Histoire d'un paysan - 1792 - La Patrie en danger
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Histoire d'un paysan - 1792 - La Patrie en danger

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Histoire d'un paysan - 1792 - La Patrie en danger

About this book

«Moi, je suis un homme du peuple, et j'écris pour le peuple. Je raconte ce qui s'est passé sous mes yeux.J'ai vu l'ancien régime avec ses lettres de cachet, son gouvernement du bon plaisir, sa dßme, ses corvées, ses jurandes, ses barriÚres, ses douanes intérieures, ses capucins crasseux mendiant de porte en porte, ses privilÚges abominables, sa noblesse et son clergé, qui possédaient à eux seuls les deux tiers du territoire de la France! J'ai vu les états-généraux de 1789 et l'émigration, l'invasion des Prussiens et des Autrichiens, et la patrie en danger, la guerre civile, la Terreur, la levée en masse! enfin toutes ces choses grandes et terribles, qui étonneront les hommes jusqu'à la fin des siÚcles.C'est donc l'histoire de vos grands-pÚres, à vous tous, bourgeois, ouvriers, soldats et paysans, que je raconte, l'histoire de ces patriotes courageux qui ont renversé les bastilles, détruit les privilÚges, aboli la noblesse, proclamé les Droits de l'homme, fondé l'égalité des citoyens devant la loi sur des bases inébranlables, et bousculé tous les rois de l'Europe, qui voulaient nous remettre la corde au cou.»

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Information

Chapitre 1

Je vous ai racontĂ© les misĂšres du peuple avant 1789 : la masse d’impĂŽts qu’on nous faisait supporter ; le compte rendu de Necker, oĂč l’on apprit qu’il existait un gros dĂ©ficit tous les ans ; la dĂ©claration du parlement de Paris, que les Ă©tats gĂ©nĂ©raux avaient seuls le droit de voter les impĂŽts ; les tours de Calonne et de Brienne pour avoir de l’argent ; les deux rĂ©unions de notables, qui refusĂšrent d’imposer leurs propres biens ; et finalement, quand il fallut payer ou faire banqueroute, la convocation des Ă©tats gĂ©nĂ©raux Ă  Versailles, aprĂšs cent soixante-quinze ans d’interruption.
Je vous ai dit que nos dĂ©putĂ©s avaient l’ordre Ă©crit d’abolir les barriĂšres intĂ©rieures, qui gĂȘnaient le commerce ; les maĂźtrises et jurandes, qui gĂȘnaient l’industrie, les dĂźmes et droits fĂ©odaux, qui gĂȘnaient l’agriculture ; la vĂ©nalitĂ© des charges et offices, contraire Ă  la justice ; les tortures et autres barbaries, contraires Ă  l’humanitĂ© ; et les vƓux des moines, contraires aux familles, aux bonnes mƓurs et au bon sens.
Voilà ce que demandaient tous les cahiers du tiers état.
Mais le roi n’avait convoquĂ© les dĂ©putĂ©s du tiers que pour accepter les dĂ©penses de la cour, des seigneurs et des Ă©vĂȘques, pour rĂ©gler le dĂ©ficit et tout mettre sur le dos des bourgeois, des ouvriers et des paysans. C’est pourquoi la noblesse et le clergĂ©, voyant qu’ils voulaient avant tout abolir les privilĂšges, refusĂšrent de se rĂ©unir Ă  eux et les accablĂšrent de tant d’humiliations, qu’ils se redressĂšrent d’un coup, jurĂšrent de ne se sĂ©parer qu’aprĂšs avoir fait la constitution, et se proclamĂšrent AssemblĂ©e nationale.
C’est ce que nous avait Ă©crit Chauvel ; vous avez vu sa lettre.
