĂ©s et tout pĂąles, et dans la cour, les voitures continuaient Ă  arriver, Ă  se ranger en cercle sur deux rangs, gravement, solennellement, pendant que la question des ruches aux manchettes se discutait lĂ -haut avec non moins de solennitĂ©.
« Au cercle », dit Jenkins à son cocher.
Le coupĂ© roula le long des quais, repassa les ponts, gagna la place de la Concorde, qui n’avait dĂ©jĂ  plus le mĂȘme aspect que tout Ă  l’heure. Le brouillard s’écartait vers le Garde-Meuble et le temple grec de la Madeleine, laissant deviner çà et lĂ  l’aigrette blanche d’un jet d’eau, l’arcade d’un palais, le haut d’une statue, les massifs des Tuileries, groupĂ©s frileusement prĂšs des grilles. Le voile non soulevĂ©, mais dĂ©chirĂ© par places, dĂ©couvrait des fragments d’horizon ; et l’on voyait sur l’avenue menant Ă  l’Arc de Triomphe, des breaks passer au grand trot chargĂ©s de cochers et de maquignons, des dragons de l’impĂ©ratrice, des guides chamarrĂ©s et couverts de fourrures s’en aller deux par deux en longues files, avec un cliquetis de mors, d’éperons, des Ă©brouements de chevaux frais, tout cela s’éclairant d’un soleil encore invisible, sortant du vague de l’air, y rentrant par masses, comme une vision rapide du luxe matinal de ce quartier.
Jenkins descendit Ă  l’angle de la rue Royale. Du haut en bas de la grande maison de jeu, les domestiques circulaient, secouant les tapis, aĂ©rant les salons oĂč flottait la buĂ©e des cigares, oĂč des monceaux de cendre fine tout embrasĂ©e s’écroulaient au fond des cheminĂ©es, tandis que sur les tables vertes, encore frĂ©missantes des parties de la nuit, brĂ»laient quelques flambeaux d’argent dont la flamme montait toute droite dans la lumiĂšre blafarde du grand jour. Le bruit, le va-et-vient s’arrĂȘtaient au troisiĂšme Ă©tage, oĂč quelques membres du cercle avaient leur appartement. De ce nombre Ă©tait le marquis de Monpavon, chez qui Jenkins se rendait.
« Comment ! c’est vous, docteur ?
 Diable emporte !
 Quelle heure est-il donc ?
 Suis pas visible.
– Pas mĂȘme pour le mĂ©decin ?
– Oh ! pour personne
 Question de tenue, mon cher
 C’est Ă©gal, entrez tout de mĂȘme
 Chaufferez les pieds un moment pendant que Francis finit de me coiffer. »
Jenkins pĂ©nĂ©tra dans la chambre Ă  coucher, banale comme tous les garnis, et s’approcha du feu sur lequel chauffaient des fers Ă  friser de toutes les dimensions, tandis que dans le laboratoire Ă  cĂŽtĂ©, sĂ©parĂ© de la chambre par une tenture algĂ©rienne, le marquis de Monpavon s’abandonnait ...

Table of contents

  1. Titre
  2. PRÉFACE.
  3. Chapitre 1 - LES MALADES DU DOCTEUR JENKINS.
  4. Chapitre 2 - UN DÉJEUNER PLACE VENDÔME.
  5. Chapitre 3 - MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – SIMPLE COUP D’ƒIL JETÉ SUR LA CAISSE TERRITORIALE.
  6. Chapitre 4 - UN DÉBUT DANS LE MONDE.
  7. Chapitre 5 - LA FAMILLE JOYEUSE.
  8. Chapitre 6 - FÉLICIA RUYS.
  9. Chapitre 7 - JANSOULET CHEZ LUI.
  10. Chapitre 8 - L’ƒUVRE DE BETHLÉEM.
  11. Chapitre 9 - BONNE-MAMAN.
  12. Chapitre 10 - MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – LES DOMESTIQUES !
  13. Chapitre 11 - LES FÊTES DU BEY.
  14. Chapitre 12 - UNE ÉLECTION CORSE.
  15. Chapitre 13 - UN JOUR DE SPLEEN.
  16. Chapitre 14 - L’EXPOSITION.
  17. Chapitre 15 - MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – À L’ANTICHAMBRE.
  18. Chapitre 16 - UN HOMME PUBLIC.
  19. Chapitre 17 - L’APPARITION.
  20. Chapitre 18 - LES PERLES JENKINS.
  21. Chapitre 19 - LES FUNÉRAILLES.
  22. Chapitre 20 - LA BARONNE HEMERLINGUE.
  23. Chapitre 21 - LA SÉANCE.
  24. Chapitre 22 - DRAMES PARISIENS.
  25. Chapitre 23 - MÉMOIRES D’UN GARÇON DE BUREAU. – DERNIERS FEUILLETS.
  26. Chapitre 24 - À BORDIGHERA.
  27. Chapitre 25 - LA PREMIÈRE DE RÉVOLTE.
  28. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  29. Notes de bas de page