Ramuntcho
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Ramuntcho

About this book

Ramuntcho was written in the year 1897 by Pierre Loti. This book is one of the most popular novels of Pierre Loti, and has been translated into several other languages around the world.

This book is published by Booklassic which brings young readers closer to classic literature globally.

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Information

PREMIÈRE PARTIE

I

Les tristes courlis, annonciateurs de l’automne, venaient d’apparaĂźtre en masse dans une bourrasque grise, fuyant la haute mer sous la menace des tourmentes prochaines. A l’embouchure des riviĂšres mĂ©ridionales, de l’Adour, de la Nivelle, de la Bidassoa qui longe l’Espagne, ils erraient au-dessus des eaux dĂ©jĂ  froidies, volant bas, rasant de leurs ailes le miroir des surfaces. Et leurs cris, Ă  la tombĂ©e de la nuit d’octobre, semblaient sonner la demi-mort annuelle des plantes Ă©puisĂ©es.
Sur les campagnes pyrĂ©nĂ©ennes, toutes de broussailles ou de grands bois, les mĂ©lancolies des soirs pluvieux d’arriĂšre-saison descendaient lentement, enveloppantes comme des suaires, tandis que Ramuntcho (1) cheminait par le sentier de mousse, sans bruit, chaussĂ© de semelles de cordes, souple et silencieux dans sa marche de montagnard.
(1) Raymond, Ramon, Ramuntcho : le mĂȘme nom.
Ramuntcho arrivait Ă  pied de trĂšs loin, remontait des rĂ©gions qui avoisinent la mer de Biscaye, vers sa maison isolĂ©e, qui Ă©tait lĂ -haut dans beaucoup d’ombre, prĂšs de la frontiĂšre espagnole.
Autour du jeune passant solitaire, qui montait si vite sans peine et dont la marche en espadrilles ne s’entendait pas, des lointains, toujours plus profonds, se creusaient de tous cĂŽtĂ©s, trĂšs estompĂ©s de crĂ©puscule et de brume.
L’automne, l’automne s’indiquait partout. Les maĂŻs, herbages des lieux bas, si magnifiquement verts au printemps, Ă©talaient des nuances de paille morte au fond des vallĂ©es, et, sur tous les sommets, des hĂȘtres et des chĂȘnes s’effeuillaient. L’air Ă©tait presque froid ; une humiditĂ© odorante sortait de la terre moussue, et, de temps Ă  autre, il tombait d’en haut quelque ondĂ©e lĂ©gĂšre. On la sentait proche et angoissante, cette saison des nuages et des longues pluies, qui revient chaque fois avec son mĂȘme air d’amener l’épuisement dĂ©finitif des sĂšves et l’irrĂ©mĂ©diable mort, – mais qui passe comme toutes choses et qu’on oublie, au suivant renouveau.
Partout, dans la mouillure des feuilles jonchant la terre, dans la mouillure des herbes longues et couchées, il y avait des tristesses de fin, de muettes résignations aux décompositions fécondes.
Mais l’automne, lorsqu’il vient finir les plantes, n’apporte qu’une sorte d’avertissement lointain Ă  l’homme un peu plus durable, qui rĂ©siste, lui, Ă  plusieurs hivers et se laisse plusieurs fois leurrer au charme des printemps. L’homme, par les soirs pluvieux d’octobre et de novembre, Ă©prouve surtout l’instinctif dĂ©sir de s’abriter au gĂźte, d’aller se rĂ©chauffer devant l’ñtre, sous le toit que tant de millĂ©naires amoncelĂ©s lui ont progressivement appris Ă  construire. – Et Ramuntcho sentait s’éveiller au fond de soi-mĂȘme les vieilles aspirations ancestrales vers le foyer basque des campagnes, le foyer isolĂ©, sans contact avec les foyers voisins ; il se hĂątait davantage vers le primitif logis, oĂč l’attendait sa mĂšre.