Lorsque ces nouvelles arrivĂšrent au pays, la disette Ă©tait encore si grande, que les pauvres vivaient de l’herbe des champs, en la faisant bouillir avec un peu de sel. Par bonheur le bois ne manquait pas ; l’orage montait : les gardes de monseigneur le cardinal-Ă©vĂȘque restaient tranquillement chez eux, pour ne pas rencontrer les dĂ©linquants. Oui, c’était terrible !
 terrible pour tout le monde, mais principalement pour les employĂ©s du fisc, pour les justiciers et tous ceux qui vivaient de l’argent du roi. Ces gens graves, prĂ©vĂŽts, conseillers, syndics, tabellions, procureurs, de pĂšre en fils, se trouvaient comme logĂ©s dans une de ces vieilles maisons de Saverne, toutes vermoulues et dĂ©crĂ©pites, de vĂ©ritables nids Ă  rats, qui durent depuis des siĂšcles et qui tomberont aux premiers coups de pioche. Ils le savaient, ils sentaient que cela menaçait ruine, et vous regardaient du coin de l’Ɠil, d’un air inquiet ; ils oubliaient de poudrer leurs perruques et ne venaient plus danser leurs menuets au Tivoli.
Les nouvelles de Versailles se rĂ©pandaient jusque dans les derniers villages. On attendait encore quelque chose, personne n’aurait pu dire quoi ! Le bruit courait que nos dĂ©putĂ©s Ă©taient entourĂ©s de soldats ; qu’on voulait leur faire peur, ou peut-ĂȘtre les massacrer. Ceux qui passaient Ă  l’auberge des Trois-Pigeons ne parlaient plus que de cela. MaĂźtre Jean s’écriait :
– À quoi pensez-vous ? Est-ce que notre bon roi est capable de commettre des abominations ? Est-ce qu’il n’a pas convoquĂ© lui-mĂȘme des dĂ©putĂ©s de son peuple, pour connaĂźtre nos besoins et faire Ă  tous notre bonheur ? Otez-vous donc ces idĂ©es de la tĂȘte !
Les autres, du Harberg ou de Dagsbourg, le poing sur la table, ne rĂ©pondaient pas ; ils s’en allaient pensifs, et maĂźtre Jean disait :
– Dieu veuille que la reine et le comte d’Artois n’essayent pas de faire un mauvais coup, car ceux qui n’ont plus rien à perdre ont tout à gagner ; et si la bataille commence, personne de nous n’en verra la fin.
Il avait bien raison ; pas un de ceux qui vivaient alors, nobles, bourgeois ou paysans, n’a vu la fin de la rĂ©volution ; elle dure encore, et ne finira que si l’esprit de douceur, de justice et de bon sens arrive une fois chez nous.
Les choses traĂźnĂšrent ainsi plusieurs semaines ; le temps des petites rĂ©coltes Ă©tait venu, la famine diminuait dans nos villages, et l’on commençait Ă  se calmer, quand le 18 juillet, la nouvelle se rĂ©pandit que Paris Ă©tait en feu, qu’on avait voulu cerner l’AssemblĂ©e nationale pour la dissoudre, que la municipalitĂ© s’était soulevĂ©e contre le roi, qu’elle avait armĂ© les bourgeois, que le peuple se battait dans les rues contre les rĂ©giments Ă©trangers, et que les gardes-françaises tenaient avec la ville.
Aussitît la lettre de Nicolas nous revint à l’esprit et cela nous parut naturel.
Tous les gens qui revenaient de Phalsbourg rĂ©pĂ©taient les mĂȘmes choses ; le rĂ©giment de La FĂšre Ă©tait consignĂ© dans les casernes, et d’heure en heure des courriers s’arrĂȘtaient Ă  l’hĂŽtel du gouverneur, puis filaient ventre Ă  terre en Alsace.
Qu’on se reprĂ©sente l’étonnement du monde ! On n’avait pas encore l’habitude des rĂ©volutions comme de nos jours ; l’idĂ©e d’en faire ne vous venait jamais. Ce fut une grande Ă©pouvante.
Ce jour-lĂ  rien ne bougea, les nouvelles Ă©taient arrĂȘtĂ©es ; mais le lendemain on apprit l’enlĂšvement de la Bastille ; on sut que les Parisiens Ă©taient maĂźtres de tout ; qu’ils avaient des fusils, de la poudre, des canons, et cela produisit un si grand effet, que les montagnards descendirent avec leurs haches, leurs fourches et leurs faux en Alsace et en Lorraine ; ils passaient par bandes, en criant :
– À Marmoutier !
