Les Confessions
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Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau est une autobiographie publiée à titre posthume.
Le titre des Confessions a sans doute été choisi en référence aux Confessions de Saint-Augustin, publiées au IVe siècle après Jésus Christ. Rousseau, qui était protestant, accomplit ainsi un acte sans valeur religieuse à proprement parler, mais doté d'une forte connotation symbolique: celui de l'aveu des pêchés, de la confession. On reproche souvent à Rousseau la prétention extrême présente dans certains extraits des « Confessions » et dissimulée sous une apparente humilité, mais passer outre à la première lecture est nécessaire pour accéder au second niveau de l'œuvre, qui reste un chef d'œuvre de la littérature française.
Composé de 12 livres, « Les Confessions » de Rousseau sont considérées comme la première véritable autobiographie. La première partie de l'œuvre (livres i à vi) a été publiée en 1782 et la seconde (livres vii à xii) en 1789.

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Information

Publisher
Booklassic
eBook ISBN
9789635237418

Livre IX

L'impatience d'habiter l'Ermitage ne me permit pas d'attendre le retour de la belle saison; et sitôt que mon logement fut prêt, je me hâtai de m'y rendre, aux grandes huées de la coterie holbachique, qui prédisait hautement que je ne supporterais pas trois mois de solitude, et qu'on me verrait dans peu revenir avec ma courte honte, vivre comme eux à Paris. Pour moi, qui depuis quinze ans hors de mon élément, me voyais près d'y rentrer, je ne faisais pas même attention à leurs plaisanteries. Depuis que je m'étais, malgré moi, jeté dans le monde, je n'avais cessé de regretter mes chères Charmettes, et la douce vie que j'y avais menée. Je me sentais fait pour la retraite et la campagne; il m'était impossible de vivre heureux ailleurs: à Venise, dans le train des affaires publiques, dans la dignité d'une espèce de représentation, dans l'orgueil des projets d'avancement; à Paris, dans le tourbillon de la grande société, dans la sensualité des soupers, dans l'éclat des spectacles, dans la fumée de la gloriole, toujours mes bosquets, mes ruisseaux, mes promenades solitaires, venaient, par leur souvenir, me distraire, me contrister, m'arracher des soupirs et des désirs. Tous les travaux auxquels j'avais pu m'assujettir, tous les projets d'ambition, qui, par accès, avaient animé mon zèle, n'avaient d'autre but que d'arriver un jour à ces bienheureux loisirs champêtres, auxquels en ce moment je me flattais de toucher. Sans m'être mis dans l'honnête aisance que j'avais cru seule pouvoir m'y conduire, je jugeais, par ma situation particulière, être en état de m'en passer, et pouvoir arriver au même but par un chemin tout contraire. Je n'avais pas un sou de rente: mais j'avais un nom, des talents; j'étais sobre, et je m'étais ôté les besoins les plus dispendieux, tous ceux de l'opinion. Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je voulais l'être; et ma paresse était moins celle d'un fainéant, que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure. Mon métier de copiste de musique n'était ni brillant ni lucratif; mais il était sûr. On me savait gré dans le monde d'avoir eu le courage de le choisir. Je pouvais compter que l'ouvrage ne me manquerait pas, et il pouvait me suffire pour vivre, en bien travaillant. Deux mille francs qui me restaient du produit du Devin du village et de mes autres écrits, me faisaient une avance pour n'être pas à l'étroit; et plusieurs ouvrages que j'avais sur le métier me promettaient, sans rançonner les libraires, des suppléments suffisants pour travailler à mon aise, sans m'excéder, et même en mettant à profit les loisirs de la promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s'occupaient utilement, n'était pas d'un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins et à mes désirs, pouvaient raisonnablement me promettre une vie heureuse et durable dans celle que mon inclination m'avait fait choisir.
J'aurais pu me jeter tout à fait du côté le plus lucratif; et au lieu d'asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits qui, du vol que j'avais pris et que je me sentais en état de soutenir, pouvaient me faire vivre dans l'abondance et même dans l'opulence, pour peu que j'eusse voulu joindre des manœuvres d'auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentais qu'écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent, qui était moins dans ma plume que dans mon cœur, et né uniquement d'une façon de penser élevée et fière, qui seul pouvait le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d'une plume toute vénale. La nécessité, l'avidité peut-être, m'eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m'eût pas plongé dans les cabales, il m'eût fait chercher à dire moins des choses utiles et vraies, que des choses qui plussent à la multitude; et d'un auteur distingué que je pouvais être, je n'aurais été qu'un barbouilleur de papier. Non, non: j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable, qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetais mes livres dans le public avec la certitude d'avoir parlé pour le bien commun, sans aucun souci du reste. Si l'ouvrage était rebuté, tant pis pour ceux qui n'en voulaient pas profiter. Pour moi, je n'avais pas besoin de leur approbation pour vivre. Mon métier pouvait me nourrir, si mes livres ne se vendaient pas; et voilà précisément ce qui les faisait vendre.
Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n'y plus habiter, car je ne compte pas pour habitation quelques courts séjours que j'ai faits depuis, tant à Paris qu'à Londres et dans d'autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. Madame d'Épinay vint nous prendre tous trois dans son carrosse; son fermier vint charger mon petit bagage, et je fus installé dès le même jour. Je trouvai ma petite retraite arrangée et meublée simplement, mais proprement, et même avec goût. La main qui avait donné ses soins à cet ameublement le rendait à mes yeux d'un prix inestimable, et je trouvais délicieux d'être l'hôte de mon amie, dans une maison de mon choix, qu'elle avait bâtie exprès pour moi.
Quoiqu'il fît froid et qu'il y eût même encore de la neige, la terre commençait à végéter; on voyait des violettes et des primevères, les bourgeons des arbres commençaient à poindre, et la nuit même de mon arrivée fut marquée par le premier chant du rossignol, qui se fit entendre presque à ma fenêtre, dans un bois qui touchait la maison. Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m'écriai dans mon transport: Enfin tous mes vœux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer à l'impression des objets champêtres dont j'étais entouré. Au lieu de commencer à m'arranger dans mon logement, je commençai par m'arranger pour mes promenades, et il n'y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n'eusse parcouru dès le lendemain. Plus j'examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu'on ne trouve guère auprès des villes; et jamais, en s'y trouvant transporté tout d'un coup, on n'eût pu se croire à quatre lieues de Paris.
Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j'avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon: car n'ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio, je n'étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J'avais plusieurs écrits commencés; j'en fis la revue. J'étais assez magnifique en projets; mais dans les tracas de la ville, l'exécution jusqu'alors avait marché lentement. J'y comptais mettre un peu plus de diligence quand j'aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente; et, pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l'on compte et mesure les écrits que j'ai faits dans les six ans que j'ai passés tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, l'on trouvera, je m'assure, que si j'ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté.
Des divers ouvrages que j'avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps, dont je m'occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le sceau à ma réputation, était mes Institutions politiques. Il y avait treize à quatorze ans que j'en avais conçu la première idée, lorsque, étant à Venise, j'avais eu quelque occasion de remarquer les défauts de ce gouvernement si vanté. Depuis lors mes vues s'étaient beaucoup étendues par l'étude historique de la morale. J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait que ce que la nature de son gouvernement le ferait être; ainsi cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire à celle-ci: Quelle est la nature du gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le meilleur enfin, à prendre ce mot dans son plus grand sens? J'avais cru voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si même elle en était différente: Quel est le gouvernement qui, par sa nature, se tient toujours le plus près de la loi? De là, qu'est-ce que la loi? et une chaîne de questions de cette importance. Je voyais que tout cela me menait à de grandes vérités, utiles au bonheur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie, où je n'avais pas trouvé, dans le voyage que je venais d'y faire, les notions des lois et de la liberté assez justes ni assez nettes, à mon gré; et j'avais cru cette manière indirecte de les leur donner la plus propre à ménager l'amour-propre de ses membres, et à me faire pardonner d'avoir pu voir là-dessus un peu plus loin qu'eux.
Quoiqu'il y eût déjà cinq ou six ans que je travaillais à cet ouvrage, il n'était encore guère avancé. Les livres de cette espèce demandent de la méditation, du loisir, de la tranquillité. De plus, je faisais celui-là, comme on dit, en bonne fortune, et je n'avais voulu communiquer mon projet à personne, pas même à Diderot. Je craignais qu'il ne parût trop hardi pour le siècle et le pays où j'écrivais, et que l'effroi de mes amis ne me gênât dans l'exécution. J'ignorais encore s'il serait fait à temps, et de manière à pouvoir paraître de mon vivant. Je voulais pouvoir, sans contrainte, donner à mon sujet tout ce qu'il me demandait; bien sûr que, n'ayant point l'humeur satirique, et ne voulant jamais chercher d'application, je serais toujours irrépréhensible en toute équité. Je voulais user pleinement sans doute du droit de penser, que j'avais par ma naissance; mais toujours en respectant le gouvernement sous lequel j'avais à vivre, sans jamais désobéir à ses lois; et, très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulais pas non plus renoncer par crainte à ses avantages.