Çà et lĂ , on les apercevait au loin, indĂ©cises dans le crĂ©puscule, les maisonnettes basques, trĂšs distantes les unes des autres, points blancs ou grisĂątres, tantĂŽt au fond de quelque gorge entĂ©nĂ©brĂ©e, tantĂŽt sur quelque contrefort des montagnes aux sommets perdus dans le ciel obscur ; presque nĂ©gligeables, ces habitations humaines, dans l’ensemble immense de plus en plus confus des choses ; nĂ©gligeables et s’annihilant mĂȘme tout Ă  fait, Ă  cette heure, devant la majestĂ© des solitudes et de l’éternelle nature forestiĂšre.
Ramuntcho s’élevait rapidement, leste, hardi et jeune, enfant encore, capable de jouer en route, comme s’amusent les petits montagnards, avec un caillou, un roseau, ou une branche que l’on taille en marchant. L’air se faisait plus vif, les alentours plus Ăąpres, et dĂ©jĂ  ne s’entendaient plus les cris des courlis, leurs cris de poulie rouillĂ©e, sur les riviĂšres d’en bas. Mais Ramuntcho chantait l’une de ces plaintives chansons des vieux temps, qui se transmettent encore au fond des campagnes perdues, et sa naĂŻve voix s en allait dans la brume ou la pluie, parmi les branches mouillĂ©es des chĂȘnes, sous le grand suaire toujours plus sombre de l’isolement, de l’automne et du soir.
Pour regarder passer, trĂšs loin au-dessous de lui, un char Ă  bƓufs, il s’arrĂȘta un instant, pensif. Le bouvier qui menait le lent attelage chantait aussi ; par un sentier rocailleux et mauvais, cela descendait dans un ravin baignĂ© d’une ombre dĂ©jĂ  nocturne.
Et bientĂŽt cela disparut Ă  un tournant, masquĂ© tout Ă  coup par des arbres, et comme Ă©vanoui dans un gouffre. Alors Ramuntcho sentit l’étreinte d’une mĂ©lancolie subite, inexpliquĂ©e comme la plupart de ses impressions complexes, et, par un geste habituel, tout en reprenant sa marche moins alerte, il ramena en visiĂšre, sur ses yeux gris trĂšs vifs et trĂšs doux, le rebord de son bĂ©ret de laine.
Pourquoi ?
 Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, ce chariot, ce bouvier chanteur qu’il ne connaissait mĂȘme pas ?
 Évidemment rien
 Cependant, de les avoir vus ainsi disparaĂźtre pour aller se gĂźter, comme sans doute chaque nuit, en quelque mĂ©tairie isolĂ©e dans un bas fond, la comprĂ©hension lui Ă©tait venue, plus exacte, de ces humbles existences de paysan, attachĂ©es Ă  la terre et au champ natal, de ces vies humaines aussi dĂ©pourvues de joies que celles des bĂȘtes de labour, mais avec des dĂ©clins plus prolongĂ©s et plus lamentables. Et, en mĂȘme temps, dans son esprit avait passĂ© l’intuitive inquiĂ©tude des ailleurs, des mille choses autres que l’on peut voir ou faire en ce monde et dont on peut jouir ; un chaos de demi-pensĂ©es troublantes, de ressouvenirs ataviques et de fantĂŽmes venait furtivement de s’indiquer, aux trĂ©fonds de son Ăąme d’enfant sauvage

