Sir Nigel
eBook - ePub

Sir Nigel

  1. English
  2. ePUB (mobile friendly)
  3. Available on iOS & Android
eBook - ePub

About this book

Conan Doyle considĂ©rait les aventures de Sherlock Holmes comme des ouvrages populaires, des livres de gare, et comptait sur d'autres textes pour etre reconnu par ses pairs. Sir Nigel est un de ces romans, un de ses prĂ©fĂ©rĂ©s, et il fut accueilli a sa sortie comme le plus grand roman historique depuis IvanhoĂ©. Écrit apres La Compagnie blanche, il nous conte les premieres aventures de Sir Nigel.
Jeune seigneur, Nigel vit avec sa mere dans la prĂ©caritĂ©, en conflit avec le monastere voisin qui a rĂ©duit a peau de chagrin les propriĂ©tĂ©s hĂ©ritĂ©es de son pere. Mais les dĂ©buts de cette guerre, dont on ne sait pas encore qu'elle durera cent ans, vont lui donner l'occasion de s'engager dans l'armĂ©e du roi Édouard, pour guerroyer dans les possessions anglaises sur la terre de France. Nigel s'illustrera contre des pirates, lors de la traversĂ©e, dans des combats en Bretagne, avant de rejoindre le roi en Guyenne. Tournois, ripailles, embuches seront son quotidien, ainsi que de nombreux exploits. Exploits sans lesquels il ne pourrait rentrer au pays pour y retrouver sa dame qui l'attend.

Frequently asked questions

Yes, you can cancel anytime from the Subscription tab in your account settings on the Perlego website. Your subscription will stay active until the end of your current billing period. Learn how to cancel your subscription.
No, books cannot be downloaded as external files, such as PDFs, for use outside of Perlego. However, you can download books within the Perlego app for offline reading on mobile or tablet. Learn more here.
Perlego offers two plans: Essential and Complete
  • Essential is ideal for learners and professionals who enjoy exploring a wide range of subjects. Access the Essential Library with 800,000+ trusted titles and best-sellers across business, personal growth, and the humanities. Includes unlimited reading time and Standard Read Aloud voice.
  • Complete: Perfect for advanced learners and researchers needing full, unrestricted access. Unlock 1.4M+ books across hundreds of subjects, including academic and specialized titles. The Complete Plan also includes advanced features like Premium Read Aloud and Research Assistant.
Both plans are available with monthly, semester, or annual billing cycles.
We are an online textbook subscription service, where you can get access to an entire online library for less than the price of a single book per month. With over 1 million books across 1000+ topics, we’ve got you covered! Learn more here.
Look out for the read-aloud symbol on your next book to see if you can listen to it. The read-aloud tool reads text aloud for you, highlighting the text as it is being read. You can pause it, speed it up and slow it down. Learn more here.
Yes! You can use the Perlego app on both iOS or Android devices to read anytime, anywhere — even offline. Perfect for commutes or when you’re on the go.
Please note we cannot support devices running on iOS 13 and Android 7 or earlier. Learn more about using the app.
Yes, you can access Sir Nigel by Arthur Conan Doyle in PDF and/or ePUB format, as well as other popular books in Literature & Historical Fiction. We have over one million books available in our catalogue for you to explore.

Information

Chapitre 1 LA MAISON DES LORING

Au mois de juillet de l’an de grĂące 1348, entre la Saint-Benedict et la Saint-Swithin, l’Angleterre fut le théùtre d’un Ă©trange Ă©vĂ©nement : un monstrueux nuage apparut, venant de l’est, un nuage pourpre et massif, lourd de menaces, glissant lentement devant le ciel limpide. Et dans son ombre les feuilles sĂ©chĂšrent sur les arbres, les oiseaux cessĂšrent de gazouiller, bestiaux et moutons se blottirent contre les haies. Les tĂ©nĂšbres s’appesantirent sur le pays et les hommes, dont le cƓur Ă©tait lourd, gardĂšrent les yeux tournĂ©s vers cette nue terrifiante. Certains se glissĂšrent dans les Ă©glises pour y recevoir la bĂ©nĂ©diction chevrotante de quelque prĂȘtre angoissĂ©. Les oiseaux avaient cessĂ© de voler et l’on n’entendait plus les sons si plaisants de la nature. Tout Ă©tait silencieux et immobile, Ă  l’exception de la vaste nuĂ©e qui s’avançait, roulant ses immenses plis du fond de l’horizon. À l’ouest, on pouvait voir encore un riant ciel d’étĂ© cependant que, de l’est, la lourde masse glissait lentement jusqu’à ce que la derniĂšre parcelle de bleu eĂ»t disparu et que le ciel tout entier ne parĂ»t plus qu’une grande voĂ»te de plomb.