J'avoue même qu'étranger et vivant en France, je trouvais ma position très favorable pour oser dire la vérité; sachant bien que, continuant comme je voulais faire à ne rien imprimer dans l'État sans permission, je n'y devais compte à personne de mes maximes et de leur publication partout ailleurs. J'aurais été bien moins libre à Genève même, où, dans quelque lieu que mes livres fussent imprimés, le magistrat avait droit d'épiloguer sur leur contenu. Cette considération avait beaucoup contribué à me faire céder aux instances de madame d'Épinay, et renoncer au projet d'aller m'établir à Genève. Je sentais, comme je l'ai dit dans l'Émile, qu'à moins d'être homme d'intrigues, quand on veut consacrer des livres au vrai bien de la patrie, il ne faut point les composer dans son sein.
Ce qui me faisait trouver ma position plus heureuse était la persuasion où j'étais que le gouvernement de France, sans peut-être me voir de fort bon oeil, se ferait un honneur, sinon de me protéger, au moins de me laisser tranquille. C'était, ce me semblait, un trait de politique très simple, et cependant très adroite, de se faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvait empêcher; puisque si l'on m'eût chassé de France, ce qui était tout ce qu'on avait droit de faire, mes livres n'auraient pas moins été faits, et peut-être avec moins de retenue; au lieu qu'en me laissant en repos, on gardait l'auteur pour caution de ses ouvrages, et de plus, on effaçait des préjugés bien enracinés dans le reste de l'Europe, en se donnant la réputation d'avoir un respect éclairé pour le droit des gens.
Ceux qui jugeront sur l'événement que ma confiance m'a trompé pourraient bien se tromper eux-mêmes. Dans l'orage qui m'a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c'était à ma personne qu'on en voulait. On se souciait très peu de l'auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques; et le plus grand mal qu'on ait trouvé dans mes écrits était l'honneur qu'ils pouvaient me faire. N'enjambons point sur l'avenir. J'ignore si ce mystère, qui en est encore un pour moi, s'éclaircira dans la suite aux yeux des lecteurs; je sais seulement que, si mes principes manifestés avaient dû m'attirer les traitements que j'ai soufferts, j'aurais tardé moins longtemps à en être la victime, puisque celui de tous mes écrits où ces principes sont manifestés avec le plus de hardiesse, pour ne pas dire d'audace, avait paru avoir fait son effet, même avant ma retraite à l'Ermitage, sans que personne eût songé, je ne dis pas à me chercher querelle, mais à empêcher seulement la publication de l'ouvrage en France, où il se vendait aussi publiquement qu'en Hollande. Depuis lors la Nouvelle Héloïse parut encore avec la même facilité, j'ose dire avec le même applaudissement; et, ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante est exactement la même que celle du Vicaire savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l'Inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans l'Émile était auparavant dans la Julie. Or, ces choses hardies n'excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furent pas elles qui l'excitèrent contre les derniers.
Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet était plus récent, m'occupait davantage en ce moment: c'était l'extrait des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont, entraîné par le fil de ma narration, je n'ai pu parler jusqu'ici. L'idée m'en avait été suggérée, depuis mon retour de Genève, par l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par l'entremise de madame Dupin, qui avait une sorte d'intérêt à me la faire adopter. Elle était une des trois ou quatre jolies femmes de Paris dont le vieux abbé de Saint-Pierre avait été l'enfant gâté; et si elle n'avait pas eu décidément la préférence, elle l'avait partagée au moins avec madame d'Aiguillon. Elle conservait pour la mémoire du bonhomme un respect et une affection qui faisaient honneur à tous deux, et son amour-propre eût été flatté de voir ressusciter par son secrétaire les ouvrages mort-nés de son ami. Ces mêmes ouvrages ne laissaient pas de contenir d'excellentes choses, mais si mal dites, que la lecture en était difficile à soutenir; et il est étonnant que l'abbé de Saint-Pierre, qui regardait ses lecteurs comme de grands enfants, leur parlât cependant comme à des hommes, par le peu de soin qu'il prenait de s'en faire écouter. C'était pour cela qu'on m'avait proposé ce travail comme utile en lui-même, et comme très convenable à un homme laborieux en manœuvre, mais paresseux comme auteur, qui trouvant la peine de penser très fatigante, aimait mieux, en choses de son goût, éclaircir et pousser les idées d'un autre que d'en créer. D'ailleurs, en ne me bornant pas à la fonction de traducteur, il ne m'était pas défendu de penser quelquefois par moi-même; et je pouvais donner telle forme à mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y passeraient sous le manteau de l'abbé de Saint-Pierre, encore plus heureusement que sous le mien. L'entreprise, au reste, n'était pas légère; il ne s'agissait de rien moins que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins de longueurs, de redites, de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en fallait pêcher quelques-unes, grandes, belles, et qui donnaient le courage de supporter ce pénible travail. Je l'aurais moi-même souvent abandonné, si j'eusse honnêtement pu m'en dédire, mais en recevant les manuscrits de l'abbé, qui me furent donnés par son neveu le comte de Saint-Pierre, à la sollicitation de Saint-Lambert, je m'étais en quelque sorte engagé d'en faire usage, et il fallait ou les rendre, ou tâcher d'en tirer parti. C'était dans cette dernière intention que j'avais apporté ces manuscrits à l'Ermitage, et c'était là le premier ouvrage auquel je comptais donner mes loisirs.
J'en méditais un troisième, dont je devais l'idée à des observations faites sur moi-même; et je me sentais d'autant plus de courage à l'entreprendre, que j'avais lieu d'espérer de faire un livre vraiment utile aux hommes, et même un des plus utiles qu'on pût leur offrir, si l'exécution répondait dignement au plan que je m'étais tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes, et semblent se transformer en des hommes tout différents. Ce n'était pas pour établir une chose aussi connue que je voulais faire un livre; j'avais un objet plus neuf et même plus important: c'était de chercher les causes de ces variations, et de m'attacher à celles qui dépendaient de nous, pour montrer comment elles pouvaient être dirigées par nous-mêmes, pour nous rendre meilleurs et plus sûrs de nous. Car il est, sans contredit, plus pénible à l'honnête homme de résister à des désirs déjà tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier ces mêmes désirs dans leur source, s'il était en état d'y remonter. Un homme tenté résiste une fois parce qu'il est fort, et succombe une autre fois parce qu'il est faible; s'il eût été le même qu'auparavant, il n'aurait pas succombé.
En sondant en moi-même, et en recherchant dans les autres à quoi tenaient ces diverses manières d'être, je trouvai qu'elles dépendaient en grande partie de l'impression antérieure des objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions mêmes, l'effet de ces modifications. Les frappantes et nombreuses observations que j'avais recueillies étaient au-dessus de toute dispute; et par leurs principes physiques elles me paraissaient propres à fournir un régime extérieur, qui, varié selon les circonstances, pouvait mettre ou maintenir l'âme dans l'état le plus favorable à la vertu. Que d'écarts on sauverait à la raison, que de vices on empêcherait de naître, si l'on savait forcer l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent! Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos, tout agit sur notre machine, et sur notre âme par conséquent; tout nous offre mille prises presque assurées, pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer. Telle était l'idée fondamentale dont j'avais déjà jeté l'esquisse sur le papier, et dont j'espérais un effet d'autant plus sûr pour les gens bien nés, qui, aimant sincèrement la vertu, se défient de leur faiblesse, qu'il me paraissait aisé d'en faire un livre agréable à lire, comme il l'était à composer. J'ai cependant bien peu travaillé à cet ouvrage, dont le titre était la Morale sensitive ou le Matérialisme du sage. Des distractions dont on apprendra bientôt la cause m'empêchèrent de m'en occuper, et l'on saura aussi quel fut le sort de mon esquisse, qui tient au mien de plus près qu'il ne semblerait.
Outre tout cela, je méditais depuis quelque temps un système d'éducation, dont madame de Chenonceaux, que celle de son mari faisait trembler pour son fils, m'avait prié de m'occuper. L'autorité de l'amitié faisait que cet objet, quoique moins de mon goût en lui-même, me tenait au cœur plus que tous les autres. Aussi de tous les sujets dont je viens de parler, celui-là est-il le seul que j'aie conduit à sa fin. Celle que je m'étais proposée en y travaillant méritait, ce me semble, à l'auteur, une autre destinée. Mais n'anticipons pas ici sur ce triste sujet. Je ne serai que trop forcé d'en parler dans la suite de cet écrit.
Tous ces divers projets m'offraient des sujets de méditation pour mes promenades: car, comme je crois l'avoir dit, je ne puis méditer qu'en marchant; sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds. J'avais cependant eu la précaution de me pourvoir aussi d'un travail de cabinet pour les jours de pluie. C'était mon Dictionnaire de musique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, rendaient l'ouvrage nécessaire à reprendre presque à neuf. J'apportais quelques livres, dont j'avais besoin pour cela; j'avais passé deux mois à faire l'extrait de beaucoup d'autres, qu'on me prêtait à la bibliothèque du Roi, et dont on me permit même d'emporter quelques-uns à l'Ermitage. Voilà mes provisions pour compiler au logis, quand le temps ne me permettait pas de sortir, et que je m'ennuyais de ma copie. Cet arrangement me convenait si bien, que j'en tirai parti tant à l'Ermitage qu'à Montmorency, et même ensuite à Motiers, où j'achevai ce travail tout en en faisant d'autres, et trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage est un véritable délassement.
Je suivis assez exactement, pendant quelque temps, la distribution que je m'étais prescrite, et je m'en trouvais très bien; mais quand la belle saison ramena plus fréquemment madame d'Épinay à Épinay ou à la Chevrette, je trouvai que des soins qui d'abord ne me coûtaient pas, mais que je n'avais pas mis en ligne de compte, dérangeaient beaucoup mes autres projets. J'ai déjà dit que madame d'Épinay avait des qualités très aimables: elle aimait bien ses amis, elle les servait avec beaucoup de zèle; et, n'épargnant pour eux ni son temps ni ses soins, elle méritait assurément bien qu'en retour ils eussent des attentions pour elle. Jusqu'alors j'avais rempli ce devoir sans songer que c'en était un; mais enfin je compris que je m'étais chargé d'une chaîne, dont l'amitié seule m'empêchait de sentir le poids: j'avais aggravé ce poids par ma répugnance pour les sociétés nombreuses. Madame d'Épinay s'en prévalut pour me faire une proposition qui paraissait m'arranger, et qui l'arrangeait davantage: c'était de me faire avertir toutes les fois qu'elle serait seule, ou à peu près. J'y consentis, sans voir à quoi je m'engageais. Il s'ensuivit de là que je ne lui faisais plus de visite à mon heure, mais à la sienne et que je n'étais jamais sûr de pouvoir disposer de moi-même un seul jour. Cette gêne altéra beaucoup le plaisir que j'avais pris jusqu'alors à l'aller voir. Je trouvai que cette liberté qu'elle m'avait tant promise ne m'était donnée qu'à condition de ne m'en prévaloir jamais; et pour une fois ou deux que j'en voulus essayer, il y eut tant de messages, tant de billets, tant d'alarmes sur ma santé que je vis bien qu'il n'y avait que l'excuse d'être à plat de lit qui pût me dispenser de courir à son premier mot. Il fallait me soumettre à ce joug; je le fis, et même assez volontiers pour un aussi grand ennemi de la dépendance, l'attachement sincère que j'avais pour elle m'empêchant en grande partie de sentir le lien qui s'y joignait. Elle remplissait ainsi tant bien que mal les vides que l'absence de sa cour ordinaire laissait dans ses amusements. C'était pour elle un supplément bien mince, mais qui valait encore mieux qu'une solitude absolue, qu'elle ne pouvait supporter. Elle avait cependant de quoi la remplir bien plus aisément depuis qu'elle avait voulu tâter de la littérature, et qu'elle s'était fourré dans la tête de faire bon gré mal gré des romans, des lettres, des comédies, des contes, et d'autres fadaises comme cela. Mais ce qui l'amusait n'était pas tant de les écrire que de les lire; et s'il lui arrivait de barbouiller de suite deux ou trois pages, il fallait qu'elle fût sûre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immense travail. Je n'avais guère l'honneur d'être au nombre des élus, qu'à la faveur de quelque autre. Seul, j'étais presque toujours compté pour rien en toute chose; et cela non seulement d...

Table of contents

  1. Titre
  2. Livre I
  3. Livre II
  4. Livre III
  5. Livre IV
  6. Livre V
  7. Livre VI
  8. Livre VII
  9. Livre VIII
  10. Livre IX
  11. Livre X
  12. Livre XI
  13. Livre XII