C’est qu’il Ă©tait, lui, Ramuntcho, un mĂ©lange de deux races trĂšs diffĂ©rentes et de deux ĂȘtres que sĂ©parait l’un de l’autre, si l’on peut dire, un abĂźme de plusieurs gĂ©nĂ©rations. Créé par la fantaisie triste d’un des raffinĂ©s de nos temps de vertige, il avait Ă©tĂ© inscrit Ă  sa naissance comme « fils de pĂšre inconnu « et ne portait d’autre nom que celui de sa mĂšre. Aussi ne se sentait-il pas entiĂšrement pareil Ă  ses compagnons de jeux ou de saines fatigues.
Silencieux pour un moment, il marchait moins vite vers son logis, par les sentiers dĂ©serts serpentant sur les hauteurs. En lui, le chaos des choses autres, des ailleurs lumineux, des splendeurs ou des Ă©pouvantes Ă©trangĂšres Ă  sa propre vie, s’agitait confusĂ©ment, cherchant Ă  se dĂ©mĂȘler
 Mais non, tout cela, qui Ă©tait l’insaisissable et l’incomprĂ©hensible, restait sans lien, sans suite et sans forme, dans des tĂ©nĂšbres

A la fin, n’y pensant plus, il recommença de chanter sa chanson : elle disait, par couplets monotones, les plaintes d’une fileuse de lin dont l’amant, parti pour une guerre Ă©loignĂ©e, tardait Ă  revenir ; elle Ă©tait en cette mystĂ©rieuse langue euskarienne dont l’ñge semble incalculable et dont l’origine demeure inconnue. Et peu Ă  peu, sous l’influence de la mĂ©lodie ancienne, du vent et de la solitude, Ramuntcho se retrouva ce qu’il Ă©tait au dĂ©but de sa course, un simple montagnard basque de seize Ă  dix-sept ans, formĂ© comme un homme, mais gardant des ignorances et des candeurs de tout petit garçon.
BientĂŽt il aperçut EtchĂ©zar, sa paroisse, son clocher massif comme un donjon de forteresse ; auprĂšs de l’église, quelques maisons Ă©taient groupĂ©es ; les autres, plus nombreuses, avaient prĂ©fĂ©rĂ© se dissĂ©miner aux environs, parmi des arbres, dans des ravins ou sur des escarpements. La nuit tombait tout Ă  fait, hĂątive ce soir, Ă  cause des voiles sombres accrochĂ©s aux grandes cimes.
Autour de ce village, en haut ou bien dans les vallĂ©es d’en dessous, le pays basque apparaissait en ce moment comme une confusion de gigantesques masses obscures. De longues nuĂ©es dĂ©rangeaient les perspectives ; toutes les distances, toutes les profondeurs Ă©taient devenues inapprĂ©ciables, les changeantes montagnes semblaient avoir grandi dans la nĂ©buleuse fantasmagorie du soir. L’heure, on ne sait pourquoi, se faisait Ă©trangement solennelle, comme si l’ombre des siĂšcles passĂ©s allait sortir de la terre. Sur ce vaste soulĂšvement qui s’appelle PyrĂ©nĂ©es, on sentait planer quelque chose qui Ă©tait peut-ĂȘtre l’ñme finissante de cette race, dont les dĂ©bris se sont lĂ  conservĂ©s et Ă  laquelle Ramuntcho appartenait par sa mĂšre