La pluie se mit alors Ă  tomber. Elle tomba durant tout le jour et toute la nuit, durant toute la semaine et tout le mois, jusqu’à faire oublier aux gens ce qu’étaient un ciel bleu et un rayon de soleil. Ce n’était pas une pluie lourde, mais continue et glacĂ©e, que les gens se fatiguĂšrent vite d’entendre crĂ©piter et dĂ©gouliner sur les feuillages. Et toujours, le mĂȘme lourd nuage menaçant glissait de l’est Ă  l’ouest en dĂ©versant son eau. La vue ne portait qu’à un jet de flĂšche des maisons, car la pluie formait comme un rideau mouvant. Et chaque matin on levait la tĂȘte, espĂ©rant apercevoir une accalmie, mais les yeux ne rencontraient jamais que le mĂȘme nuage sans fin, si bien qu’on cessa mĂȘme de regarder et que les cƓurs dĂ©sespĂ©rĂšrent. Il pleuvait Ă  la fĂȘte de saint Pierre aux liens, il pleuvait encore Ă  l’Assomption, il pleuvait toujours Ă  la Saint-Michel. Le blĂ© et le foin, dĂ©trempĂ©s et noirs, pourrissaient sur les champs, car ils ne valaient mĂȘme pas la peine d’ĂȘtre engrangĂ©s. Les brebis Ă©taient mortes, ainsi que les veaux, de sorte qu’il ne restait presque plus rien Ă  tuer quand vint la Saint-Martin et qu’il fallut mettre la viande au charnier pour l’hiver. Le peuple redouta la famine, mais ce qui l’attendait Ă©tait bien pire encore.
La pluie s’arrĂȘta enfin et ce fut un maladif soleil automnal qui se mit Ă  briller sur une terre dĂ©trempĂ©e. Les feuilles en putrĂ©faction empestaient le lourd brouillard qui s’élevait des bois. Les champs se couvraient de monstrueux champignons de teintes et de dimensions telles qu’on n’en avait jamais vu auparavant : ils Ă©taient Ă©carlates, mauves, livides ou noirs. Il semblait que la terre malade se fĂ»t couverte de pustules ; les moisissures et le lichen maculaient les murs et la Mort jaillit de la terre noyĂ©e. Les hommes pĂ©rirent, ainsi que les femmes et les enfants, le baron dans son chĂąteau, l’affranchi dans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabane de clayonnage et de torchis. Tous respiraient le mĂȘme air malsain et tous mouraient de la mĂȘme mort. De ceux qui Ă©taient frappĂ©s, aucun n’en rĂ©chappait et le mal Ă©tait partout semblable : Ă©normes furoncles, dĂ©lire et pustules noires qui donnĂšrent son nom Ă  la maladie. Durant tout l’hiver, des cadavres pourrirent sur les cĂŽtĂ©s des routes, ne trouvant personne pour les enterrer. Dans de nombreux villages, il ne resta pas Ăąme qui vive. Le printemps enfin arriva, et avec lui le soleil, la santĂ© et le rire ; c’était le printemps le plus vert, le plus doux et le plus tendre que l’Angleterre eĂ»t jamais connu. Mais la moitiĂ© seulement de l’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grand nuage pourpre.
Ce fut nĂ©anmoins dans ce fleuve de mort, dans cette puanteur de corruption que naquit une Angleterre plus Ă©clatante et plus libre. Ce fut dans cette heure sombre que l’on vit pointer le premier rayon d’une aube nouvelle, car il ne fallait rien de moins qu’un grand soulĂšvement pour arracher le pays Ă  l’étreinte de fer du systĂšme fĂ©odal qui lui enchaĂźnait les membres. Ce fut un pays neuf qui se leva de cette annĂ©e de mort. Les barons avaient Ă©tĂ© fauchĂ©s. Les hautes tours et les larges douves n’avaient pu retenir le noir fossoyeur qui les avait emportĂ©s. Les lois perdirent de leur force, faute d’un bras rĂ©solu pour les appliquer, et, une fois affaiblies, ne purent jamais reprendre leur vigueur. Le laboureur refusa dĂ©sormais d’ĂȘtre un esclave. Le serf se mit Ă  secouer ses fers. Il y avait beaucoup Ă  faire, et il restait peu d’hommes. Il fallait donc que les rares survivants fussent des personnes libres d’agir, de fixer leurs prix et de travailler oĂč et pour qui elles voulaient. La mort noire, et rien d’autre, ouvrit la voie au soulĂšvement qui devait, trente ans plus tard, faire du paysan anglais le paysan le plus libre de toute l’Europe.
Mais trop peu de gens Ă©taient suffisamment perspicaces pour prĂ©voir le bien qui allait naĂźtre de ce mal. À ce moment-lĂ , la misĂšre et la ruine frappaient chaque famille. BĂ©tail crevĂ©, rĂ©coltes pourries, terres incultes, toutes les sources de richesses avaient disparu dans le mĂȘme temps. Les riches s’appauvrirent : mais les pauvres, et surtout ceux qui l’étaient en portant sur les Ă©paules le fardeau de la noblesse, se trouvĂšrent dans une situation prĂ©caire. À travers toute l’Angleterre, la petite noblesse fut ruinĂ©e, car ses membres n’avaient d’autre occupation que la guerre et tiraient leur revenu du travail des autres. Dans plus d’un manoir il y eut de durs moments, et surtout au manoir de Tilford qui avait Ă©tĂ© durant de nombreuses gĂ©nĂ©rations le foyer de la famille Loring.
Il fut un temps oĂč les Loring avaient gouvernĂ© toute la rĂ©gion entre les North Downs, cette chaĂźne de collines crayeuses du Hampshire et du Surrey, et les lacs de Frensham, un temps oĂč leur sombre chĂąteau, se dressant au-dessus des vertes pĂątures bordant la riviĂšre Wey, avait Ă©tĂ© la plus puissante forteresse entre la seigneurie de Guildford Ă  l’est et celle de Winchester Ă  l’ouest. Mais la guerre des Barons avait Ă©clatĂ©, au cours de laquelle le roi s’était servi de ses sujets saxons comme d’un fouet pour flageller les barons normands, et le chĂąteau de Loring, Ă  l’instar de beaucoup d’autres, avait Ă©tĂ© dĂ©truit de fond en comble. DĂšs lors, les Loring, leur domaine considĂ©rablement rĂ©duit, vivaient dans ce qui avait Ă©tĂ© le douaire, avec de quoi subvenir Ă  leurs besoins mais privĂ©s de toute splendeur.
Puis avait eu lieu le procĂšs avec l’abbaye de Waverley, lorsque les cisterciens avaient rĂ©clamĂ© leurs terres les plus riches et les droits fĂ©odaux sur le reste. L’action intentĂ©e avait durĂ© des annĂ©es et, au bout du compte, les gens d’Église et les robins s’étaient partagĂ© tout ce que le domaine comptait encore de richesses. Il restait cependant le vieux manoir, d’oĂč Ă  chaque gĂ©nĂ©ration sortait un soldat pour maintenir haut le nom de la famille et pour porter son Ă©cusson Ă  roses de gueules sur champ d’argent lĂ  oĂč on l’avait toujours vu, c’est-Ă -dire au premier rang de la bataille. Dans la petite chapelle oĂč le pĂšre Matthew disait la messe chaque matin se trouvaient douze statues de bronze qui toutes reprĂ©sentaient des hommes de la maison de Loring. Deux avaient les jambes croisĂ©es, pour avoir participĂ© aux croisades. Six avaient les pieds posĂ©s sur des lions parce qu’ils Ă©taient morts Ă  la guerre. Quatre seulement Ă©taient figurĂ©es avec un chien, ce qui signifiait qu’ils Ă©taient morts dans la paix.
De cette famille cĂ©lĂšbre mais doublement ruinĂ©e par la loi et la peste, il ne restait plus, en l’an de grĂące 1349, que deux membres en vie. C’étaient Lady Ermyntrude Loring et son petit-fils Nigel. L’époux de Lady Ermyntrude Ă©tait tombĂ© devant les hallebardiers Ă©cossais Ă  Stirling, et son fils Eustace, le pĂšre de Nigel, avait trouvĂ© une mort glorieuse, neuf ans avant le dĂ©but de ce rĂ©cit, sur la poupe d’une galĂšre normande au combat naval de Sluys. La vieille femme solitaire, aussi fiĂšre et ombrageuse que le faucon enfermĂ© dans sa chambre, ne faisait preuve de douceur qu’envers le jeune garçon qu’elle avait Ă©levĂ©. Toute la dose de tendresse et d’amour de sa nature fĂ©minine, si bien dissimulĂ©e aux yeux d’autrui que personne ne pouvait mĂȘme en supposer l’existence, ne s’épanchait que sur lui. Elle Ă©tait incapable de supporter qu’il s’éloignĂąt d’elle, et lui, avec ce respect pour l’autoritĂ© que l’ñge lui commandait, ne serait pas parti sans sa bĂ©nĂ©diction ni son consentement.
C’est ainsi que Nigel, Ă  l’ñge de vingt-deux ans, avec son cƓur de lion et le sang de cinquante guerriers bouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journĂ©es Ă  rĂ©clamer son Ă©pervier avec des leurres, Ă  dresser des chiens de chasse ou les Ă©pagneuls qui partageaient avec la famille la grande salle de terre battue du manoir.
Jour aprĂšs jour, la vieille dame l’avait vu grandir en force et devenir un homme. De petite stature, il possĂ©dait des muscles d’acier et une Ăąme ardente. De toutes parts, de la salle d’armes de Guildford Castle jusqu’à la lice de Farnham, on rapportait Ă  la douairiĂšre les rĂ©cits des prouesses de son petit-fils, vantant son audace comme cavalier, son courage dĂ©bonnaire et son adresse dans le maniement des armes. Mais celle dont l’époux et le fils avaient trouvĂ© une mort sanglante refusait la pensĂ©e que le dernier des Loring, unique bourgeon de cette cĂ©lĂšbre vieille souche, pĂ»t subir le mĂȘme sort. Le garçon supportait d’un cƓur dĂ©sabusĂ© et avec le sourire les journĂ©es sans Ă©vĂ©nements, Ă  l’entendre toujours diffĂ©rer le moment qu’elle redoutait tant, en lui demandant d’attendre que la rĂ©colte fĂ»t meilleure, que les moines de Waverley eussent rendu ce qu’ils avaient pris, que l’hĂ©ritage de son oncle lui permĂźt d’entretenir ses troupes, bref en allĂ©guant tous les motifs qu’elle pouvait imaginer pour le garder.
D’ailleurs la prĂ©sence d’un homme Ă©tait nĂ©cessaire Ă  Tilford, car la lutte n’avait jamais cessĂ© entre l’abbaye et le manoir, et, sous le premier prĂ©texte venu, les moines cherchaient toujours Ă  amputer un peu plus le domaine de leurs voisins. Par-delĂ  la riviĂšre serpentant au milieu des verts pĂąturages s’élevaient les sombres murs gris de l’abbaye, avec sa petite cour carrĂ©e et sa cloche sonnant chaque heure du jour et de la nuit, telle une voix lourde de menaces tonnant dans la direction du modeste manoir.
C’est au cƓur mĂȘme du grand monastĂšre cistercien que s’ouvre cette chronique du temps passĂ© qui dĂ©roule l’histoire des dissensions entre les moines et la maison de Loring et en rapporte les consĂ©quences : les derniĂšres sont l’arrivĂ©e de Chandos, l’étrange combat Ă  la lance sur le pont de Tilford et les actions qui confĂ©rĂšrent Ă  Nigel la renommĂ©e sur le champ de bataille. Remontons donc ensemble le temps, et contemplons cette verdoyante Angleterre : colline, plaine, riviĂšre sont telles qu’on peut les voir encore aujourd’hui, mais les personnages, si semblables Ă  nous-mĂȘmes, sont pourtant si diffĂ©rents dans leur façon de penser et d’agir qu’on pourrait les croire venus d’un autre monde.

Chapitre 2 COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY

On Ă©tait au premier jour de mai, fĂȘte des saints apĂŽtres Philippe et Jacques, et en l’an de grĂące 1349 de Notre-Seigneur.
De tierce Ă  sexte, et de sexte Ă  none, l’abbĂ© de la maison de Waverley s’était trouvĂ© assis dans son bureau Ă  s’occuper des nombreux devoirs qui lui incombaient. Tout autour de lui, dans un rayon de plusieurs lieues, s’étendait le fertile et florissant domaine dont il Ă©tait le maĂźtre. Au milieu se dressait l’imposante abbaye avec la chapelle, les cloĂźtres, l’hospice, la maison du chapitre et celle des frĂšres, bĂątiments qui grouillaient de vie. Par les fenĂȘtres ouvertes, on entendait le bourdonnement des voix des frĂšres qui dĂ©ambulaient dans les promenoirs en poursuivant quelque pieuse conversation. À travers tout le cloĂźtre roulait, montant et descendant, un chant grĂ©gorien que le maĂźtre de chapelle faisait rĂ©pĂ©ter au chƓur ; dans la salle capitulaire tonnait la voix stridente du frĂšre Peter qui exposait aux novices la rĂšgle de saint Bernard.
L’abbĂ© John se leva pour dĂ©tendre ses membres engourdis. Il regarda au-dehors vers les pelouses vertes du cloĂźtre et les lignes gracieuses des arcs gothiques qui entouraient un prĂ©au couvert pour les frĂšres, lesquels, deux par deux, vĂȘtus de bure blanche et noire, la tĂȘte inclinĂ©e, en faisaient le tour. Certains, plus studieux, avaient emportĂ© de la bibliothĂšque des ouvrages enluminĂ©s et Ă©taient assis dans le soleil chaud, avec leurs godets de couleurs et leurs feuilles Ă  tranche dorĂ©e devant eux, les Ă©paules arrondies et le visage enfoui dans le vĂ©lin blanc. Il y avait aussi le sculpteur sur cuivre avec son burin et son gravoir. L’étude et l’art n’étaient pas de tradition chez les cisterciens comme chez leurs parents de l’ordre des BĂ©nĂ©dictins, cependant la bibliothĂšque de Waverley Ă©tait copieusement fournie en livres prĂ©cieux et ne manquait pas de lecteurs zĂ©lĂ©s.
Mais la vraie gloire des cisterciens rĂ©sidait dans leur travail extĂ©rieur : aussi Ă  tout moment voyait-on quelque moine de retour des champs ou des jardins traverser le cloĂźtre, le visage brĂ»lĂ© par le soleil, le hoyau ou la bĂȘche Ă  la main, la robe retroussĂ©e jusqu’aux genoux. Les grandes pĂątures d’herbe fraĂźche tachetĂ©es par les moutons Ă  l’épaisse toison blanche, les acres de terre conquises sur la bruyĂšre et la fougĂšre pour ĂȘtre livrĂ©es au blĂ©, les vignobles sur le versant sud de la colline de Crooksbury, les rangĂ©es d’étangs de Hankley, les marais de Frensham drainĂ©s et plantĂ©s de lĂ©gumes, les pigeonniers spacieux, tout cela entourait la grande abbaye et tĂ©moignait des travaux accomplis par l’ordre.
La face pleine et rubiconde de l’abbĂ© s’illumina d’une calme satisfaction pendant qu’il contemplait sa maison, immense mais bien ordonnĂ©e. Comme chef d’une grande et prospĂšre abbaye, l’abbĂ© John, quatriĂšme du nom, Ă©tait un homme particuliĂšrement douĂ©. Il s’était personnellement dotĂ© des moyens qui lui permettaient d’administrer un vaste domaine, de maintenir l’ordre et le dĂ©corum et de les imposer Ă  cette importante communautĂ© de cĂ©libataires. Autant il faisait rĂ©gner une discipline rigide sur tous ceux qui se trouvaient au-dessous de lui, autant il se prĂ©sentait en diplomate subtil devant ses supĂ©rieurs. Il avait des entrevues, aussi longues que frĂ©quentes, avec les abbĂ©s et les seigneurs voisins, les Ă©vĂȘques et les lĂ©gats pontificaux, et, Ă  l’occasion, avec le roi. Nombreux Ă©taient les sujets qui devaient lui ĂȘtre familiers. C’était vers lui qu’on se tournait pour rĂ©gler des points allant de la doctrine de la foi Ă  l’architecture, de questions forestiĂšres ou agricoles Ă  des problĂšmes de drainage ou de droit fĂ©odal. C’était Ă©galement lui qui, sur des lieues Ă  la ronde, tenait dans le Hampshire et le Surrey la balance de la justice. Pour les moines, son dĂ©plaisir pouvait signifier le jeĂ»ne, l’exil dans quelque communautĂ© plus sĂ©vĂšre, voire l’emprisonnement dans les chaĂźnes. Il avait aussi juridiction sur les laĂŻcs – Ă  ceci prĂšs toutefois qu’il ne pouvait prononcer la peine de mort, mais il disposait, Ă  la place, d’un instrument bien plus terrible : l’excommunication.
Tels Ă©taient les pouvoirs de l’abbĂ©. Il n’était donc point Ă©tonnant de lui voir des traits rudes oĂč se peignait la domination ni de surprendre chez les frĂšres qui levaient les yeux et apercevaient Ă  la fenĂȘtre le visage attentif un rĂ©flexe d’humilitĂ© et une expression plus grave encore.
Un petit coup frappĂ© Ă  la porte du bureau rappela l’abbĂ© Ă  ses devoirs immĂ©diats, et il retourna vers sa table. Il avait dĂ©jĂ  vu le cellĂ©rier et le prieur, l’aumĂŽnier, le chapelain et le lecteur, mais, dans le long moine dĂ©charnĂ© qui obĂ©it Ă  son invitation Ă  entrer, il reconnut le plus important et le plus importun de ses adjoints : le frĂšre Samuel, le procureur, l’équivalent du bailli chez les laĂŻcs et qui, en tant que tel, avait la haute main – au veto de l’abbĂ© prĂšs – sur l’administration des biens temporels du monastĂšre et son lien avec le monde extĂ©rieur. FrĂšre Samuel Ă©tait un vieux moine noueux dont les traits secs et sĂ©vĂšres ne reflĂ©taient aucune lumiĂšre cĂ©leste, mais uniquement le monde sordide vers lequel il Ă©tait constamment tournĂ©. Il tenait sous un bras un gros livre de comptes et de l’autre main serrait un immense trousseau de clĂ©s, insigne de son office. Occasionnellement aussi, il portait une arme offensive, ce dont pouvaient tĂ©moigner les cicatrices de plus d’un paysan ou d’un frĂšre lai.
L’abbĂ© soupira d’un air ennuyĂ©, car il souffrait beaucoup entre les mains de son diligent adjoint.
– Alors, FrĂšre Samuel, que dĂ©sirez-vous ?
– RĂ©vĂ©rend PĂšre, je dois vous rapporter que j’ai vendu la laine Ă  maĂźtre Baldwin de Winchester deux shillings de plus Ă  la balle que l’annĂ©e passĂ©e, car la maladie qui a dĂ©cimĂ© les moutons a fait monter les prix.
– Vous avez bien fait, mon Frùre.
– Je dois aussi vous dire que j’ai fait saisir les meubles de Whast, le garde-chasse, car le cens de NoĂ«l est toujours impayĂ©, de mĂȘme que la taxe sur les poules.
– Mais il a femme et enfants, mon FrĂšre ! protesta faiblement l’abbĂ©, qui avait bon cƓur mais s’en laissait facilement imposer par son subalterne, plus intransigeant.
– C’est vrai, RĂ©vĂ©rend PĂšre. Mais si je devais fermer les yeux sur lui, comment pourrais-je alors rĂ©clamer la redevance des sĂ©grais aux forestiers de Puttenham, ou le fermage dans les hameaux ? Une pareille nouvelle se rĂ©pandrait de maison Ă  maison, et qu’adviendrait-il alors de la richesse de Waverley ?
– Qu’y a-t-il d’autre, Frùre Samuel ?
– Il y a la question des Ă©tangs.
Le visage de l’abbĂ© s’illumina : c’était lĂ  un sujet sur lequel il faisait autoritĂ©. Si la rĂšgle de l’ordre l’avait privĂ© des douces joies de la vie, il n’en avait qu’un plus grand penchant pour celles qui lui restaient.
– Comment se portent nos ombles chevaliers, mon Frùre ?
– Ils prospĂšrent, RĂ©vĂ©rend PĂšre, mais les carpes ont pĂ©ri dans le vivier de l’abbĂ©.
– Des carpes ne vivent que sur un fond de gravier. Et puis il faut les mettre dans de justes proportions : trois mĂąles laitĂ©s pour une femelle ƓuvĂ©e, FrĂšre procureur. De plus, l’endroit doit se trouver Ă  l’abri du vent, ĂȘtre rocailleux et sablonneux, avoir une aune de profondeur, et des saules et de l’herbe sur les bords. De la vase pour la tanche et du gravier pour la carpe.
Le procureur s’inclina avec le visage de quelqu’un qui va annoncer une mauvaise nouvelle.
– Il y a du brochet dans le vivier de l’abbĂ©.
– Du brochet ! s’exclama l’abbĂ© horrifiĂ©. Autant enfermer un loup dans notre bergerie ! Mais comment peut-il y avoir du brochet dans l’étang ? Il n’y en avait point l’an passĂ©, et le brochet, que je sache, ne tombe point avec la pluie, pas plus qu’il ne pousse comme les fleurs au printemps. Il nous faut drainer l’étang, sans quoi nous risquons fort de passer tout le carĂȘme au poisson sĂ©chĂ© et de voir tous les FrĂšres frappĂ©s du grand mal ...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - LA MAISON DES LORING
  3. Chapitre 2 - COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY
  4. Chapitre 3 - LE CHEVAL JAUNE DE CROOKSBURY
  5. Chapitre 4 - COMMENT LE PORTE-CONTRAINTE S’EN VINT AU MANOIR DE TILFORD
  6. Chapitre 5 - COMMENT NIGEL FUT JUGÉ PAR L’ABBÉ DE WAVERLEY
  7. Chapitre 6 - LADY ERMYNTRUDE OUVRE LE COFFRE DE FER
  8. Chapitre 7 - COMMENT NIGEL S’EN FUT FAIRE SES EMPLETTES À GUILDFORD
  9. Chapitre 8 - COMMENT LE ROI CHASSA AU FAUCON DANS LA BRUYÈRE DE CROOKSBURY
  10. Chapitre 9 - COMMENT NIGEL TINT LE PONT DE TILFORD
  11. Chapitre 10 - COMMENT LE ROI ACCUEILLIT SON SÉNÉCHAL DE CALAIS
  12. Chapitre 11 - DANS LE CHÂTEAU DE DUPPLIN
  13. Chapitre 12 - COMMENT NIGEL COMBATTIT L’INFIRME DE SHALFORD
  14. Chapitre 13 - COMMENT LES DEUX COMPAGNONS CHEMINÈRENT SUR LA VIEILLE ROUTE
  15. Chapitre 14 - COMMENT NIGEL CHASSA LE FURET ROUGE
  16. Chapitre 15 - COMMENT LE FURET ROUGE ARRIVA À COSFORD
  17. Chapitre 16 - COMMENT LA COUR DU ROI FESTOYA DANS LE CHÂTEAU DE CALAIS
  18. Chapitre 17 - LES ESPAGNOLS SUR MER
  19. Chapitre 18 - COMMENT BLACK SIMON SE FIT PAYER SON GAGE PAR LE ROI DE SERCQ
  20. Chapitre 19 - COMMENT UN ÉCUYER D’ANGLETERRE RENCONTRA UN ÉCUYER DE FRANCE
  21. Chapitre 20 - COMMENT LES ANGLAIS ATTAQUÈRENT LE CHÂTEAU DE LA BROHINIÈRE
  22. Chapitre 21 - COMMENT LE SECOND MESSAGER S’EN FUT À COSFORD
  23. Chapitre 22 - COMMENT ROBERT DE BEAUMANOIR S’EN VINT À PLOËRMEL
  24. Chapitre 23 - COMMENT TRENTE HOMMES DE JOCELYN RENCONTRÈRENT TRENTE HOMMES DE PLOËRMEL
  25. Chapitre 24 - COMMENT NIGEL FUT RAPPELÉ AUPRÈS DE SON MAÎTRE
  26. Chapitre 25 - COMMENT LE ROI DE FRANCE TINT CONSEIL À MAUPERTUIS
  27. Chapitre 26 - COMMENT NIGEL ACCOMPLIT SON TROISIÈME EXPLOIT
  28. Chapitre 27 - COMMENT LE TROISIÈME MESSAGER S’EN VINT À COSFORD
  29. Chapitre 28 - À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  30. Notes de bas de page