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LâhĂŽtesse, Mme Lemercier, me
laissa seul dans ma chambre, aprĂšs mâavoir rappelĂ© en quelques mots
tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille
Lemercier.
Je mâarrĂȘtai, debout, en face de la glace, au
milieu de cette chambre oĂč jâallais habiter quelque temps. Je
regardai la chambre et me regardai moi-mĂȘme.
La piÚce était grise et renfermait une odeur
de poussiĂšre. Je vis deux chaises dont lâune supportait ma valise,
deux fauteuils aux maigres Ă©paules et Ă lâĂ©toffe grasse, une table
avec un dessus de laine verte, un tapis oriental dont lâarabesque,
répétée sans cesse, cherchait à attirer les regards. Mais à ce
moment du soir, ce tapis avait la couleur de la terre.
Tout cela mâĂ©tait inconnu ; comme je
connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette
table de toilette, froide, cette disposition inévitable des
meubles, et ce vide entre ces quatre mursâŠ
* * *
La chambre est usĂ©e ; il semble quâon y
soit dĂ©jĂ infiniment venu. Depuis la porte jusquâĂ la fenĂȘtre, le
tapis laisse voir la corde : il a été piétiné, de jour en
jour, par une foule. Les moulures sont, Ă hauteur des mains,
dĂ©formĂ©es, creusĂ©es, tremblĂ©es, et le marbre de la cheminĂ©e sâest
adouci aux angles. Au contact des hommes, les choses sâeffacent,
avec une lenteur désespérante.
Elles sâobscurcissent aussi. Peu Ă peu, le
plafond sâest assombri comme un ciel dâorage. Sur les panneaux
blanchùtres et le papier rose, les endroits les plus touchés sont
devenus noirs : le battant de la porte, le tour de la serrure
peinte du placard et, Ă droite de la fenĂȘtre, le mur, Ă la place oĂč
lâon tire les cordons des rideaux. Toute une humanitĂ© est passĂ©e
ici comme de la fumĂ©e. Il nây a que la fenĂȘtre qui soit
blanche.
⊠Et moi ? Moi, je suis un homme comme
les autres, de mĂȘme que ce soir est un soir comme les autres.
* * *
Depuis ce matin, je voyage ; la hùte, les
formalités, les bagages, le train, les souffles des diverses
villes.
Un fauteuil est lĂ Â ; jây tombe ;
tout devient plus tranquille et plus doux.
Ma venue définitive de province à Paris marque
une grande phase dans ma vie. Jâai trouvĂ© une situation dans une
banque. Mes jours vont changer. Câest Ă cause de ce changement que,
ce soir, je mâarrache Ă mes pensĂ©es courantes et que je pense Ă
moi.
Jâai trente ans ; ils sonneront le
premier jour du mois prochain. Jâai perdu mon pĂšre et ma mĂšre il y
a dix-huit ou vingt ans. LâĂ©vĂ©nement est si lointain quâil est
insignifiant. Je ne me suis pas marié ; je nâai pas dâenfants
et nâen aurai pas. Il y a des moments oĂč cela me trouble :
lorsque je rĂ©flĂ©chis quâavec moi finira une lignĂ©e qui dure depuis
lâhumanitĂ©.
Suis-je heureux ? Oui ; je nâai ni
deuil, ni regrets, ni désir compliqué ; donc, je suis heureux.
Je me souviens que, du temps oĂč jâĂ©tais enfant, jâavais des
illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un
amour maladif Ă mâenfermer en tĂȘte Ă tĂȘte avec mon passĂ©. Je
mâaccordais Ă moi-mĂȘme une importance exceptionnelle ; jâen
arrivais Ă penser que jâĂ©tais plus quâun autre ! Mais tout
cela sâest peu Ă peu noyĂ© dans le nĂ©ant positif des jours.
* * *
Me voici maintenant.
Je me penche de mon fauteuil pour ĂȘtre plus
prĂšs de la glace, et je me regarde bien.
PlutĂŽt petit, lâair rĂ©servĂ© (quoique je sois
exubĂ©rant Ă mes heures) ; la mise trĂšs correcte ; il nây
a, dans mon personnage extĂ©rieur, rien Ă reprendre, rien Ă
remarquer.
Je considĂšre de prĂšs mes yeux qui sont verts,
et quâon dit gĂ©nĂ©ralement noirs, par une aberration
inexplicable.
Je crois confusément à beaucoup de
choses ; par dessus tout, Ă lâexistence de Dieu, sinon aux
dogmes de la religion ; celle-ci présente cependant des
avantages pour les humbles et les femmes, qui ont un cerveau
moindre que celui des hommes.
Quant aux discussions philosophiques, je pense
quâelles sont absolument vaines. On ne peut rien contrĂŽler, rien
vĂ©rifier. La vĂ©ritĂ©, quâest-ce que cela veut dire ?
Jâai le sens du bien et du mal ; je ne
commettrais pas dâindĂ©licatesse, mĂȘme certain de lâimpunitĂ©. Je ne
saurais non plus admettre la moindre exagération en quoi que ce
soit.
Si chacun était comme moi, tout irait
bien.
* * *
Il est déjà tard. Je ne ferai plus rien
aujourdâhui. Je reste assis lĂ , dans le jour perdu, vis-Ă -vis dâun
coin de la glace. Jâaperçois, dans le dĂ©cor que la pĂ©nombre
commence Ă envahir, le modelĂ© de mon front, lâovale de mon visage
et, sous ma paupiĂšre clignante, mon regard par lequel jâentre en
moi comme dans un tombeau.
La fatigue, le temps morne (jâentends de la
pluie dans le soir), lâombre qui augmente ma solitude et mâagrandit
malgrĂ© tous mes efforts et puis quelque chose dâautre, je ne sais
quoi, mâattristent. Cela mâennuie dâĂȘtre triste. Je me secoue. Quây
a-t-il donc ? Il nây a rien. Il nây a que moi.
* * *
Je ne suis pas seul dans la vie comme je suis
seul ce soir. Lâamour a pris pour moi la figure et les gestes de ma
petite Josette. Il y a longtemps que nous sommes ensemble ; il
y a longtemps que, dans lâarriĂšre-boutique de la maison de modes oĂč
elle travaille, Ă Tours, voyant quâelle me souriait avec une
persistance singuliĂšre, je lui ai saisi la tĂȘte et lâai embrassĂ©e
sur la bouche, â et ai trouvĂ© brusquement que je lâaimais.
Je ne me rappelle plus bien maintenant le
bonheur étrange que nous avions à nous déshabiller. Il y a, il est
vrai, des moments oĂč je la dĂ©sire aussi follement que la premiĂšre
fois ; câest surtout quand elle nâest pas lĂ . Quand elle est
lĂ , il y a des moments oĂč elle me dĂ©goĂ»te.
Nous nous retrouverons lĂ -bas, aux vacances.
Les jours oĂč nous nous reverrons avant de mourir, nous pourrions
les compter⊠si nous osions.
Mourir ! LâidĂ©e de la mort est dĂ©cidĂ©ment
la plus importante de toutes les idées.
Je mourrai un jour. Y ai-je jamais
pensé ? Je cherche. Non, je nây ai jamais pensĂ©. Je ne peux
pas. On ne peut pas plus regarder face à face la destinée que le
soleil, et pourtant, elle est grise.
Et le soir vient comme viendront tous les
soirs, jusquâĂ celui qui sera trop grand.
* * *
Mais voilĂ que, tout dâun coup, je me suis
dressĂ©, chancelant, dans un grand battement de mon cĆur comme dans
un battement dâailesâŠ
Quoi donc ? Dans la rue, un son de cor a
éclaté, un air de chasse⊠Apparemment, quelque piqueur de grande
maison, debout prĂšs dâun comptoir de cabaret, les joues gonflĂ©es,
la bouche impĂ©rieusement serrĂ©e, lâair fĂ©roce, Ă©merveille et fait
taire lâassistance.
Mais ce nâest pas seulement cela, cette
fanfare qui retentit dans les pierres de la ville⊠Quand jâĂ©tais
petit, Ă la campagne oĂč jâai Ă©tĂ© Ă©levĂ©, jâentendais cette sonnerie,
au loin, sur les chemins des bois et du chĂąteau. Le mĂȘme air, la
mĂȘme chose exactement ; comment cela peut-il ĂȘtre si
infiniment pareil ?
Et malgrĂ© moi, ma main est venue sur mon cĆur
avec un geste lent et tremblant.
Autrefois⊠aujourdâhui⊠ma vie⊠mon cĆurâŠ
moi ! Je pense Ă tout cela, tout dâun coup, sans raison, comme
si jâĂ©tais devenu fou.
* * *
⊠Depuis autrefois, depuis toujours, quâai-je
fait de moi ? Rien, et je suis déjà sur la pente. Ah !
parce que ce refrain mâa rappelĂ© le temps passĂ©, il me semble que
câest fini de moi, que je nâai pas vĂ©cu, et jâai envie dâune espĂšce
de paradis perdu.
Mais, jâaurai beau supplier, jâaurai beau me
rĂ©volter, il nây aura plus rien pour moi ; je ne serai,
désormais, ni heureux, ni malheureux. Je ne peux pas ressusciter.
Je vieillirai aussi tranquille que je le suis aujourdâhui dans
cette chambre oĂč tant dâĂȘtres ont laissĂ© leur trace, oĂč aucun ĂȘtre
nâa laissĂ© la sienne.
Cette chambre, on la retrouve Ă chaque pas.
Câest la chambre de tout le monde. On croit quâelle est fermĂ©e,
non : elle est ouverte aux quatre vents de lâespace. Elle est
perdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumiĂšre dans
le ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout.
Moi, moi ! Je ne vois plus maintenant que
la pùleur de ma figure, aux orbites profondes, enterrée dans le
soir, et ma bouche pleine dâun silence qui doucement, mais
sĂ»rement, mâĂ©touffe et mâanĂ©antit.
Je me soulĂšve sur mon coude comme sur un
moignon dâaile. Je voudrais quâil mâarrivĂąt quelque chose
dâinfini !
* * *
Je nâai pas de gĂ©nie, de mission Ă remplir, de
grand cĆur Ă donner. Je nâai rien et je ne mĂ©rite rien. Mais je
voudrais, malgrĂ© tout, une sorte de rĂ©compenseâŠ
De lâamour ; je rĂȘve une idylle inouĂŻe,
unique, avec une femme loin de laquelle jâai jusquâici perdu tout
mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure
lâombre, Ă cĂŽtĂ© de la mienne, sur la route.
De lâinfini, du nouveau ! Un voyage, un
voyage extraordinaire oĂč me jeter, oĂč me multiplier. Des dĂ©parts
luxueux et affairĂ©s au milieu de lâempressement des humbles, des
poses lentes dans des wagons roulant de toute leur force comme le
tonnerre, parmi les paysages échevelés et les cités brusquement
grandissantes comme du vent.
Des bateaux, des mĂąts, des manĆuvres
commandées en langues barbares, des débarquements sur des quais
dâor, puis des faces exotiques et curieuses au soleil, et,
vertigineusement ressemblants, des monuments dont on connaissait
les images et qui, Ă ce quâil semble dans lâorgueil du voyage, sont
venus prĂšs de vous.
Mon cerveau est vide ; mon cĆur est
tari ; je nâai personne qui mâentoure, je nâai jamais rien
trouvĂ©, pas mĂȘme un ami ; je suis un pauvre homme Ă©chouĂ© pour
un jour sur le plancher dâune chambre dâhĂŽtel oĂč tout le monde
vient, dâoĂč tout le monde sâen va, et pourtant, je voudrais de la
gloire ! De la gloire mĂȘlĂ©e Ă moi comme une Ă©tonnante et
merveilleuse blessure que je sentirais et dont tous
parleraient ; je voudrais une foule oĂč je serais le premier,
acclamé par mon nom comme par un cri nouveau sous la face du
ciel.
Mais je sens retomber ma grandeur. Mon
imagination puĂ©rile joue en vain avec ces images dĂ©mesurĂ©es. Il nây
a rien pour moi : il nây a que moi, qui, dĂ©pouillĂ© par le
soir, monte comme un cri.
Lâheure mâa rendu presque aveugle. Je me
devine dans la glace plus que je ne me vois. Je vois ma faiblesse
et ma captivitĂ©. Je tends en avant, du cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, mes
mains aux doigts tendus, mes mains, avec leur aspect de choses
dĂ©chirĂ©es. De mon coin dâombre, je lĂšve ma figure jusquâau ciel. Je
mâaffaisse en arriĂšre et mâappuie sur le lit, ce grand objet qui a
une vague forme vivante, comme un mort. Mon Dieu, je suis perdu.
Ayez pitié de moi ! Je me croyais sage et content de mon
sort ; je disais que jâĂ©tais exempt de lâinstinct du
vol ; hĂ©las, hĂ©las, ce nâest pas vrai, puisque je voudrais
prendre tout ce qui nâest pas Ă moi.