Et l’enfant, composĂ© de deux essences si diverses, qui cheminait seul vers son logis, Ă  travers la nuit et la pluie, recommençait Ă  Ă©prouver, au fond de son ĂȘtre double, l’inquiĂ©tude des inexplicables ressouvenirs.
Enfin il arriva devant sa maison, – qui Ă©tait trĂšs Ă©levĂ©e, Ă  la mode basque, avec de vieux balcons en bois sous d’étroites fenĂȘtres, et dont les vitres jetaient dans la nuit du dehors une lueur de lampe. PrĂšs d’entrer, le bruit lĂ©ger de sa marche s’attĂ©nua encore dans l’épaisseur des feuilles mortes : les feuilles de ces platanes taillĂ©s en voĂ»te qui, suivant l’usage du pays, forment une sorte d’atrium devant chaque demeure.
Elle reconnaissait de loin le pas de son fils, la sĂ©rieuse Franchita, pĂąle et droite dans ses vĂȘtements noirs, – celle qui jadis avait aimĂ© et suivi l’étranger ; puis, qui, sentant l’abandon prochain, Ă©tait courageusement revenue au village pour habiter seule la maison dĂ©labrĂ©e de ses parents morts. PlutĂŽt que de rester dans la grande ville lĂ -bas, et d’y ĂȘtre gĂȘnante et quĂ©mandeuse, elle avait vite rĂ©solu de partir, de renoncer Ă  tout, de faire un simple paysan basque de ce petit Ramuntcho qui, Ă  son entrĂ©e dans la vie, avait portĂ© des robes brodĂ©es de soie blanche.
Il y avait quinze ans de cela, quinze ans qu’elle Ă©tait revenue, clandestinement, Ă  une tombĂ©e de nuit pareille Ă  celle-ci. Dans les premiers temps de ce retour, muette et hautaine avec ses compagnes d’autrefois par crainte de leurs dĂ©dains, elle ne sortait que pour aller Ă  l’église, la mantille de drap noir abaissĂ©e sur les yeux. Puis, Ă  la longue, les curiositĂ©s apaisĂ©es, elle avait repris ses habitudes d’avant, si vaillante d’ailleurs et si irrĂ©prochable que tous l’avaient pardonnĂ©e.
Pour accueillir et embrasser son fils, elle sourit de joie et de tendresse ; mais, silencieux par nature, renfermĂ©s tous deux, ils ne se disaient guĂšre que ce qu’il Ă©tait utile de se dire.
Lui, s’assit Ă  sa place accoutumĂ©e, pour manger la soupe et le plat fumant qu’elle lui servit sans parler. La salle, soigneusement peinte Ă  la chaux, s’égayait Ă  la lueur subite d’une flambĂ©e de branches, dans la cheminĂ©e haute et large, garnie d’un feston de calicot blanc. Dans des cadres, accrochĂ©s en bon ordre, il y avait les images de premiĂšre communion de Ramuntcho, et diffĂ©rentes figures de saints ou de saintes, avec des lĂ©gendes basques ; puis la Vierge du Pilar, la Vierge des angoisses, et des chapelets, des rameaux bĂ©nits. Les ustensiles du mĂ©nage luisaient, bien alignĂ©s sur des planches scellĂ©es aux murailles ; – chaque Ă©tagĂšre toujours ornĂ©e d’un de ces volants en papier rose, dĂ©coupĂ©s et ajourĂ©s, qui se fabriquent en Espagne et oĂč sont invariablement imprimĂ©es des sĂ©ries de personnages dansant avec des castagnettes, ou bien des scĂšnes de la vie des torĂ©adors. Dans cet intĂ©rieur blanc, devant cette cheminĂ©e joyeuse et claire, on Ă©prouvait une impression de chez soi, un tranquille bien-ĂȘtre, qu’augmentait encore la notion de la grande nuit mouillĂ©e d’alentour, du grand noir des vallĂ©es, des montagnes et des bois.
Franchita, comme chaque soir, regardait longuement son fils, le regardait embellir et croĂźtre, prendre de plus en plus un air de dĂ©cision et de force, Ă  mesure qu’une moustache brune se dessinait davantage au-dessus de ses lĂšvres fraĂźches.
