Lâhomme entra et laissa grande ouverte derriĂšre lui la porte de lâauberge.
Il Ă©tait vĂȘtu de toile, guĂȘtre de toile, chaussĂ© dâespadrilles.
Il était grand, svelte, bien pris. Ce paysan avait dans sa démarche une profonde distinction naturelle, on ne savait quoi de trÚs digne.
Il avait un visage allongĂ©, les cheveux ras, un peu crĂ©pus, et sous une barbe sarrasine, courte, lĂ©gĂšre, frisottĂ©e, on sentait la puissance de la mĂąchoire. Le nez, fort, nâĂ©tait pas droit, sans quâon pĂ»t dire quâil fĂ»t recourbĂ©.
De la lĂšvre infĂ©rieure au menton, son profil sâachevait en une ligne longue, comme escarpĂ©e, coupĂ©e Ă la hache.
Sous sa lĂšvre, la mouche noire sâisolait au milieu dâune petite place libre de peau roussie, dâun rouge brun de terre cuite.
Un souffle dâair froid, sentant la rĂ©sine des pins et la bonne terre mouillĂ©e, sâengouffra avec Maurin dans la vaste salle haute, fumeuse et noire, de la vieille auberge des Campaux.
Cette auberge est bùtie presque à mi-chemin entre HyÚres et La Molle, au bord de la route qui suit dans toute sa longueur la sinueuse coupée du massif montagneux des Maures, en Provence, dans le Var.
« Tu es toi, Maurin ? fit lâaubergiste. Ferme la porte vivement. Tu nous gĂšles du coup, collĂšgue ! On dirait que tu amĂšnes avec toi lâhumide et tout le froid de la montagne.
â Mais en mĂȘme temps, fit Maurin narquois et immobile, toute la bonne odeur du bois, collĂšgues ! Vous ĂȘtes dans une fumĂ©e Ă couper vraiment au couteau ! Par lâeffet de vos pipes, comme aussi de la cheminĂ©e oĂč vous brĂ»lez un chĂȘne-liĂšge entier auquel on aura laissĂ© son Ă©corce, vous ĂȘtes dans un nuage qui mâempĂȘchait de vous voir. Ăa nâest pas sain, camarades ! Respirez-moi un peu cette « montagnĂšre ».
â La porte ! ferme la porte ! criĂšrent tous les buveurs sur des tons divers, mais oĂč dominait une maniĂšre de dĂ©fĂ©rence.
â La porte, Maurin, on te dit ! Il fait un vrai temps Ă bĂ©casses ! »
Il y avait, parmi les buveurs, paysans et bĂ»cherons, deux gendarmes et aussi un garde-forĂȘts reconnaissable Ă son uniforme vert.
Ce garde forestier se tourna Ă demi et dâune voix de commandement :
« La porte ! on vous dit ! animal ! Comment faut-il quâon vous le dise ? »
Il avait lâair bourru et lâaccent corse.
« MalgrĂ© vous, â fit Maurin trĂšs tranquillement, â malgrĂ© vous, vous en aurez, du bon air frais pour votre santĂ© !
« De quoi vous plaignez-vous ?⊠Ah ! enfin, on vous voit maintenant, les amis !⊠Mais je ne connais pas ce garde. Câest un nouveau, je le devine. Et un Corse, cela sâentend⊠Ah ! nâest-ce pas quâon respire ? Ton auberge maintenant, Grivolas, sent le thym et la bruyĂšre. Câest bon ! »
Il sâobstinait Ă ne pas fermer la porte. Il y eut un silence pendant lequel on « entendit le dehors », un bruissement prolongĂ© Ă lâinfini, qui se reniflait et sâabaissait comme celui de la mer roulant des sables.
« Entends-tu le bruit des pinĂšdes ? fit Maurin. Trente lieues de bois de pin qui chantent Ă la fois, compĂšres ! Câest ça une musique. »
Et il se mit Ă rire.
Alors, la fille du garde, assise prĂšs de son pĂšre et tournant le dos Ă la porte, regarda Maurin en face. Les deux « vĂŻores » de verre, qui, plantĂ©es dans des chandeliers de cuivre, fumaient sur la table, posĂ©es prĂšs de la fille, Ă©clairĂšrent pour Maurin son visage ovale, rĂ©gulier, dâune pĂąleur brune et mate. Les cheveux Ă©taient collĂ©s sur les tempes en deux bandeaux plats, mais Ă©pais, lisses et reluisants comme lâaile bleue de lâagace et du merle ; et sous les sourcils qui semblaient peints, Maurin vit luire, en deux yeux dâun noir de charbon, dâune couleur rousse de bois brĂ»lĂ©, deux Ă©tincelles.
« Jâai froid, lâhomme ! » dit-elle placidement.
AussitÎt, la porte lourde, en se fermant sous la poussée de Maurin, fit résonner dans toute la vaste auberge comme un écho de montagne.
« Excusez, mademoiselle ! fit Maurin. Pour vous servir on aurait fermé plus tÎt. »
Le galant Maurin nâavait pas seulement la rĂ©putation dâĂȘtre le premier chasseur et piĂ©geur du pays comme aussi le plus franc galegeaĂŻrĂ© (ou moqueur et conteur dâhistoires joyeuses), mais encore il passait pour le plus beau coureur de filles dont on eĂ»t jamais entendu parler. « Agradavo », il plaisait. Telle est la brĂšve explication que donnaient de ses innombrables triomphes amoureux les gens du peuple Ă qui on parlait de Maurin ; et sa double renommĂ©e dĂ©bordait sur les dĂ©partements voisins.
En le voyant si courtois pour la fille du garde, un des deux gendarmes sâagita sur sa chaise. Ce gendarme, jeune, bien fait, Ă©tait fort soignĂ© de sa personne : joli, la figure ronde, les traits rĂ©guliers, la peau tendue, bien lisse, la moustache dâun noir excessif. RasĂ© de frais, il avait les joues et le menton bleus comme le ciel. On eĂ»t dit une poupĂ©e en porcelaine, toute neuve. Un dĂ©tail de cette physionomie Ă©tait caractĂ©ristique, et semblait plaisant sous un chapeau de gendarme : ses deux pommettes se surĂ©levaient, trĂšs roses, comme deux gonflements, deux demi sphĂšres, deux enflures de santĂ©, signes Ă©vidents dâune conscience tranquille et dâune indolence Ă toute Ă©preuve.
Cela rassurait et donnait envie de rire. Ce beau gendarme, gentil comme un tĂ©nor, Ă©tait amoureux de la « Corsoise » ; il sâĂ©tait fait agrĂ©er, mais par le pĂšre seulement, en qualitĂ© de fiancĂ©. PersuadĂ© quâil plairait un jour Ă Antonia, il nâavait pas voulu cependant « brusquer les choses », reconnaissant de bonne grĂące quâil ne suffisait pas de sâĂȘtre montrĂ© trois fois Ă une jeune fille, et chaque fois durant quelques minutes Ă peine, pour ĂȘtre certain de nâavoir pas quelque rival secrĂštement prĂ©fĂ©rĂ©.
Depuis un mois tout au plus, le garde nouveau Ă©tait installĂ© dans la maison forestiĂšre du Don, et le gendarme, appartenant Ă la brigade dâHyĂšres, ne pouvait venir au Don, dans la commune de Bormes, quâen voisinâŠ
Maurin avait surpris le mouvement dâimpatience du gendarme et il en avait aisĂ©ment devinĂ© la cause.
Il vint sâasseoir prĂšs des deux gendarmes dont il nâavait rien Ă redouter, sâĂ©tant toujours gardĂ© avec soin de chasser en temps prohibĂ© et sur des terrains interdits, â ou du moins de sây laisser prendre.
« Grivolas ! du café ! du café bien chaud ! cria-t-il.
â Tu as donc soupĂ©, Maurin ?
â Jâai toujours soupĂ©, moi ! dit-il. DĂšs que jâai faim, tu sais bien, je mange, nâimporte oĂč je suis. Et je soupe toujours sans soupe. VoilĂ pourquoi le bon cafĂ© me rĂ©jouit plus quâun autre. »
Il but une gorgée de café brûlant avec une satisfaction visible, et se mit à bourrer sa pipe lentement.
Presque tous le regardaient avec beaucoup de curiositĂ©. CâĂ©tait un homme lĂ©gendaire que ce Maurin, un homme qui faisait « sortir du gibier aux endroits oĂč il nây en avait pas ». Et quel tireur, mon ami ! BĂȘte vue Ă©tait bĂȘte morte. Toujours chaussĂ© dâespadrilles, il parcourait en silence les bois, les mussugues (coteaux couverts de cistes), les lits pierreux des torrents, les sommets couverts dâargeras (genĂȘts Ă©pineux), les vallons de roches et de bruyĂšres.
Cet homme en pantoufles, ne couchait pas trente fois par an, comme tout le monde, dans une vraie maison. Son carnier de cuir, exĂ©cutĂ© dâaprĂšs « ses plans » par le bourrelier de CollobriĂšres, Ă©tait une fois plus grand que le plus grand modĂšle habituel et, tout chargĂ©, pesait quarante livres, quâil trimbalait « comme rien ». Quây avait-il lĂ -dedans ? Un monde ! Tout ce quâil faut pour vivre Ă la chasse, seul, au fond des bois, Ă savoir : douze gousses dâail, renouvelables ; deux livres de pain, un litre de vin, un tube de roseau contenant du sel, une gourde dâaĂŻgarden[1] ; une coupe taillĂ©e dans de la racine de bruyĂšre, coupe dâhonneur offerte Ă Maurin par les chasseurs de Sainte-Maxime ; deux paquets de tabac de cantine, deux pipes, un couteau-scie ; un couteau poignard de marin, dans sa gaine de cuir ; un briquet, de lâamadou, trois alĂšnes de cordonnier, un tranchet, une paire dâespadrilles de rechange (il en usait deux paires par semaine) ; une demi-peau de chĂšvre tannĂ©e, pour le raccommodage de ses chaussures ; deux tournevis, six livres de plomb, trois boites de poudre, deux boĂźtes de capsules (car bien quâil possĂ©dĂąt un fusil « Ă systĂšme » il prenait quelquefois son vieux fusil Ă piston) ; une boĂźte de fer-blanc pour les Ćufs et les sauces ; douze mĂštres de cordelette fine et solide dite septain ; une paire de manchons. Ces manchons Ă©taient des gants de cuir de son invention, sans doigts, oĂč ses bras plongeaient jusquâaux Ă©paules. Ces manchons, quâil faisait admirer volontiers, ne semblaient pas dâun usage pratique, mais ils lui rendaient, au contraire, les plus grands services en de certaines occasions.
Quand on disait, chez les paysans, sur un point quelconque du dĂ©partement : « Maurin⊠» quelquâun de lâassistance aussitĂŽt ajoutait, sur le ton de lâinterrogatoire : « Des Maures ? » Et si celui qui allait parler rĂ©pondait : « Oui », vite les tĂȘtes se rapprochaient, on faisait cercle pour apprendre quelque nouvelle aventure du roi des Maures, du don Juan des Bois.
Les domaines de Maurin Ă©tant immenses, on lâapercevait peu de temps dans la mĂȘme rĂ©gion. Câest pourquoi, ce soir-lĂ , Ă lâauberge des Campaux, la curiositĂ© Ă©tait si vive autour de lui.
Les joueurs oubliÚrent leurs cartes, pour le regarder attentivement. Les conversations étaient en déroute.
Maurin eut de nouveau un gros rire.
« Je suis tombé ici, dit-il, comme une pierre dans un marais, donc ! que les grenouilles ne disent plus rien ? »
Le beau gendarme grommela sottement :
« Grenouilles ! Grenouilles ! parlez pour vous, camarade ! »
Il ne fallait jamais agacer Maurin. Il avait la superbe dâun chef, et la susceptibilitĂ© dâun solitaire que rien ne vient heurter Ă lâordinaire.
De plus, en prĂ©sence dâune femme qui ne lui dĂ©plaisait pas, jamais Maurin nâeĂ»t « laissĂ© le dernier » (le dernier mot) Ă qui que ce fĂ»t. En pareil cas, ce mĂąle devenait terrible, Ă la maniĂšre de tous les fauves.
« Jâai dit : « grenouilles » ! gronda Maurin, vous faisiez dans cette salle un tapage de grenouilles !et vous vous taisez comme des grenouilles dans le marais, depuis que jâai fermĂ© cette porte. Je lâai fermĂ©e pas pour vous, mais seulement pour plaire Ă la demoiselle⊠Et vous vous taisez, je dis, comme des grenouilles ! â Il enflait le mot. â VoilĂ ce que jâai dit. Et la gendarmerie ne peut pas y changer une parole. Ăa, elle ne peut pas le faire, la gendarmerie !⊠»
La gendarmerie ne peut pas non plus verbaliser contre une phrase inoffensive, aprÚs tout, comme celle que Maurin avait prononcée.
Le gendarme, vexé, se tut. La Corsoise, sympathique à Maurin, souriait.
Les Corses, race hĂ©roĂŻque, sont ou gendarmes ou bandits. Le pĂšre de la Corsoise Ă©tait fils dâun cĂ©lĂšbre bandit corse.
ĂlevĂ© dans le maquis jusquâĂ lâĂąge de vingt ans, il Ă©tait devenu un excellent soldat. Maintenant il Ă©tait garde forestier et sa fille avait dix-huit ans. Elle eĂ»t Ă©pousĂ© sans rĂ©pugnance un gendarme, mais elle nây avait jamais songĂ©. Au choix, elle eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© un bandit, et elle nây songeait pas.
Elle regarda Maurin. Maurin en éprouva une joie physique bien connue de lui.
CâĂ©tait un peu ce quâil ressentait parfois au sommet dâune montagne, Ă lâaube, lorsque la vie lui revenait nouvelle, aux lĂšvres et dans le sang, aprĂšs un bon somme, et que le souffle de la mer, chargĂ© des parfums de la montagne, pĂ©nĂ©trant jusquâĂ la chair par le col ouvert de sa chemise courait dans tout lui, et le faisait frissonner dâaise.
Le regard de la Corsoise lâĂ©mut plus que jamais ne lâĂ©mut un regard de femme. Le descendant des pirates maures rapteurs de filles tressaillit sous le regard de cet Ćil trĂšs noir, trĂšs grand, enflammĂ©, oĂč il reconnut une race de feu, sĆur de la sienne. Lâenvie lui vint de faire le beau, comme elle vient au faisan dans le temps des amours.
« Tu nâas rien tuĂ© aujourdâhui ? » lui demanda lâun des buveurs.
Alors la physionomie du galegeaïré devint sérieuse :
« Il mâen est arrivĂ© une, dit-il, dans son français traduit du provençal et semĂ© dâidiotismes : osco, Manosco ! »
Il abattit sur la table son poing fermĂ©, avec le pouce rigide en lâair.
Cela signifiait : « Il mâen est arrivĂ© une bien bonne, surprenante, inĂ©narrable ! »
Osco, câest-Ă -dire ; marque lĂ ! et Manosco,ajoutĂ© pour la rime, pour rien, pour le plaisir, pour faire sonner une deuxiĂšme fois le osco en invoquant une citĂ© provençale qui a donnĂ©, dans les temps, de fortes surprises aux gens de guerre.
Les tĂȘtes se groupĂšrent autour de Maurin. Seuls les gendarmes ne se dĂ©rangĂšrent pas. Lâaubergiste fut attentif. Quel gibier lui apportait Maurin ?
Maurin, lui, songeait surtout à plaire à la fille en contant de son mieux une histoire étonnante.
La belle Corsoise sâĂ©tait dĂ©rangĂ©e comme les autres pour Ă©couter le conteur jovial, le fameux galegeaĂŻrĂ©.
Maurin repoussa en arriÚre son petit feutre fané et dit gravement :
« VoilĂ . Figurez-vous, je nâai vu, de tout le jour, quâun gageai (un geai). »
Il y eut un ah ! de dĂ©sappointement dans lâauditoire.
« Mais espĂ©rez un peu ! poursuivit lâhomme avec une expression narquoise rĂ©pandue dans tout son visage, espĂ©rez un peu⊠vous allez voirâŠ
« Le geai me passait sur la tĂȘte. Je lui envoie mon coup de fusil. Pan ! il descend Ă terre et se pose sur ses pattes comme un homme ! Je me dis : Il est blessĂ© ! Et vous auriez dit comme moi. Manquer un geai qui vous passe sur la tĂȘte ! le coup du roi ! quand on est Maurin ! le manquer, ça nâest pas possible ! je ne pouvais pas me le croire !
â Alors ?
â Alors je vais pour le ramasser⊠il fait un bond, mes amis, et se pose Ă terre, un peu plus loin ! Je me dis : « Câest une masque (un sorcier) ! Nous allons voir sâil mâemportera mes deux sous de poudre et de plomb, ce voleur ! » Je prends mon chapeau⊠et vlan ! je le lui lance : le voilĂ coiffĂ© ! mes amis ! je vous lâai coiffé⊠il Ă©tait sous le chapeau, pris, mes amis, pris, flambĂ©, cuit⊠Avec une sauce bien piquante un geai peut nourrir un pauvre⊠Je vais donc encore pour le ramasser⊠Ah ! misĂšre, mes enfants ! misĂšre de moi !⊠au moment oĂč jâenvoie la main en avant, voilĂ mon chapeau qui fait un bond, lui aussi, et q...
