Martin Eden
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Martin Eden

About this book

Martin Eden est un jeune marin au long cours. Sa vie est faite d'aventures, il aime la boisson, les filles, les bagarres. Jusqu'au jour ou il rencontre Ruth Morse, jeune femme de la bonne bourgeoisie. Pour la séduire, il renonce a ses mauvaises habitudes, a ses mauvaises fréquentations. A force de travail, il se forge un savoir encyclopédique, et découvre qu'il a un réel talent pour l'écriture. Mais la famille de Ruth voit d'un mauvais oil la liaison de leur fille avec Martin. Celui-ci se donne deux ans pour réussir, faire publier ses écrits, afin d'épouser Ruth. Martin Eden aspire a cette ascension sociale, plus dure sera la chute...
Ce roman est considéré comme le meilleur et le plus autobiographique des romans de Jack London. A l'instar de son héros, Jack London se donnera la mort sept ans plus tard.

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Information

1

Arthur ouvrit la porte avec son passe-partout et entra, suivi d’un jeune homme qui se dĂ©couvrit d’un geste gauche. Il portait de grossiers vĂȘtements de marin qui dĂ©tonnaient singuliĂšrement dans ce hall grandiose. Sa casquette l’embarrassant beaucoup, il allait la glisser dans sa poche, quand Arthur la lui enleva des mains. Ce geste fut si naturel, que le jeune homme intimidĂ© en apprĂ©cia l’intention. « Il comprend !
 se dit-il, il va m’aider Ă  m’en tirer ! »
Il marchait sur les talons de l’autre, en roulant des Ă©paules et ses jambes s’arc-boutaient malgrĂ© lui sur le parquet, comme pour rĂ©sister Ă  un roulis imaginaire. Les grands appartements semblaient trop Ă©troits pour sa dĂ©marche et il mourait de peur que ses larges Ă©paules n’entrent en collision avec l’encadrement des portes ou avec les bibelots des Ă©tagĂšres. Il s’écartait brusquement d’un objet pour en fuir un autre et s’exagĂ©rait les pĂ©rils qui en rĂ©alitĂ© n’existaient que dans son imagination. Entre le piano Ă  queue et la grande table centrale sur laquelle d’innombrables livres s’empilaient, une demi-douzaine de personnes auraient pu marcher de front ; cependant, il ne s’y risqua qu’avec angoisse. Il ne savait que faire de ses mains, ni de ses bras qui pendaient lourdement Ă  ses cĂŽtĂ©s et, quand son esprit terrifiĂ© lui suggĂ©ra la possibilitĂ© de frĂŽler du coude les livres de la table, il fit un brusque Ă©cart qui faillit lui faire renverser le tabouret du piano. L’allure aisĂ©e d’Arthur le frappa et, pour la premiĂšre fois, il se rendit compte que la sienne diffĂ©rait de celle des autres hommes. Une petite honte le mordit au cƓur – il s’arrĂȘta pour Ă©ponger son front oĂč la sueur perlait.
– Un instant, Arthur, mon vieux ! dit-il, en essayant de masquer son angoisse. Vrai ! c’est trop à la fois pour moi !
 Donnez-moi le temps de me remettre. Vous savez que je ne voulais pas venir
 et je suppose que votre famille ne mourait pas d’envie de me voir !

– Ça va bien ! rĂ©pondit Arthur d’une voix rassurante. N’ayez pas peur : nous sommes de braves gens tout simples
 Tiens ! une lettre pour moi.