Quand il eut soupé, mangé avec son appétit de jeune montagnard plusieurs tranches de pain et bu deux verres de cidre, il se leva, disant :
« Je m’en vais dormir, car nous avons du travail pour cette nuit.
– Ah ! demanda la mĂšre, et Ă  quelle heure dois-tu te rĂ©veiller ?
– A une heure, sitĂŽt la lune couchĂ©e. On viendra siffler sous la fenĂȘtre.
– Et qu’est-ce que c’est ?
– Des ballots de soie et des ballots de velours.
– Et avec qui vas-tu ?
– Les mĂȘmes que d’habitude : Arrochkoa, Florentino et les frĂšres Iragola. C’est comme l’autre nuit, pour le compte d’Itchoua, avec qui je viens de m’engager
 Bonsoir, ma mĂšre !
 Oh ! nous ne serons pas tard dehors, et, sĂ»r, je rentrerai avant l’heure de la messe
 »
Alors, Franchita pencha la tĂȘte sur l’épaule solide de son fils, avec une cĂąlinerie presque enfantine, diffĂ©rente tout Ă  coup de sa maniĂšre habituelle ; et, la joue contre la sienne, elle resta longuement et tendrement appuyĂ©e, comme pour dire, dans un confiant abandon de volontĂ© : « Cela me trouble encore un peu, ces entreprises de nuit ; mais, rĂ©flexion faite, ce que tu veux est toujours bien ; je ne suis qu’une dĂ©pendance de toi, et toi, tu es tout
 »
Sur l’épaule de l’étranger, jadis, elle avait coutume de s’appuyer et de s’abandonner ainsi, dans le temps oĂč elle l’aimait.
Quand Ramuntcho fut montĂ© dans sa petite chambre, elle demeura songeuse plus longtemps que de coutume avant de reprendre son travail d’aiguille
 Ainsi, cela devenait dĂ©cidĂ©ment son mĂ©tier, ces courses nocturnes oĂč l’on risque de recevoir les balles des carabiniers d’Espagne !
 D’abord il avait commencĂ© par amusement, par bravade, comme font la plupart d’entre eux, et comme en ce moment dĂ©butait son ami Arrochkoa dans la mĂȘme bande que lui ; ensuite, peu Ă  peu, il s’était fait un besoin de cette continuelle aventure des nuits noires ; il dĂ©sertait de plus en plus, pour ce mĂ©tier rude, l’atelier en plein vent du charpentier, oĂč elle l’avait mis en apprentissage, Ă  tailler des solives dans des troncs de chĂȘnes.
Et voilĂ  donc ce qu’il serait dans la vie, son petit Ramuntcho, autrefois si choyĂ© en robe blanche et pour qui elle avait naĂŻvement fait tant de rĂȘves : contrebandier !
 Contrebandier et joueur de pelote, deux choses d’ailleurs qui vont bien ensemble et qui sont basques essentiellement.
Elle hĂ©sitait pourtant encore Ă  lui laisser suivre cette voie imprĂ©vue. Non par dĂ©dain pour les contrebandiers, oh ! non, car son pĂšre, Ă  elle, l’avait Ă©tĂ© ; ses deux frĂšres aussi ; l’aĂźnĂ© tuĂ© d’une balle espagnole au front, une nuit qu’il traversait Ă  la nage la Bidassoa, le second rĂ©fugiĂ© aux AmĂ©riques pour Ă©chapper Ă  la prison de Bayonne ; l’un et l’autre respectĂ©s pour leur audace et leur force
 Non, mais lui, Ramuntcho, le fils de l’étranger, lui, sans doute, aurait pu prĂ©tendre Ă  l’existence moins dure des hommes de la ville, si, dans un mouvement irrĂ©flĂ©chi et un peu sauvage, elle ne l’avait pas sĂ©parĂ© de son pĂšre pour le ramener Ă  la montagne basque
 En somme, il n’était pas sans cƓur, le pĂšre de Ramuntcho ; quand fatalement il s’était lassĂ© d’elle, il avait fait quelques efforts pour ne pas le laisser voir et jamais il ne l’aurait abandonnĂ©e avec son enfant, si, d’elle-mĂȘme, par fiertĂ©, elle n’était partie
 Alors ce serait peut-ĂȘtre un devoir, aujourd’hui, de lui Ă©crire, pour lui demander de s’occuper de ce fils