– À Saverne !
– À Neuviller !
– À Lixheim !
Ils se rĂ©pandaient comme des fourmiliĂšres, et dĂ©molissaient jusqu’aux baraques des hardiers, jusqu’aux maisons des gardes forestiers du prince-Ă©vĂȘque, sans parler des bureaux d’octroi et des barriĂšres sur les grandes routes.
Létumier, Huré, Cochard et les autres du village vinrent aussi prendre maßtre Jean, pour ne pas rester en arriÚre de Mittelbronn, des Quatre-Vents et de Lutzelbourg. Lui criait :
– Laissez-moi tranquille !
 Faites ce qui vous plaira !
 Je ne me mĂȘle de rien.
Mais comme presque tous les villages d’Alsace avaient dĂ©jĂ  brĂ»lĂ© les papiers des couvents et des seigneurs, et que les Baraquins voulaient aussi brĂ»ler ceux de la commune, au couvent des Tiercelins Ă  Lixheim, il mit son habit, pour tĂącher de sauver nos titres. Nous partĂźmes ensemble, Cochard, LĂ©tumier, HurĂ©, maĂźtre Jean, moi, tout le village.
Il fallait entendre les cris des montagnards dans la plaine, il fallait voir les bĂ»cherons, les schlitteurs, les sĂ©gares, tout dĂ©braillĂ©s, les haches, les pioches, les faux et les fourches en l’air par milliers. Les cris montaient et descendaient comme le roulement de l’eau sur l’écluse des Trois-Étangs ; et les femmes aussi s’en mĂȘlaient, leurs tignasses pendantes et la hachette Ă  la main.
À Mittelbronn, chez Forbin, il ne restait plus pierre sur pierre ; tous les papiers Ă©taient brĂ»lĂ©s, le toit Ă©tait enfoncĂ© dans la cave. À Lixheim, on marchait dans les plumes et la paille des paillasses jusqu’au ventre : on vidait tout par les fenĂȘtres des malheureux juifs ; on hachait leurs meubles. Quand les gens sont lĂąchĂ©s, ils ne se connaissent plus ; ils confondent la religion, l’amour de l’argent, la vengeance, tout !
J’ai vu les pauvres juifs se sauver du cĂŽtĂ© de la ville : leurs femmes et leurs filles, les petits enfants sur les bras, criant comme des folles, et les vieux trĂ©buchant derriĂšre, en sanglotant. Et pourtant quels autres avaient plus souffert que ces malheureux, sous nos rois ? Lesquels avaient eu plus Ă  se plaindre ? – Mais on ne songeait plus Ă  rien.
Le couvent des Tiercelins Ă©tait au vieux Lixheim ; les cinq prĂȘtres qui vivaient lĂ  gardaient les papiers de Brouviller, de HĂ©range, de Fleisheim, de Pickeholtz, ceux des Baraques et mĂȘme de Phalsbourg.
Toutes les communes, réunies avec la foule des montagnards, remplissaient les vieilles rues autour de la mairie ; elles voulaient leurs papiers, mais les Tiercelins pensaient :
« Si nous donnons les titres, ces gens nous massacreront ensuite. »
Ils ne savaient que faire, car la foule s’étendait autour du couvent et gardait tous les passages.
Quand maĂźtre Jean arriva, les maires des villages, en tricorne et gilet rouge, dĂ©libĂ©raient prĂšs de la fontaine : les uns voulaient tout brĂ»ler, d’autres voulaient enfoncer les portes, quelques-uns plus raisonnables, soutenaient que l’on devait rĂ©clamer les titres d’abord, et que l’on verrait aprĂšs ; ils finirent par avoir le dessus. Et comme Jean Leroux avait Ă©tĂ© dĂ©putĂ© au bailliage, on le choisit avec deux autres d’entre les maires, pour aller redemander les papiers. Ils partirent ensemble, les pĂšres Tiercelins, voyant qu’ils n’étaient que trois, leur ouvrirent, ils entrĂšrent, et la grosse porte se referma.
Ce qui se passa dans le couvent, maĂźtre Jean nous l’a racontĂ© depuis : les pauvres vieux tremblaient comme des liĂšvres, leur supĂ©rieur, qui s’appelait pĂšre Marcel, criait que les titres Ă©taient sous sa garde, qu’il ne pouvait les lĂącher, et qu’il faudrait le tuer pour les avoir !
Mais alors maĂźtre Jean l’ayant conduit prĂšs d’une fenĂȘtre, en lui montrant les faux qui reluisaient Ă  perte de vue, il ne dit plus rien et monta leur ouvrir une grande armoire garnie d’un treillage en fil de fer, oĂč les registres Ă©taient empilĂ©s jusqu’au plafond.
Il fallait tout choisir et mettre en ordre. Comme cela durait depuis une bonne heure, les communes, croyant Ă  la fin qu’on retenait leurs maires prisonniers, s’approchaient pour enfoncer les portes en poussant des cris terribles, lorsque maĂźtre Jean s’avança sur le balcon, avec une grosse poignĂ©e de papiers qu’il montrait d’un air joyeux, et les cris de contentement et de satisfaction s’étendirent jusqu’à l’autre bout de Lixheim. Partout on se disait en riant :
– Nous les avons !
 Nous allons avoir nos papiers !
MaĂźtre Jean et les deux autres sortirent bientĂŽt, traĂźnant une charrette de registres. Ils traversĂšrent la foule, en criant qu’il ne fallait pas maltraiter les rĂ©vĂ©rends pĂšres Tiercelins, puisqu’ils rendaient Ă  chacun son bien. On ne demandait pas mieux !
Chaque village reçut ses papiers Ă  la maison commune, plusieurs en firent un feu de joie sur la place, brĂ»lant leurs propres titres avec ceux du couvent. Mais Jean Leroux avait les nĂŽtres dans sa poche, c’est pourquoi les Baraques conservent leurs droits de pĂąture et de glandĂ©e au bois de chĂȘnes, tandis que beaucoup d’autres n’ont plus rien, ayant en quelque sorte brĂ»lĂ© leurs propres forĂȘts et pĂąturages Ă  perpĂ©tuitĂ©.
J’aurais encore bien des choses Ă  vous raconter sur cela, car un grand nombre, au lieu de rendre les titres qu’ils avaient sauvĂ©s, les ont gardĂ©s et vendus plus tard aux anciens seigneurs et mĂȘme Ă  l’État, ils sont devenus riches aux dĂ©pens de leurs communes. Mais Ă  quoi bon ? Les gueux sont morts, ils ont rendu leurs comptes depuis longtemps.
On peut dire que, dans ces quinze jours, la France a Ă©tĂ© changĂ©e de fond en comble : tous les titres des couvents et des chĂąteaux s’en allĂšrent en fumĂ©e ! Le tocsin bourdonnait jour et nuit, le ciel Ă©tait rouge le long des Vosges : les abbayes, les vieux nids d’éperviers brĂ»laient comme des cierges parmi les Ă©toiles ; et cela continua jusqu’au 4 aoĂ»t suivant, jour oĂč les Ă©vĂȘques et les seigneurs de l’AssemblĂ©e nationale renoncĂšrent Ă  leurs droits fĂ©odaux et privilĂšges. Quelques-uns soutiennent qu’ils n’avaient plus besoin de renoncer, puisque tout Ă©tait dĂ©truit Ă  l’avance, sans doute, mais cela vaut pourtant mieux, de cette maniĂšre leurs descendants n’ont rien Ă  rĂ©clamer.
Enfin, voilĂ  comment le peuple se dĂ©barrassa des anciens droits de la noble race des conquĂ©rants. On l’avait mis sous le joug par la force, et c’est aussi par la force qu’il s’est rendu libre.
Depuis ce jour, l’AssemblĂ©e nationale put commencer notre constitution ; le roi vint mĂȘme la complimenter et lui dire :
– Vous avez tort de vous mĂ©fier de moi ! Tous ces rĂ©giments que j’ai fait venir, ces dix mille hommes rĂ©unis au Champ de Mars, et ces canons qui vous entourent sont pour vous garder. Mais puisque vous n’en voulez pas, je vais les renvoyer.
Nos reprĂ©sentants eurent l’air de croire ce qu’il leur racontait ; mais si la Bastille n’avait pas Ă©tĂ© prise ; si la nation ne s’était pas soulevĂ©e, si les rĂ©giments Ă©trangers avaient eu le dessus, si les gardes-françaises avaient marchĂ© contre la ville, qu’est-ce qui serait arrivĂ© ? Il ne fallait pas ĂȘtre bien malin pour le deviner, notre bon roi Louis XVI aurait parlĂ© tout autrement, et les reprĂ©sentants du tiers en auraient vu de dures ! Heureusement les choses avaient bien tournĂ© pour nous : la commune de Paris venait de former sa garde nationale, et toutes les communes de France suivirent cet exemple ; elles s’armĂšrent contre ceux qui voulaient nous remettre sous le joug. Chaque fois que l’AssemblĂ©e nationale dĂ©crĂ©tait quelque chose, les paysans prenaient leurs fourches ou leurs fusils, en disant :
– ExĂ©cutons ça tout de suite !
 Ce sera plus tĂŽt fait
 Nous Ă©viterons de la peine Ă  nos bons seigneurs !
Et l’on remplissait la loi.
Je me rappelle toujours avec plaisir la formation de notre milice citoyenne, comme on appela d’abord les gardes nationales, en aoĂ»t 1789. L’enthousiasme Ă©tait presque aussi grand qu’à la nomination des dĂ©putĂ©s du tiers Ă©tat.
MaĂźtre Jean fut nommĂ© lieutenant de la compagnie des Baraques, LĂ©tumier sous-lieutenant, Gauthier Courtois sergent-major, et puis d’autres sergents, caporaux. Nous n’avions pas de capitaine, parce que les Baraques ne fournissaient pas une compagnie entiĂšre.
Qu’on se reprĂ©sente la joie de ce jour, les cris de : Vive la nation ! pendant qu’on arrosait les Ă©paulettes ; et la mine de maĂźtre Jean, qui pouvait enfin porter ses grosses moustaches et ses favoris pour de bon. Cela lui coĂ»ta bien deux mesures de son vin rouge de Lorraine. LĂ©tumier aussi, depuis ce moment, laissa pousser ses moustaches, de longues moustaches rousses, qui lui donnaient un air de vieux renard. Jean Rat fut notre tambour ; il faisait tous les rigodons et battait toutes les marches comme un vieux tambour-maĂźtre. Je ne sais pas oĂč Jean Rat avait appris tant de choses, c’était peut-ĂȘtre en jouant de la clarinette.
Nous avions reçu des fusils de l’arsenal, de vieilles patraques garnies de baĂŻonnettes longues d’une aune. On les maniait bien tout de mĂȘme ; seulement il fallut d’abord nous donner des instructeurs du rĂ©giment de La FĂšre, quelques sergents qui nous apprirent l’exercice au Champ de Mars, les dimanches aprĂšs-midi.
Avant la fin de la semaine, maĂźtre Jean avait dĂ©jĂ  commandĂ© son uniforme chez le tailleur du rĂ©giment, Kountz, et, le deuxiĂšme dimanche, il arrivait Ă  l’exercice en grande tenue, le ventre bien arrondi dans son habit bleu Ă  revers rouges, les yeux luisants, les Ă©paulettes pendantes, le chapeau Ă  cornes penchĂ© sur la nuque, le grand sabre Ă  coquille traĂźnant derriĂšre sur ses talons. Il allait et venait devant les rangs, et criait Ă  Valentin : – Citoyen Valentin, effacez donc vos Ă©paules, mille tonnerres !
On n’a jamais vu de plus bel homme ; dame Catherine en le voyant rentrer avait peine Ă  croire que c’était son mari ; les idĂ©es de Valentin se confondaient en le regardant, il le prenait pour de la noblesse, et sa longue figure jaune s’allongeait encore d’admiration.
Mais Ă  l’exercice maĂźtre Jean n’était pas aussi ferrĂ© que beaucoup d’autres ; le grand LĂ©tumier lui rivait son clou. C’est lĂ  qu’on riait et qu’on se faisait du bon temps. Tous les villages des environs : Vilschberg, Mittelbronn, Quatre-Vents, Dann, Lutzelbourg, Saint-Jean-des-Choux, marchaient au pas comme des anciens, et les enfants de la ville autour poussaient des cris de : Vive la nation ! qui montaient jusqu’au ciel. Annette Minot, fruitiĂšre Ă  la halle, Ă©tait notre cantiniĂšre ; elle avait sa petite table de sapin, sa chaise et sa cruche d’eau-de-vie au milieu du Champ de Mars, avec des gobelets, et son grand parapluie tricolore dĂ©ployĂ© contre le soleil. Cela ne l’empĂȘchait pas de rĂŽtir dessous, nous, vers les trois heures, nous n’étions pas trop Ă  l’aise non plus, en avalant la poussiĂšre. Comme toutes ces choses me reviennent, mon Dieu ! – Et notre sergent QuĂ©ru, un gros court, les moustaches grises, les oreilles dans la perruque, ses petits yeux noirs remplis de malice, et le grand chapeau Ă  cornes par lĂ -dessus ! Il marchait Ă  reculons, devant nous, le fusil en travers des cuisses, et criait : « Une ! deusse ! Une ! deusse ! Halte ! À droite, alignement ! Fixe ! En place, repos. » Et, nous voyant suer comme des malheureux, il se mettait Ă  rire de bon cƓur, et finissait par crier :
– Rompez les rangs !
Alors on courait à la table d’Annette Minot ; chacun se faisait un honneur d’offrir le petit verre au sergent, qui ne refusait jamais, et disait avec son accent du Midi :
– Ça marchera, citoyens ; ça promet !
Il aimait les petits verres, mais qu’est-ce que cela nous faisait ? C’était un bon instructeur, un brave homme, un bon patriote. Lui, le petit Trinquet, de la troisiĂšme ; Baziaux, la plus belle voix du rĂ©giment ; DuchĂȘne, un grand Lorrain de six pieds, rude comme du pain d’orge ; enfin tous ces vieux sergents fraternisaient avec les bourgeois ; et souvent, le soir, avant la retraite, nous les voyions au club se glisser dans l’ombre des piliers de la halle, en Ă©coutant les disputes d’un air attentif, avant d’aller Ă  l’appel. Ces gens avaient passĂ© des quinze Ă  vingt ans Ă  moisir dans les grades infĂ©rieurs, en remplissant le service des officiers nobles, et plus tard nous les avons vus capitaines, colonels, gĂ©nĂ©raux ; ils sentaient cela d’avance et tenaient pour la rĂ©volution.
Le soir, maĂźtre Jean, aprĂšs avoir pendu son bel uniforme dans l’armoire, serrĂ© ses Ă©paulettes et son chapeau dans leur Ă©tui de carton, et mis sa grosse veste en tricot, Ă©tudiait la thĂ©orie ; quelquefois, en travaillant Ă  la forge, quand on y pensait le moins, il se mettait Ă  crier :
– Garde Ă  vous !
 Par file Ă  droite
 droite !
 En avant, pas accĂ©lĂ©rĂ©, marche !
 pour essayer sa voix et savoir s’il avait un bon creux. Presque toujours, aprĂšs souper, le grand LĂ©tumier venait s’asseoir chez nous, son genou pointu entre les deux mains, et lui posait des questions en se balançant d’un air malin sur sa chaise. MaĂźtre Jean ne voyait dans la thĂ©orie que des carrĂ©s et des att...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. CONSTITUTION DE 1793
  15. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  16. Notes de bas de page