Arthur vint Ă  la table, dĂ©chira l’enveloppe et se mit Ă  lire, donnant ainsi Ă  l’étranger le temps de se ressaisir. Et l’étranger comprit et lui en sut grĂ©. Cette comprĂ©hensive sympathie le mit Ă  l’aise. Il Ă©pongea de nouveau son front moite et lança de furtifs regards autour de lui ; son visage avait repris son calme, mais ses yeux avaient l’expression des animaux sauvages pris au piĂšge. Il Ă©tait environnĂ© de mystĂšre, plein d’apprĂ©hension de l’inconnu, sans savoir ce qu’il devait faire ; conscient de sa gaucherie, il craignait que tout en lui ne soit Ă©galement dĂ©plaisant. Il Ă©tait sensitif Ă  l’excĂšs, toujours sur ses gardes, et les coups d’Ɠil amusĂ©s que l’autre lui lançait furtivement par-dessus la lettre, le piquaient comme autant de coups d’épingles ; mais il ne bronchait pas, car, parmi les choses qu’il avait apprises, il y avait la discipline de soi. Puis, ces coups d’épingles atteignirent son orgueil : tout en maudissant l’idĂ©e qu’il avait eue de venir, il rĂ©solut de supporter l’épreuve, coĂ»te que coĂ»te. Les traits de son visage durcirent et dans ses yeux s’alluma une lueur combative. Il regarda autour de lui plus librement, observant tout avec acuitĂ© et chaque dĂ©tail du bel intĂ©rieur se grava dans son esprit. Rien n’échappa au champ visuel de ses yeux largement ouverts ; devant tant de beautĂ©, leur Ă©clat combatif s’éteignit et fut remplacĂ© par une chaude lueur : car il Ă©tait sensible Ă  la beautĂ©.
Un tableau accrocha son regard et le retint. Il reprĂ©sentait un rocher assailli par une mer en furie, des nuages de tempĂȘte couvraient le ciel bas ; par-delĂ  la barre, toute mĂąture serrĂ©e et donnant tellement de la bande que chaque dĂ©tail du pont apparaissait – un schooner se dĂ©tachait sur un coucher de soleil dramatique. C’était une belle chose et elle l’attira irrĂ©sistiblement. Il oublia sa dĂ©marche maladroite, s’approcha davantage du tableau
 et toute beautĂ© disparut de la toile. Ahuri, il observa ce qui lui semblait Ă  prĂ©sent un barbouillage quelconque, puis recula. Et la magique splendeur reparut. « C’est un trompe-l’Ɠil », se dit-il – et il n’y pensa plus. Pourtant, il ressentit un peu d’indignation ; en effet, comment tant de beautĂ© pouvait-elle ĂȘtre sacrifiĂ©e Ă  un trompe-l’Ɠil ? Il n’y connaissait pas grand-chose en peinture. Son Ă©ducation artistique s’était faite sur des chromos ou des lithographies, dont les contours – nets et dĂ©finis – Ă©taient les mĂȘmes vus de prĂšs ou de loin.
Il est vrai qu’il avait vu des peintures Ă  l’huile Ă  la devanture des boutiques, mais les glaces l’avaient empĂȘchĂ© d’approcher d’assez prĂšs.
Il lança un regard vers son ami qui lisait toujours sa lettre et vit les livres sur la table. Dans ses yeux s’alluma une convoitise ardente, semblable Ă  celle d’un homme mourant de faim, Ă  la vue d’un morceau de pain. Une enjambĂ©e l’amena Ă  la table, oĂč il se mit Ă  manipuler les livres. D’un regard caressant, il passa en revue les titres et les noms des auteurs. Par-ci par-lĂ  il lut certains passages et soudain reconnut un livre qu’il avait lu autrefois. Puis, il tomba sur un volume de Swinburne qu’il se mit Ă  lire attentivement, sans plus penser Ă  l’endroit oĂč il se trouvait. Son visage rayonnait. À deux reprises il retourna le volume pour voir le nom de l’auteur
 « Swinburne ». Il n’oublierait pas ce nom-lĂ . Cet homme savait voir : quel sentiment de la couleur ! Quelle lumiĂšre !
 Mais qui Ă©tait ce Swinburne ? Était-il mort depuis des siĂšcles, comme tant de poĂštes ? ou bien vivait-il, Ă©crivait-il encore ?
 Il retourna au titre : oui, il avait Ă©crit d’autres livres. Eh bien ! dĂšs le lendemain matin, Ă  la bibliothĂšque gratuite, il tĂącherait de mettre la main sur un ouvrage de ce type-lĂ . Puis il se replongea dans le texte et s’y oublia, si bien qu’il ne remarqua pas qu’une jeune femme Ă©tait entrĂ©e. Il ne le sut qu’en entendant la voix d’Arthur qui disait :
– Ruth, voilà M. Eden.
Son doigt marquait encore la page du livre refermĂ© et, avant mĂȘme de se retourner, il tressaillit – moins peut-ĂȘtre Ă  l’apparition de la jeune fille, qu’aux paroles prononcĂ©es par son frĂšre. Ce corps d’athlĂšte cachait une sensibilitĂ© extraordinairement dĂ©veloppĂ©e. Au moindre choc, ses pensĂ©es, ses sympathies, ses Ă©motions s’élançaient, bondissantes comme des flammes vives. Étonnamment rĂ©ceptif, il avait son imagination toujours en Ă©veil qui travaillait sans cesse Ă  Ă©tablir les rapports entre les causes et les effets. « M. Eden » – ces mots l’avaient frappĂ© – lui que toute sa vie on avait appelĂ© « Eden » ou « Martin Eden », ou « Martin » tout court. « Monsieur » !
 quelle chose incongrue ! – Dans son cerveau changĂ© en une vaste chambre noire, dĂ©filĂšrent d’innombrables tableaux de sa vie – chambres de chauffe et gaillards d’avant, campements et rivages, prisons et tavernes, hĂŽpitaux et ruelles sordides – dont l’association se faisait lorsqu’il songeait Ă  la façon dont son nom avait Ă©tĂ© prononcĂ© dans ces divers endroits.
Puis, il se retourna et vit la jeune fille ; les fantasmagories de son cerveau disparurent. C’était une crĂ©ature Ă©thĂ©rĂ©e, pĂąle, aurĂ©olĂ©e de cheveux d’or, aux grands yeux bleus immatĂ©riels. Il ne vit pas comment elle Ă©tait vĂȘtue : il vit seulement que sa robe Ă©tait aussi merveilleuse qu’elle. Et il la compara Ă  une fleur d’or pĂąle sur une tige fragile. Non ! c’était un esprit, une divinitĂ©, une idole !
 Une aussi sublime beautĂ© n’appartenait pas Ă  la terre. Ou bien les livres avaient raison et il y en avait beaucoup comme elle, dans les sphĂšres supĂ©rieures de la vie. Swinburne aurait pu la chanter. Peut-ĂȘtre pensait-il Ă  un ĂȘtre semblable quand il Ă©crivit son Yseult. Une surabondance de visions, de sentiments, de pensĂ©es l’assaillit Ă  la fois. Il la vit tendre le bras et elle le regarda droit dans les yeux en lui donnant une franche poignĂ©e de main, comme un homme. Les femmes qu’il avait connues ne donnaient pas la main ainsi : par le fait la plupart ne la donnaient pas du tout. Un flot de souvenirs l’envahit – mais il les chassa au loin et la regarda. Jamais il n’avait vu de femme semblable ! Quand il songeait Ă  toutes celles qu’il avait connues !
 Pendant une seconde qui lui parut Ă©ternelle, il se figura ĂȘtre transportĂ© au milieu d’une galerie de portraits. Au centre trĂŽnait l’image de Ruth, et toutes devaient subir l’épreuve de la comparaison. Il vit les chlorotiques visages des ouvriĂšres d’usines et les filles niaises et bruyantes de South Market, les gardiennes de bĂ©tail des « ranches » et les femmes basanĂ©es du vieux Mexico qui fumaient leur Ă©ternelle cigarette. Les Japonaises les remplacĂšrent – de vraies poupĂ©es trottinant sur leurs socques de bois ; puis les Eurasiennes, aux traits dĂ©licats et dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s ; et les filles des mers du Sud couronnĂ©es de fleurs aux beaux corps bruns.
Puis tout cela fut effacĂ© par un fourmillement de cauchemar grotesque et terrible – et ce furent les abjectes crĂ©atures du trottoir de Whitechapel, traĂźnant leurs savates, les mĂ©gĂšres bouffies de gin des mauvais lieux et la foule diabolique de ces harpies Ă  la parole orduriĂšre, qui jouent le rĂŽle de femelles auprĂšs des matelots – proies faciles – et qui sont la raclure des ports et la lie de la plus basse humanitĂ©.
– Vous ne voulez pas vous asseoir, monsieur Eden ? dit la jeune fille. Je dĂ©sirais vous voir depuis qu’Arthur nous a tant parlĂ© de vous. Comme vous avez Ă©tĂ© courageux !
Il fit un geste de dĂ©nĂ©gation et murmura qu’il n’avait rien fait du tout et que n’importe qui aurait agi de mĂȘme. Elle remarqua que ses deux mains Ă©taient couvertes d’abrasions non guĂ©ries encore, qu’une cicatrice barrait sa joue ; une autre sur le front, se perdait dans les cheveux, une troisiĂšme disparaissait Ă  demi sous le col empesĂ©. Elle rĂ©prima un sourire Ă  la vue de la raie rouge produite par le frottement du col contre le cou bronzĂ© : Ă©videmment, il n’avait pas l’habitude de porter des cols durs. Son Ɠil fĂ©minin enregistra Ă©galement les vĂȘtements bon marchĂ©, mal coupĂ©s, les faux plis du veston et ceux des manches, qui cachaient mal les biceps saillants.
Tout en protestant qu’il n’avait rien fait du tout, il obĂ©issait Ă  son invitation et se dirigea gauchement vers une chaise en face d’elle. Avec quelle aisance elle s’asseyait !
 Ce lui Ă©tait une impression nouvelle. De toute son existence, il ne s’était jamais demandĂ© s’il Ă©tait dĂ©sinvolte ou gauche.
Il s’assit soigneusement sur le bord de sa chaise, trĂšs embarrassĂ© de ses mains. Partout oĂč il les mettait, elles Ă©taient gĂȘnantes. Arthur quitta la piĂšce et Martin Eden le suivit d’un regard d’envie. Il se sentait perdu, tout seul, dans ce salon, avec cette femme-esprit. Il n’y avait, hĂ©las ! pas le moindre barman Ă  qui demander des boissons, pas de petit groom Ă  envoyer au coin de la rue acheter une bouteille de biĂšre, afin d’établir d’emblĂ©e un courant de sympathie.
– Quelle cicatrice vous avez au cou, monsieur Eden ! dit la jeune fille. Comment ça vous est-il arrivĂ© ? Dans une aventure, j’en suis sĂ»re !
– Un Mexicain, avec son couteau, mademoiselle ! rĂ©pondit-il. (Il passa sa langue sur ses lĂšvres sĂšches et toussa pour s’éclaircir la voix.) Dans une bagarre. Quand je lui ai enlevĂ© son couteau, il a essayĂ© de m’arracher le nez avec ses dents.
C’était mal dit. Mais devant ses yeux passa la vision somptueuse de cette chaude nuit Ă©toilĂ©e, Ă  Salina Cruz : la longue plage blanche, les lumiĂšres des steamers chargĂ©s de sucre, amarrĂ©s au port, les voix des matelots ivres dans le lointain, la bousculade des « stevadores », la lueur fĂ©line des yeux des Mexicains, et soudain, la morsure de l’acier Ă  son cou, le ruissellement du sang, la foule et les cris. Les deux corps – le sien et celui du Mexicain – enlacĂ©s, roulant dans le sable qui volait et – venant d’on ne savait oĂč – le mĂ©lodieux tintement d’une guitare. Tel Ă©tait le tableau – et il vibra en Ă©voquant ce souvenir. L’artiste qui avait peint le schooner, lĂ -bas sur le mur, saurait-il aussi peindre ça ?
 Il pensa que la plage blanche, les Ă©toiles, les lumiĂšres des steamers seraient superbes et aussi, sur le sable, le groupe sombre entourant les combattants. Le couteau Ă©galement ferait bien, il brillerait dans un Ă©clair, sous la lumiĂšre des Ă©toiles ! Mais de tout cela, rien ne transparut dans ses paroles.
– Il a essayĂ© de m’arracher le nez avec ses dents, conclut-il.
– Oh ! fit la jeune fille d’une voix faible. (Il remarqua la contraction de ses traits dĂ©licats.)
Lui-mĂȘme ressentit un choc ; une rougeur d’embarras envahit ses joues hĂąlĂ©es, son visage brĂ»la comme s’il avait Ă©tĂ© exposĂ© Ă  la fournaise de la chaufferie. Évidemment, des rixes au couteau n’étaient pas des sujets de conversation pour une dame ; c’était trop sordide.
Dans ce monde-lĂ , les gens dont parlent les livres n’abordent pas de sujets semblables – peut-ĂȘtre mĂȘme les ignorent-ils.
La conversation qu’ils s’efforçaient de faire dĂ©marrer, subit un petit arrĂȘt. Puis elle le questionna sur la cicatrice de sa joue. Il se rendit compte qu’elle faisait un effort pour se mettre Ă  son niveau. « Je veux me mettre au sien ! » dĂ©cida-t-il en pensĂ©e.
– Ce n’est qu’un accident, dit-il en dĂ©signant sa joue. Une nuit, par grosse mer, le bout-dehors du grand mĂąt a Ă©tĂ© arrachĂ© et aussi le palan. Le bout-dehors Ă©tait en fil d’acier et il se tortillait en l’air comme un serpent. Tous les hommes de garde tĂąchaient de l’attraper. Alors, je me suis jetĂ© dessus et je me suis esquintĂ©.
– Oh ! dit-elle – cette fois avec un accent de comprĂ©hension, mais, dans le fond, son explication Ă©tait de l’hĂ©breu pour elle et elle se demandait ce que pouvait ĂȘtre un « bout-dehors ».
– Ce poĂšte, Swinburne, reprit-il, suivant son idĂ©e, il y a longtemps qu’il est mort ?
– Non, je ne l’ai pas entendu dire ! (Elle le regarda avec curiositĂ©.) OĂč avez-vous fait sa connaissance ?
– Moi ?
 je ne sais mĂȘme pas comment il est fait. Mais avant que vous n’entriez, je venais de lire quelques vers de lui, dans ce livre, lĂ , sur la table. Vous aimez la poĂ©sie ?
Alors, elle se mit Ă  parler, avec vivacitĂ© et naturel, sur le sujet qu’il avait lancĂ©. Il se sentit mieux et s’enfonça un peu plus dans son siĂšge auquel il s’agrippait des deux mains, de peur qu’il ne se dĂ©robe sous lui. Enfin, il Ă©tait parvenu Ă  la faire parler et, pendant qu’elle bavardait, il tĂąchait de la suivre ; il s’émerveillait de toute la science emmagasinĂ©e dans cette jolie tĂȘte et s’imprĂ©gnait de la pĂąle beautĂ© de son visage. Il arrivait Ă  la suivre mais Ă©tait gĂȘnĂ© par les locutions inconnues qu’elle employait, par ses critiques et par le processus de sa pensĂ©e – toutes choses qui lui Ă©taient Ă©trangĂšres, mais qui cependant stimulaient son esprit et le faisaient vibrer. « C’est ça, la vie intellectuelle ! se disait-il, la beautĂ© intense et merveilleuse ! » Il s’oublia et la dĂ©vora des yeux. Vivre pour une femme pareille !
 pour la gagner, pour la conquĂ©rir – et
 mourir pour elle. Les livres avaient raison : de telles femmes existaient – elle en Ă©tait une. Elle donnait des ailes Ă  son imagination et de grandes toiles lumineuses se dĂ©ployaient devant lui, tissĂ©es de vagues et gigantesques silhouettes d’amour, de poĂ©sie et de gestes hĂ©roĂŻques accomplis pour une femme – pour une femme pĂąle comme une fleur d’or. Et, Ă  travers la vision miroitante, palpitante – comme Ă  travers un mirage fĂ©erique – il regardait avidement la femme rĂ©elle, assise auprĂšs de lui qui parlait de littĂ©rature et d’art. Il la regardait fiĂ©vreusement, sans se rendre compte de la fixitĂ© de son regard et du fait que toute la masculinitĂ© de sa nature luisait dans ses yeux. Mais elle, qui savait peu de choses des hommes, sentait la brĂ»lure de ce regard. Jamais aucun homme ne l’avait dĂ©visagĂ©e de cette maniĂšre – et cela la troubla. GĂȘnĂ©e, elle s’interrompit au milieu d’une phrase, le fil de ses idĂ©es Ă©tait coupĂ© net. Il l’effrayait et en mĂȘme temps, elle trouvait agrĂ©able d’ĂȘtre regardĂ©e ainsi. Son Ă©ducation l’avertissait d’un danger et d’une tentation mauvaise, subtile, mystĂ©rieuse. D’autre part, parcourant tout son ĂȘtre, son instinct l’induisait Ă  rejeter l’esprit de caste et Ă  sĂ©duire cet habitant d’un autre monde, ce rude jeune homme aux mains abĂźmĂ©es, au cou marquĂ© Ă  vif par le frottement inaccoutumĂ© d’un faux col et qui, trop Ă©videmment, Ă©tait souillĂ©, dĂ©gradĂ© par une pĂ©nible existence. Elle Ă©tait pure et son sens de la propretĂ© morale se rĂ©voltait – mais elle Ă©tait femme et elle commençait Ă  apprendre les paradoxes de la femme.
– Comme je vous le disais
 Mais que vous disais-je donc ? (Elle s’arrĂȘta court et rit de son Ă©tourderie.)
– Vous disiez que cet homme – Swinburne – n’a pas Ă©tĂ© un grand poĂšte, parce que
 et vous n’ĂȘtes pas allĂ©e plus loin, mademoiselle, dit-il avec empressement. (Il se sentit tout Ă  coup une sorte de faim et de dĂ©licieux petits frissons montaient et descendaient le long de son Ă©pine dorsale en Ă©coutant le son de son rire.)
« Comme en argent ! se dit-il. – Comme un carillon de sonnettes d’argent. »
Et Ă  l’instant – et pour un instant seulement – il se sentit transportĂ© dans un pays lointain, oĂč, sous des cerisiers en fleur, il fumait une cigarette, en Ă©coutant les clochettes d’une pagode pointue appelant Ă  la priĂšre les fidĂšles aux sandales de raphia.
– Oui, merci, dit-elle. Swinburne nous déçoit, en somme, parce que, mon Dieu
 il manque de dĂ©licatesse. Beaucoup de ses poĂšmes ne devraient mĂȘme pas ĂȘtre lus. Un vraiment grand poĂšte n’écrit pas une ligne qui ne soit pleine de vĂ©ritĂ© et ne s’adresse Ă  tout ce qui est noble et pur en vous. On ne devrait pouvoir supprimer aucune ligne d’un grand poĂšte sans occasionner une irrĂ©parable perte pour le patrimoine commun !
– Ça m’a paru beau, dit-il, en hĂ©sitant, le peu que j’en ai lu. Je ne me doutais pas que c’était un
 individu aussi peu recommandable. Je suppose que ça ressort mieux dans ses autres livres.
– Dans le volume que vous lisiez, il y a bien des choses qui auraient pu ĂȘtre Ă©vitĂ©es, dit-elle d’une voix nette, dogmatique.
– Je dois les avoir manquĂ©es, affirma-t-il. Ce que j’ai lu Ă©tait Ă©patant. C’était lumineux, brillant et ça m’a traversĂ©, ça m’a chauffĂ© comme le soleil et Ă©clairĂ© comme un projecteur. VoilĂ  l’effet que ça m’a fait
 Mais il se peut bien que je ne connaisse pas grand-chose Ă  la poĂ©sie, mademoiselle.
Il s’arrĂȘta, car il Ă©tait gĂȘnĂ©. Il Ă©tait confus, terriblement conscient de son inaptitude Ă  s’exprimer. Il sentait la grandeur, l’intensitĂ© de ce qu’il avait lu, mais les mots n’obĂ©issaient pas Ă  sa pensĂ©e, il ne pouvait dĂ©crire ce qu’il ressentait et se compara lui-mĂȘme Ă  un matelot, perdu par une nuit sombre sur une mer inconnue, et manƓuvrant Ă  l’aveuglette. Eh bien ! dĂ©cida-t-il, c’était Ă  lui de s’habituer Ă  ce nouveau monde. Il n’y avait rien dont il ne fĂ»t venu Ă  bout quand il le voulait et il Ă©tait temps d’apprendre Ă  dire ce qu’il sentait en lui, pour qu’Elle le comprenne. « Elle » remplissait dĂ©jĂ  tout son horizon.
– Parlons Ă  prĂ©sent de Longfellow, dit-elle.
– Oui, j’ai lu, interrompit-il vivement, dĂ©sireux de faire valoir son petit...

Table of contents

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  44. 43
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  46. 45
  47. Notes de bas de page