Et maintenant l’image de Gracieuse se prĂ©sentait tout naturellement Ă  son esprit, comme chaque fois qu’elle songeait Ă  l’avenir de Ramuntcho ; celle-lĂ , c’était la petite fiancĂ©e que, depuis tantĂŽt dix ans, elle souhaitait pour lui. (Dans les campagnes encore en arriĂšre des façons actuelles, c’est l’usage de se marier tout jeune, souvent mĂȘme de se connaĂźtre et de se choisir dĂšs les premiĂšres annĂ©es de la vie.) Une petite aux cheveux Ă©bouriffĂ©s en nuage d’or, fille d’une amie d’enfance Ă  elle, Franchita, d’une certaine DolorĂšs Detcharry, qui avait toujours Ă©tĂ© orgueilleuse – et qui Ă©tait restĂ©e mĂ©prisante depuis l’époque de la grande faute

Certes, l’intervention du pĂšre dans l’avenir de Ramuntcho serait un appoint dĂ©cisif pour obtenir la main de cette petite – et permettrait mĂȘme de la demander Ă  DolorĂšs avec une certaine hauteur, aprĂšs les rivalitĂ©s anciennes
 Mais Franchita sentait un grand trouble la pĂ©nĂ©trer tout entiĂšre, Ă  mesure que se prĂ©cisait en elle la pensĂ©e de s’adresser Ă  cet homme, de lui Ă©crire demain, de le revoir peut-ĂȘtre, de remuer cette cendre
 Et puis, elle retrouvait en souvenir le regard si souvent assombri de l’étranger, elle se rappelait ses vagues paroles de lassitude infinie, d’incomprĂ©hensible dĂ©sespĂ©rance ; il avait l’air de voir toujours, au-delĂ  de son horizon Ă  elle, des lointains de gouffres et de tĂ©nĂšbres, et, bien qu’il ne fĂ»t pas un insulteur des choses sacrĂ©es, jamais il ne priait, lui donnant ce surcroĂźt de remords de s’ĂȘtre alliĂ©e Ă  quelque paĂŻen pour qui le ciel resterait fermĂ©. Ses amis, d’ailleurs, Ă©taient pareils Ă  lui, des raffinĂ©s aussi, sans foi, sans priĂšre, Ă©changeant entre eux, Ă  demi-mots lĂ©gers, des pensĂ©es d’abĂźme
 Mon Dieu, si Ramuntcho Ă  leur contact allait devenir comme eux tous ! – et dĂ©serter les Ă©glises, fuir les sacrements et la messe !
 Alors, elle se remĂ©morait les lettres de son vieux pĂšre, – aujourd’hui dĂ©composĂ© dans la terre profonde, sous une dalle de granit, contre les fondations de son Ă©glise paroissiale, – ces lettres en langue euskarienne qu’il lui adressait lĂ -bas, aprĂšs les premiers mois d’indignation et de silence, dans la ville oĂč elle avait traĂźnĂ© sa faute : « Au moins, ma pauvre Franchita, ma fille, es-tu dans un pays oĂč les hommes sont pieux et vont rĂ©guliĂšrement aux Ă©glises ?
 » Oh ! non, ils n’étaient guĂšre pieux, les hommes de la grande ville, pas plus les Ă©lĂ©gants dont le pĂšre de Ramuntcho faisait sa compagnie, que les plus humbles travailleurs du quartier de banlieue oĂč elle vivait cachĂ©e ; tous, emportĂ©s par un mĂȘme courant loin des dogmes hĂ©rĂ©ditaires, loin des antiques symboles
 Et Ramuntcho, dans de tels milieux, comment rĂ©sisterait-il ?
D’autres raisons encore, moindres peut-ĂȘtre, l’arrĂȘtaient aussi. Sa dignitĂ© hautaine qui lĂ -bas, dans cette ville, l’avait maintenue honnĂȘte et solitaire, se cabrait vraiment Ă  l’idĂ©e qu’il faudrait reparaĂźtre en solliciteuse devant son amant d’autrefois. Puis, son bon sens supĂ©rieur, que rien n’avait jamais pu Ă©garer ni Ă©blouir, lui disait du reste qu’il Ă©tait trop tard Ă  prĂ©sent pour tout changer ; que Ramuntcho, jusqu’ici ig...

Table of contents

  1. Titre
  2. PREMIÈRE PARTIE
  3. DEUXIÈME PARTIE
  4. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique