Le mĂ©tier de la guerre est peu favorable aux talents. Voyez le Carabe, fougueux batailleur parmi la gent insecte. Que sait-il faire ? En industrie, rien ou peu sâen faut. Lâinepte massacreur est nĂ©anmoins superbe en son justaucorps, de richesse inouĂŻe. Il a lâĂ©clat de la pyrite cuivreuse, de lâor, du bronze florentin. Sâil sâhabille de noir, il rehausse le sombre costume par un fulgurant ourlet dâamĂ©thyste. Sur les Ă©lytres, ajustĂ©es en cuirasse, il porte chaĂźnettes de bosselures et de points enfoncĂ©s.
De belle prestance dâailleurs, svelte, serrĂ© Ă la taille, le Carabe est la gloire de nos collections, mais pour le regard seul. Câest un frĂ©nĂ©tique Ă©gorgeur, rien de plus. Ne lui demandons pas davantage. La sagesse antique reprĂ©sentait Hercule, le dieu de la force, avec une tĂȘte dâidiot. Le mĂ©rite nâest pas grand, en effet, sâil se borne Ă la force brutale. Et câest le cas du Carabe.
Ă le voir si richement parĂ©, qui ne dĂ©sirerait trouver en lui un beau sujet dâĂ©tude, digne de lâhistoire, comme les humbles nous en prodiguent ? De ce fĂ©roce fouilleur dâentrailles nâattendons rien de pareil. Son art est de tuer.
Le voir en sa besogne de forban est sans difficultĂ©. Je lâĂ©lĂšve dans une ample voliĂšre avec couche de sable frais. Quelques tessons rĂ©pandus Ă la surface servent dâabri sous roche ; une touffe de gazon implantĂ©e au centre fait bocage et rĂ©jouit lâĂ©tablissement.
Trois espĂšces composent la population : la triviale JardiniĂšreou Carabe dorĂ©, hĂŽte habituel des jardins ; le Procuste coriace, sombre et puissant explorateur des fourrĂ©s herbeux au pied des murailles ; le rare Carabe pourprĂ©, qui ceint de violet mĂ©tallique lâĂ©bĂšne de ses Ă©lytres. Je les nourris avec des escargots dont jâenlĂšve en partie la coquille.
Blottis dâabord pĂȘle-mĂȘle sous les tessons, les Carabes accourent au misĂ©rable, qui dĂ©sespĂ©rĂ©ment sort et rentre ses cornes. Ils sont trois Ă la fois, ils sont quatre, cinq, Ă lui dĂ©vorer en premier lieu le bourrelet du manteau, tigrĂ© dâatomes calcaires. Câest le morceau prĂ©fĂ©rĂ©. De leurs mandibules, solides tenailles, ils happent au milieu de lâĂ©cume ; ils tiraillent, ils arrachent un lambeau et se retirent Ă lâĂ©cart pour le dĂ©glutir Ă lâaise.
Cependant les pattes, ruisselantes de viscositĂ©, engluent des grains de sable et se chaussent de lourdes guĂȘtres, fort embarrassantes, auxquelles lâinsecte nâaccorde attention. Tout alourdi, embourbĂ©, il revient en trĂ©buchant Ă la proie, prĂ©lĂšve un autre morceau. Il songera plus tard Ă se lustrer les bottes. Dâautres ne bougent, se gorgent sur place, tout lâavant du corps noyĂ© dans lâĂ©cume. La ripaille dure des heures entiĂšres. Les attablĂ©s ne quittent la piĂšce que lorsque le ventre distendu soulĂšve le toit des Ă©lytres et montre Ă dĂ©couvert les nuditĂ©s du croupion.
Plus amis des recoins tĂ©nĂ©breux, les Procustes font bande Ă part. Ils entraĂźnent lâescargot dans leur repaire, sous lâabri dâun tesson, et lĂ , paisiblement, en commun, dĂ©pĂšcent le mollusque. Ils affectionnent la limace, dâĂ©quarrissage plus aisĂ© que le colimaçon, dĂ©fendu par son test ; ils estiment morceau friand la Testacelle, qui porte tout au bout postĂ©rieur de lâĂ©chine une Ă©caille calcaire, contournĂ©e en bonnet phrygien. La venaison est de chair plus ferme, moins affadie par la bave.
Se repaĂźtre en glouton dâun escargot que jâai moi-mĂȘme privĂ© de protection en lui brisant la coquille, nâa rien dont puisse se glorifier un belliqueux ; mais voici oĂč se rĂ©vĂšle lâaudace du Carabe. Ă la JardiniĂšre, mise en appĂ©tit par un jeĂ»ne de quelques jours, je prĂ©sente le Hanneton des pins, dans sa pleine vigueur. Câest un colosse Ă cĂŽtĂ© du Carabe dorĂ© ; câest un bĆuf en face du loup.
La bĂȘte de proie rĂŽde autour du pacifique, choisit son moment. Elle sâĂ©lance, recule hĂ©sitante, revient Ă la charge. Voici le gĂ©ant culbutĂ©. Incontinent lâautre lui ronge, lui fouille le ventre. Si cela se passait dans un monde de titre plus Ă©levĂ©, ce serait un spectacle Ă donner la chair de poule que celui du Carabe plongeant Ă demi dans le gros Hanneton et lui extirpant les entrailles.
Je soumets lâĂ©ventreur Ă curĂ©e plus difficultueuse. La proie est, cette fois, lâOrycte nasicorne, le robuste RhinocĂ©ros, gĂ©ant invincible, dirait-on, sous le couvert de son armure. Mais le vĂ©nateur connaĂźt le point faible du bardĂ© de corne, la peau fine dĂ©fendue par les Ă©lytres. Ă force dâassauts, repris par lâagresseur aussitĂŽt que repoussĂ©s par lâassailli, le Carabe parvient Ă soulever un peu la cuirasse et Ă glisser la tĂȘte par-dessous. Du moment que les pinces ont fait entaille dans la peau vulnĂ©rable, le RhinocĂ©ros est perdu. Il ne restera bientĂŽt du colosse quâune lamentable carcasse vide.
Qui désirerait lutte plus atroce, doit la demander au Calosome sycophante, le plus beau de nos insectes carnassiers, le plus majestueux de costume et de taille. Ce prince des Carabes est le bourreau des chenilles. Les plus robustes de croupe ne lui en imposent pas.
Sa prise de corps avec lâĂ©norme chenille du Grand-Paon est Ă voir une fois ; mais en une sĂ©ance de pareilles horreurs, on est rebutĂ©. Contorsions de la bĂȘte Ă©ventrĂ©e, qui, dâun brusque coup de reins, soulĂšve le bandit, le laisse retomber, dessus, dessous, sans parvenir Ă lui faire lĂącher prise ; tripailles vertes rĂ©pandues Ă terre, pantelantes ; trĂ©pignements de lâĂ©gorgeur ivre de carnage, sâabreuvant aux sources dâune horrible plaie, voilĂ les traits sommaires du combat. Si lâentomologie nâavait dâautres scĂšnes Ă nous montrer, sans le moindre regret je renoncerais Ă lâinsecte.
Au repu offrez le lendemain la Sauterelle verte, le Dectique Ă front blanc, lâun et lâautre adversaires sĂ©rieux, armĂ©s de puissantes ganaches. Sur ces pansus, la tuerie va recommencer, aussi ardente que la veille. Elle recommencera plus tard sur le Hanneton des pins, sur lâOrycte nasicorne, avec lâatroce tactique usitĂ©e des Carabes. Mieux que ces derniers, le Calosome est au fait du point faible des cuirassĂ©s, sous le couvert des Ă©lytres. Et cela durera tant quâon lui fournira des victimes, car ce buveur de sang nâest jamais assouvi.
DâĂącres exhalaisons, produits dâun tempĂ©rament brĂ»lĂ©, accompagnent cette frĂ©nĂ©sie de carnage. Les Carabes Ă©laborent des humeurs caustiques ; le Procuste lance Ă qui le saisit un jet vinaigrĂ© ; le Calosome empuantit les doigts dâun relent de droguerie ; certains, tels les Brachines, connaissent les explosifs, et, dâune arquebusade, brĂ»lent la moustache Ă lâagresseur.
Distillateurs de corrosifs, canonniers au picrate, bombardiers Ă la dynamite, eux tous, les violents, si bien douĂ©s pour la bataille, que savent-ils faire en dehors de la tuerie ? Rien. Nul art, nulle industrie, pas mĂȘme chez la larve, qui pratique le mĂ©tier de lâadulte et mĂ©dite ses mauvais coups en vagabondant sous les pierres. Câest cependant Ă un de ces ineptes guerroyeurs que je vais aujourdâhui mâadresser de prĂ©fĂ©rence, entraĂźnĂ© par certaine question Ă rĂ©soudre. Voici la chose. Vous venez de surprendre tel ou tel autre insecte, immobile sur un rameau, dans les bĂ©atitudes du soleil. Votre main se lĂšve, ouverte, prĂȘte Ă sâabattre et Ă le saisir. Ă peine avez-vous fait le geste quâil se laisse choir. Câest un cuirassĂ© dâĂ©lytres, lent Ă dĂ©gager les ailes de leur Ă©tui de corne, ou bien un incomplet, dĂ©pourvu de membranes alaires. Incapable de prompte fuite, lâinsecte surpris se laisse tomber. Vous le cherchez, souvent peine inutile, parmi les herbages. Si vous le trouvez, il est Ă©tendu sur le dos, les pattes repliĂ©es, ne bougeant plus.
Il fait le mort, dit-on ; il ruse pour se tirer dâaffaire. Lâhomme certainement lui est inconnu ; en son petit monde, nous ne comptons pour rien. Que lui importent nos chasses dâenfant ou de savant ? Il nâa cure du collectionneur et de sa longue Ă©pingle ; mais il connaĂźt le danger en gĂ©nĂ©ral ; il apprĂ©hende son naturel ennemi, lâoiseau insectivore, qui le gobe dâun coup de bec. Pour dĂ©router lâassaillant, il gĂźt sur le dos, contracte les pattes et simule la mort. En cet Ă©tat, lâoiseau, ou tout autre persĂ©cuteur, le dĂ©daignera, et la vie sera sauve.
Ă ce quâon assure, ainsi raisonnerait lâinsecte brusquement surpris. Cette ruse est depuis longtemps cĂ©lĂšbre. Autrefois deux compagnons, Ă bout de ressources, vendirent la peau de lâours avant dâavoir mis lâanimal Ă terre. La rencontre tourne mal ; il faut fuir Ă la hĂąte. Lâun dâeux bronche, tombe, retient le souffle et fait le mort. Lâours arrive, tourne et retourne lâhomme, lâexplore de la patte et des naseaux, le flaire au visage. « Il sent dĂ©jĂ mauvais, » dit-il, et sans plus sâen retourne. Cet ours Ă©tait un naĂŻf.
Lâoiseau ne serait pas dupe de ce grossier stratagĂšme. En ce bienheureux temps oĂč la dĂ©couverte dâun nid est un Ă©vĂ©nement majeur, Ă nul autre pareil, je nâai jamais vu mes moineaux, mes verdiers, refuser un criquet parce quâil ne remuait plus, une mouche parce quâelle Ă©tait morte. Toute becquĂ©e qui ne se dĂ©mĂšne pas est trĂšs bien acceptĂ©e, pourvu quâelle soit fraĂźche et de bon goĂ»t.
Sâil compte, en effet, sur les apparences de la mort, lâinsecte me semble donc mal inspirĂ©. Mieux avisĂ© que lâours de la fable, lâoiseau, de sa prunelle perspicace, Ă lâinstant reconnaĂźtra la supercherie et passera outre. Si dâailleurs lâobjet Ă©tait rĂ©ellement un dĂ©funt, frais encore, le coup de bec nâen serait pas moins donnĂ©.
Des doutes me viennent, plus pressants, si je considĂšre Ă quelles graves confidences conduirait lâastuce de lâinsecte. Il fait le mort, dit le langage populaire, peu soucieux de peser la valeur de ses termes ; il fait le mort, rĂ©pĂšte le langage savant, heureux de trouver lĂ certaines Ă©claircies de raison chez la bĂȘte. Quây a-t-il de vrai dans ce dire unanime, trop peu rĂ©flĂ©chi dâun cĂŽtĂ©, et de lâautre trop enclin aux lubies thĂ©oriques ?
Les arguments de la logique ici ne suffiraient pas. Il est indispensable de faire parler lâexpĂ©rience, qui seule peut fournir valide rĂ©ponse. Mais, parmi les insectes, Ă qui sâadresser tout dâabord ?
Un souvenir me vient, remontant Ă une quarantaine dâannĂ©es. Tout heureux de mon rĂ©cent triomphe universitaire, je faisais halte Ă Cette, Ă mon retour de Toulouse oĂč je venais de passer mon examen de licence Ăšs sciences naturelles. Lâoccasion Ă©tait belle de voir encore une fois la flore des bords de la mer, qui, peu dâannĂ©es avant, faisait mes dĂ©lices autour du merveilleux golfe dâAjaccio. CâeĂ»t Ă©tĂ© sottise que de ne pas en profiter. Un grade ne confĂšre pas le droit de ne plus Ă©tudier. Si lâon a vraiment un peu de feu sacrĂ© dans les veines, on reste Ă©colier toute sa vie, non des livres, pauvre ressource, mais de la grande, de lâinĂ©puisable Ă©cole des choses.
Un jour donc, en juillet, dans le frais silence de lâaube, jâherborisais sur la plage de Cette. Pour la premiĂšre fois, je rĂ©coltais le Liseron soldanelle, qui traĂźne, sur la limite des embruns, ses cordons Ă feuilles dâun vert lustrĂ© et ses grandes clochettes roses. RetirĂ© dans sa coquille blanche, aplatie, fortement carĂ©nĂ©e, un curieux colimaçon, lâHĂ©lix explanata, sommeillait, par groupes, sur les gramens.
Les sables secs et mouvants montraient çà et lĂ de longues sĂ©ries dâempreintes, rappelant, en petit et sous une autre forme, les traces des oisillons sur la neige, cause de doux Ă©mois en mes jeunes annĂ©es. Que signifient ces empreintes ?
Je les suis, chasseur Ă la piste dâun nouveau genre. Chaque fois, Ă leur point terminal, jâexhume, en fouillant Ă peu de profondeur, un superbe carabique, dont le nom seul mâĂ©tait Ă peu prĂšs connu. Câest le Scarite gĂ©ant (Scarites gigas, Fab).
Je le fais marcher sur le sable. Il reproduit exactement les traces qui mâont donnĂ© lâĂ©veil. Câest bien lui qui, en quĂȘte de gibier, la nuit, a, de ses doigts, marquĂ© la piste. Avant le jour, il est rentrĂ© dans son repaire, et nul maintenant ne se montre Ă dĂ©couvert.
Un autre trait de mĆurs sâimpose Ă mon attention. TracassĂ© un moment, puis mis Ă terre sur le dos, de longtemps il ne remue. Nul encore parmi les autres insectes, objets dâailleurs dâun superficiel examen sous ce rapport, ne mâavait montrĂ© pareille persistance dans lâimmobilitĂ©. Ce dĂ©tail se grave si bien dans ma mĂ©moire que, quarante ans aprĂšs, dĂ©sireux dâexpĂ©rimenter les insectes experts dans lâart de simuler la mort, je songe immĂ©diatement au Scarite.
Un ami mâen fait parvenir une douzaine de Cette, de la plage mĂȘme oĂč jadis jâavais passĂ© dĂ©licieuse matinĂ©e en compagnie de cet habile mime des morts. Ils mâarrivent en parfait Ă©tat, pĂȘle-mĂȘle avec des PimĂ©lies (Pimelia bipunctata, Fab.), leurs compatriotes des sables maritimes. De celles-ci, troupeau lamentable, beaucoup sont Ă©ventrĂ©es, vidĂ©es Ă fond ; dâautres nâont plus que des moignons de pattes ; quelques-unes, rares, sont sans blessures.
Il fallait sây attendre avec ces carabiques, giboyeurs effrĂ©nĂ©s. De tragiques Ă©vĂ©nements se sont passĂ©s dans la boĂźte pendant le trajet de Cette Ă SĂ©rignan. Les Scarites ont fait bombance, Ă ventre que veux-tu, des paisibles PimĂ©lies.
Leurs traces que je suivais autrefois sur les lieux mĂȘmes Ă©taient le tĂ©moignage de leurs rondes nocturnes, apparemment Ă la recherche de la proie, la PimĂ©lie pansue, dont toute la dĂ©fense consiste en une forte armure dâĂ©lytres soudĂ©es. Mais que peut telle cuirasse contre les atroces tenailles du forban !
Câest, en effet, un rude chasseur, que ce Nemrod du littoral. Tout noir et brillant, ainsi quâun bijou de jais, il a le corps coupĂ© en deux par un fort Ă©tranglement de la taille. Son arme dâattaque consiste en deux pinces dâextraordinaire vigueur. Nul de nos insectes ne lâĂ©gale en puissance de mandibules. Il faut en excepter le Cerf-volant, bien mieux outillĂ©, ou pour mieux dire dĂ©corĂ©, car les pinces en ramure de cerf de lâhĂŽte des chĂȘnes sont des atours de la parure masculine, et non une panoplie de bataille.
Le brutal carabique, Ă©ventreur de PimĂ©lies, connaĂźt sa force. Si je le harcĂšle un peu sur la table, il se met aussitĂŽt en posture de dĂ©fense. Bien cambrĂ© sur ses courtes pattes, celles dâavant surtout, dentelĂ©es en rĂąteaux de fouille ; il se disloque en deux piĂšces, pour ainsi dire, Ă la faveur de lâĂ©tranglement qui le scinde aprĂšs le corselet ; il relĂšve fiĂšrement la moitiĂ© antĂ©rieure du corps, son large thorax taillĂ© en cĆur, sa tĂȘte massive, ouvrant en plein les menaçantes tenailles. Il en impose alors. Il fait davantage : il a lâaudace de courir sus au doigt qui vient de le toucher. VoilĂ certes un sujet dâintimidation non facile. Jây regarde Ă deux fois avant de le manier.
Je loge mes Ă©trangers partie sous cloche en toile mĂ©tallique, partie dans des bocaux, tous avec couche de sable. Sans tarder, chacun se creuse un terrier. Lâinsecte inflĂ©chit fortement sa tĂȘte, et de la pointe des mandibules, rassemblĂ©es en un pic, rudement pioche, laboure, excave. Les pattes dâavant, dilatĂ©es et armĂ©es de crocs, cueillent les dĂ©blais poudreux en une brassĂ©e qui se refoule au dehors Ă reculons. Ainsi sâĂ©lĂšve une taupinĂ©e sur le seuil du clapier. La demeure rapidement sâapprofondit et par une douce pente atteint le fond du bocal.
ArrĂȘtĂ© dans le sens de la profondeur, le Scarite travaille alors contre la paroi de verre et continue son ouvrage dans le sens horizontal jusquâĂ lui donner prĂšs de trois dĂ©cimĂštres de dĂ©veloppement en totalitĂ©.
Cette disposition de la galerie, presque en entier sous le couvert immĂ©diat du verre, mâest trĂšs utile pour suivre lâinsecte dans lâintimitĂ© du chez soi. Si je veux assister Ă ses manĆuvres souterraines, il me suffit de soulever le manchon opaque dont jâai soin dâenvelopper le bocal, afin dâĂ©viter Ă la bĂȘte lâimportunitĂ© de la lumiĂšre.
Lorsque le logis est jugĂ© de longueur suffisante, le Scarite revient Ă lâentrĂ©e, quâil travaille avec plus de soin que le reste. Il en fait un entonnoir, un gouffre Ă dĂ©clivitĂ© mouvante. Câest en grand, et de façon plus rustique, le cratĂšre du Fourmi-Lion. Cette embouchure se continue par un plan inclinĂ©, entretenu libre de tout Ă©boulis. Au bas de la pente est le vestibule de la galerie horizontale. LĂ , dâhabitude, se tient le vĂ©nateur, immobile, les tenailles Ă demi ouvertes. Il attend.
Quelque chose bruit lĂ -haut. Câest un gibier que je viens dâintroduire, une Cigale, somptueux morceau. Le somnolent trappeur aussitĂŽt se rĂ©veille ; il agite les palpes, qui frĂ©missent de convoitise. Avec prudence, pas Ă pas, il remonte son plan inclinĂ©. Un coup dâĆil est jetĂ© au dehors. La Cigale est vue.
Le Scarite sâĂ©lance de son puits, accourt, la saisit et lâentraĂźne Ă reculons. La lutte est brĂšve avec le traquenard de lâentrĂ©e, qui bĂąille en entonnoir pour recevoir une proie mĂȘme volumineuse et qui se rĂ©trĂ©cit en un prĂ©cipice croulant oĂč toute rĂ©sistance est paralysĂ©e. La pente est fatale : qui en franchit le seuil ne peut plus Ă©viter lâĂ©gorgeoir.
TĂȘte premiĂšre, la Cigale plonge dans le gouffre, ou par saccades lâentraĂźne le ravisseur. Elle est introduite dans le tunnel surbaissĂ©. LĂ , faute dâespace, cesse tout trĂ©moussement des ailes. Elle arrive dans la salle dâĂ©quarrissage, Ă lâextrĂ©mitĂ© du couloir. Quelque temps, alors, le Scarite la travaille de ses pinces pour lâimmobiliser Ă fond, crainte dâune fuite ; puis il remonte Ă lâembouchure du charnier.
Ce nâest pas tout que de possĂ©der venaison copieuse ; il sâagit maintenant de la consommer en paix. La porte est donc fermĂ©e aux importuns, câest-Ă -dire que lâinsecte comble lâentrĂ©e du souterrain avec sa taupinĂ©e de dĂ©blais. Ces prĂ©cautions prises, il redescend et sâattable. Il ne rouvrira sa cachette et ne refera le gouffre de lâentrĂ©e que plus tard, lorsque la Cigale sera digĂ©rĂ©e et que reviendra la faim. Laissons le goinfre Ă sa curĂ©e.
La courte matinĂ©e passĂ©e avec lui, en son lieu dâorigine, ne mâa pas permis de lâobserver en chasse, sur les sables de la plage ; mais les faits recueillis en captivitĂ© suffisent Ă nous renseigner. Ils nous montrent, dans le Scarite, un audacieux que nâintimident ni la taille ni la vigueur de lâadversaire.
Nous venons de le voir remonter de dessous terre, courir sus aux passants, les saisir Ă distance et les entraĂźner violemment dans son coupe-gorge. La CĂ©toine dorĂ©e, le Hanneton vulgaire, sont pour lui mĂ©diocre butin. Il ose sâattaquer Ă la Cigale, il ose porter ses crocs sur le corpulent Hanneton des pins. Câest un tĂ©mĂ©raire, prĂȘt Ă tous les mauvais coups.
Dans les conditions naturelles, il ne doit pas dĂ©ployer moins dâaudace. Au contraire, les lieux familiers, les mouvements libres, lâespace sans limites, lâatmosphĂšre salĂ©e chĂšre Ă ses habitudes, exaltent le belliqueux.
Il sâest creusĂ© dans le sable une retraite Ă large embouchure croulante. Ce nâest pas, Ă lâexemple du Fourmi-Lion, pour attendre, au fond de son entonnoir, le passage dâun...
