L'Argent
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L'Argent

About this book

L'Argent est un roman naturaliste d'Émile Zola publiĂ© en 1891, le dix-huitiĂšme volume de la sĂ©rie les Rougon-Macquart.
L'Argent aborde le thÚme de la Bourse, de la spéculation financiÚre qui s'y déroule et des scandales qui en découlent.

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Information

Chapitre 1

Onze heures venaient de sonner Ă  la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenĂȘtres donnent sur la place. D’un coup d’Ɠil, il parcourut les rangs de petites tables, oĂč les convives affairĂ©s se serraient coude Ă  coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu’il cherchait.
Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargé de plats :
« Dites donc, M. Huret n’est pas venu ?
– Non, monsieur, pas encore. »
Alors, Saccard se dĂ©cida, s’assit Ă  une table que quittait un client, dans l’embrasure d’une des fenĂȘtres. Il se croyait en retard ; et, tandis qu’on changeait la serviette, ses regards se portĂšrent au-dehors, Ă©piant les passants du trottoir. MĂȘme, lorsque le couvert fut rĂ©tabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journĂ©e des premiers jours de mai. À cette heure oĂč le monde dĂ©jeunait, elle Ă©tait presque vide : sous les marronniers, d’une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupĂ©s ; le long de la grille, Ă  la station de voitures, la file des fiacres s’allongeait, d’un bout Ă  l’autre ; et l’omnibus de la Bastille s’arrĂȘtait au bureau, Ă  l’angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d’aplomb, le monument en Ă©tait baignĂ©, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n’y avait encore que l’armĂ©e des chaises, en bon ordre.
Mais Saccard, s’étant tournĂ©, reconnut Mazaud, l’agent de change, Ă  la table voisine de la sienne. Il tendit la main.
« Tiens ! c’est vous. Bonjour !
– Bonjour ! » rĂ©pondit Mazaud, en donnant une poignĂ©e de main distraite.
Petit, brun, trĂšs vif, joli homme, il venait d’hĂ©riter de la charge d’un de ses oncles, Ă  trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu’il avait en face de lui, un gros monsieur Ă  figure rouge et rasĂ©e, le cĂ©lĂšbre Amadieu, que la Bourse vĂ©nĂ©rait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres Ă©taient tombĂ©s Ă  quinze francs, et que l’on considĂ©rait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l’affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entĂȘtement de brute chanceuse. Aujourd’hui que la dĂ©couverte de filons rĂ©els et considĂ©rables avait fait dĂ©passer aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son opĂ©ration imbĂ©cile qui aurait dĂ» le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il Ă©tait saluĂ©, consultĂ© surtout. D’ailleurs, il ne donnait plus d’ordres, comme satisfait, trĂŽnant dĂ©sormais dans son coup de gĂ©nie unique et lĂ©gendaire. Mazaud devait rĂȘver sa clientĂšle.
Saccard, n’ayant pu obtenir d’Amadieu mĂȘme un sourire, salua la table d’en face, oĂč se trouvaient rĂ©unis trois spĂ©culateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon.
« Bonjour ! ça va bien ?
– Oui, pas mal
 Bonjour ! »
Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l’hostilitĂ© presque. Pillerault pourtant, trĂšs grand, trĂšs maigre, avec des gestes saccadĂ©s et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d’habitude la familiaritĂ© d’un joueur qui Ă©rigeait en principe le casse-cou, dĂ©clarant qu’il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu’il s’appliquait Ă  rĂ©flĂ©chir. Il Ă©tait d’une nature exubĂ©rante de haussier, toujours tournĂ© Ă  la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagĂ© par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie Ă  de continuelles craintes de cataclysme. Quant Ă  Salmon, un trĂšs bel homme luttant contre la cinquantaine, Ă©talant une barbe superbe, d’un noir d’encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne rĂ©pondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni mĂȘme s’il jouait ; et sa façon d’écouter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, aprĂšs lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, dĂ©montĂ© par son silence.
Dans cette indiffĂ©rence qu’on lui tĂ©moignait, Saccard Ă©tait restĂ© les regards fiĂ©vreux et provocants, achevant le tour de la salle. Et il n’échangea plus un signe de tĂȘte qu’avec un grand jeune homme, assis Ă  trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, Ă  la face longue et brune, qu’éclairaient des yeux noirs magnifiques, mais qu’une bouche mauvaise, inquiĂ©tante, gĂątait. L’amabilitĂ© de ce garçon acheva de l’irriter : quelque exĂ©cutĂ© d’une Bourse Ă©trangĂšre, un de ces gaillards mystĂ©rieux aimĂ©s des femmes, tombĂ© depuis le dernier automne sur le marchĂ©, qu’il avait dĂ©jĂ  vu Ă  l’Ɠuvre comme prĂȘte-nom, dans un dĂ©sastre de banque, et qui peu Ă  peu conquĂ©rait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grĂące infatigable, mĂȘme pour les plus tarĂ©s.
Un garçon était debout devant Saccard.
« Qu’est-ce que monsieur prend ?
– Ah ! oui
 Ce que vous voudrez, une cĂŽtelette, des asperges. »
Puis, il rappela le garçon.
« Vous ĂȘtes sĂ»r que M. Huret n’est pas venu avant moi et n’est pas reparti ?
– Oh ! absolument sĂ»r ! »
Ainsi, il en Ă©tait lĂ , aprĂšs la dĂ©bĂącle qui, en octobre, l’avait forcĂ© une fois de plus Ă  liquider sa situation, Ă  vendre son hĂŽtel du parc Monceau, pour louer un appartement : les Sabatanis seuls le saluaient, son entrĂ©e dans un restaurant, oĂč il avait rĂ©gnĂ©, ne faisait plus tourner toutes les tĂȘtes, tendre toutes les mains. Il Ă©tait beau joueur, il restait sans rancune, Ă  la suite de cette derniĂšre affaire de terrains, scandaleuse et dĂ©sastreuse, dont il n’avait guĂšre sauvĂ© que sa peau. Mais une fiĂšvre de revanche s’allumait dans son ĂȘtre ; et l’absence d’Huret qui avait formellement promis d’ĂȘtre lĂ , dĂšs onze heures, pour lui rendre compte de la dĂ©marche dont il s’était chargĂ© prĂšs de son frĂšre Rougon, le ministre alors triomphant, l’exaspĂ©rait surtout contre ce dernier. Huret, dĂ©putĂ© docile, crĂ©ature du grand homme, n’était qu’un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, Ă©tait-ce possible qu’il l’abandonnĂąt ainsi ? Jamais il ne s’était montrĂ© bon frĂšre. Qu’il se fĂ»t fĂąchĂ© aprĂšs la catastrophe, qu’il eĂ»t rompu ouvertement pour n’ĂȘtre point compromis lui-mĂȘme, cela s’expliquait ; mais, depuis six mois, n’aurait-il pas dĂ» lui venir secrĂštement en aide ? et, maintenant, allait-il avoir le cƓur de refuser le suprĂȘme coup d’épaule qu’il lui faisait demander par un tiers, n’osant le voir en personne, craignant quelque crise de colĂšre qui l’emporterait ? Il n’avait qu’un mot Ă  dire, il le remettrait debout, avec tout ce lĂąche et grand Paris sous les talons.
« Quel vin désire monsieur ? demanda le sommelier.
– Votre bordeaux ordinaire. »
Saccard, qui laissait refroidir sa cĂŽtelette, absorbĂ©, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C’était Massias, un gros garçon rougeaud, un remisier qu’il avait connu besogneux, et qui se glissait entre les tables, sa cote Ă  la main. Il fut ulcĂ©rĂ© de le voir filer devant lui, sans s’arrĂȘter, pour aller tendre la cote Ă  Pillerault et Ă  Moser. Distraits, engagĂ©s dans une discussion, ceux-ci y jetĂšrent Ă  peine un coup d’Ɠil : non, ils n’avaient pas d’ordre Ă  donner, ce serait pour une autre fois. Massias, n’osant s’attaquer au cĂ©lĂšbre Amadieu, penchĂ© au-dessus d’une salade de homard, en train de causer Ă  voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l’étudia longuement, puis la rendit, sans un mot. La salle s’animait. D’autres remisiers, Ă  chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s’échangeaient de loin, toute une passion d’affaires montait, Ă  mesure que s’avançait l’heure. Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu Ă  peu, les voitures et les piĂ©tons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse, Ă©clatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient dĂ©jĂ , un Ă  un.
« Je vous rĂ©pĂšte, dit Moser de sa voix dĂ©solĂ©e, que ces Ă©lections complĂ©mentaires du 20 mars sont un symptĂŽme des plus inquiĂ©tants
 Enfin, c’est aujourd’hui Paris tout entier acquis Ă  l’opposition. »
Mais Pillerault haussait les Ă©paules. Carnot et Garnier-PagĂšs de plus sur les bancs de la gauche, qu’est-ce que ça pouvait faire ?
« C’est comme la question des duchĂ©s, reprit Moser, eh bien ! elle est grosse de complications
 Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre Ă  la Prusse, pour l’empĂȘcher de s’engraisser aux dĂ©pens du Danemark ; seulement, il y avait des moyens d’action
 Oui, oui, lorsque les gros se mettent Ă  manger les petits, on ne sait jamais oĂč ça s’arrĂȘte
 Et, quant au Mexique
 »
Pillerault, qui Ă©tait dans un de ses jours de satisfaction universelle, l’interrompit d’un Ă©clat de rire.
« Ah ! non, mon cher, ne nous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique
 Le Mexique, ce sera la page glorieuse du rĂšgne
 OĂč diable prenez-vous que l’empire soit malade ? Est-ce qu’en janvier l’emprunt de trois cents millions n’a pas Ă©tĂ© couvert plus de quinze fois ? Un succĂšs Ă©crasant
 Tenez ! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d’ici, lorsqu’on ouvrira l’Exposition universelle que l’empereur vient de dĂ©cider.
– Je vous dis que tout va mal ! affirma dĂ©sespĂ©rĂ©ment Moser.
– Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! »
Salmon les regardait l’un aprĂšs l’autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait Ă©coutĂ©s, ramenait aux difficultĂ©s de sa situation personnelle cette crise oĂč l’empire semblait entrer. Lui, une fois encore, Ă©tait par terre : est-ce que cet empire, qui l’avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d’un coup de la destinĂ©e la plus haute Ă  la plus misĂ©rable ? Ah ! depuis douze ans, qu’il l’avait aimĂ© et dĂ©fendu, ce rĂ©gime oĂč il s’était senti vivre, pousser, se gorger de sĂšve, ainsi que l’arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient ! Mais, si son frĂšre voulait l’en arracher, si on le retranchait de ceux qui Ă©puisaient le sol gras des jouissances, que tout fĂ»t donc emportĂ©, dans la grande dĂ©bĂącle finale des nuits de fĂȘte !
Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle oĂč l’agitation croissait sans cesse, envahi par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d’apercevoir son image ; et elle l’avait surpris. L’ñge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n’en paraissaient guĂšre que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacitĂ© de jeune homme. MĂȘme, avec les annĂ©es, son visage noir et creusĂ© de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s’était comme arrangĂ©, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrivĂ©e Ă  Paris, au lendemain du coup d’État, le soir d’hiver oĂč il Ă©tait tombĂ© sur le pavĂ©, les poches vides, affamĂ©, ayant toute une rage d’appĂ©tits Ă  satisfaire. Ah ! cette premiĂšre course Ă  travers les rues, lorsque, avant mĂȘme de dĂ©faire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes Ă©culĂ©es, son paletot graisseux, pour la conquĂ©rir ! Depuis cette soirĂ©e, il Ă©tait souvent montĂ© trĂšs haut, un fleuve de millions avait coulĂ© entre ses mains, sans que jamais il eĂ»t possĂ©dĂ© la fortune en esclave, ainsi qu’une chose Ă  soi, dont on dispose, qu’on tient sous clef, vivante, matĂ©rielle. Toujours le mensonge, la fiction avait habitĂ© ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilĂ  qu’il se retrouvait sur le pavĂ©, comme Ă  l’époque lointaine du dĂ©part, aussi jeune, aussi affamĂ©, inassouvi toujours, torturĂ© du mĂȘme besoin de jouissances et de conquĂȘtes. Il avait goĂ»tĂ© Ă  tout, et il ne s’était pas rassasiĂ©, n’ayant pas eu l’occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondĂ©ment dans les personnes et dans les choses. À cette heure, il se sentait cette misĂšre d’ĂȘtre, sur le pavĂ©, moins qu’un dĂ©butant, qu’auraient soutenu l’illusion et l’espoir. Et une fiĂšvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquĂ©rir, de monter plus haut qu’il n’était jamais montĂ©, de poser enfin le pied sur la citĂ© conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l’édifice solide de la fortune, la vraie royautĂ© de l’or trĂŽnant sur des sacs pleins !
La voix de Moser qui s’élevait de nouveau, aigre et trĂšs aiguĂ«, tira un instant Saccard de ses rĂ©flexions.
« L’expĂ©dition du Mexique coĂ»te quatorze millions par mois, c’est Thiers qui l’a prouvé  Et il faut vraiment ĂȘtre aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majoritĂ© est Ă©branlĂ©e. Ils sont trente et quelques maintenant, Ă  gauche. L’empereur lui-mĂȘme comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu’il se fait le promoteur de la libertĂ©. »
Pillerault ne rĂ©pondait plus, se contentait de ricaner d’un air de mĂ©pris.
« Oui, je sais, le marchĂ© vous paraĂźt solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin
 On a trop dĂ©moli et trop reconstruit, Ă  Paris, voyez-vous ! Les grands travaux ont Ă©puisĂ© l’épargne. Quant aux puissantes maisons de crĂ©dit qui vous semblent si prospĂšres, attendez qu’une d’elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter Ă  la file
 Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu’on vient de fonder pour amĂ©liorer la condition des ouvriers, m’effraye beaucoup, moi. Il y a, en France, une protestation, un mouvement rĂ©volutionnaire qui s’accentue chaque jour
 Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crĂšvera. »
Alors, ce fut une protestation bruyante. Ce sacrĂ© Moser avait sa crise de foie, dĂ©cidĂ©ment. Mais lui-mĂȘme, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, oĂč Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, Ă  causer trĂšs bas. Peu Ă  peu, la salle entiĂšre s’inquiĂ©tait de ces longues confidences. Qu’avaient-ils Ă  se dire, pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, prĂ©parait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa Ă©galement la voix.
« Vous savez, les Anglais veulent empĂȘcher qu’on travaille lĂ -bas. On pourrait bien avoir la guerre. »
Cette fois, Pillerault fut Ă©branlĂ©, par l’énormitĂ© mĂȘme de la nouvelle. C’était incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquĂ©rant la force d’une certitude : l’Angleterre avait envoyĂ© un ultimatum, demandant la cessation immĂ©diate des travaux. Amadieu, Ă©videmment, ne causait que de ça avec Mazaud, Ă  qui il donnait l’ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s’éleva, dans l’air chargĂ© d’odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuĂ©es. Et, Ă  ce moment, ce qui porta l’émotion Ă  son comble, ce fut l’entrĂ©e brusque d’un commis de l’agent de change, le petit Flory, un garçon Ă  figure tendre, mangĂ©e d’une Ă©paisse barbe chĂątaine. Il se prĂ©cipita, un paquet de fiches Ă  la main, et les remit au patron, en lui parlant Ă  l’oreille.
« Bon ! » répondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet.
Puis, tirant sa montre :
« BientĂŽt midi ! Dites Ă  Berthier de m’attendre. Et soyez lĂ  vous-mĂȘme, montez chercher les dĂ©pĂȘches. »
Lorsque Flory s’en fut allĂ©, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d’autres fiches de sa poche, qu’il posa sur la nappe, Ă  cĂŽtĂ© de son assiette ; et, Ă  chaque minute, un client qui partait, se penchait au passage, lui disait un mot, qu’il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchĂ©es. La fausse nouvelle, venue on ne savait d’oĂč, nĂ©e de rien, grossissait comme une nuĂ©e d’orage.
« Vous vendez, n’est-ce pas ? » demanda Moser Ă  Salmon.
Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisĂ© de finesse, qu’il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l’Angleterre, qu’il ne savait mĂȘme pas avoir inventĂ©.
« Moi, j’achĂšte tant qu’on voudra », conclut Pillerault, avec sa tĂ©mĂ©ritĂ© vaniteuse de joueur sans mĂ©thode.
Les tempes chauffĂ©es par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de dĂ©jeuner, dans l’étroite salle, Saccard s’était dĂ©cidĂ© Ă  manger ses asperges, en s’irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt Ă  se rĂ©soudre, il hĂ©sitait, combattu d’incertitudes. Il sentait bien l’impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de faire peau neuve, et il avait rĂȘvĂ© d’abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps lĂ©gislatif ne l’aurait-il pas menĂ© au conseil des ministres, comme son frĂšre ? Ce qu’il reprochait Ă  la spĂ©culation, c’était la continuelle instabilitĂ©, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnĂ©es : jamais il n’avait dormi sur le million rĂ©el, ne devant rien Ă  personne. Et, Ă  cette heure oĂč il faisait son examen de conscience, il se disait qu’il Ă©tait peut-ĂȘtre trop passionnĂ© pour cette bataille de l’argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, aprĂšs une vie si extraordinaire de luxe et de gĂȘne, il sortait vidĂ©, brĂ»lĂ©, de ces dix annĂ©es de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d’autres, plus lourds, avaient ramassĂ© de colossales fortunes. Oui, peut-ĂȘtre s’était-il trompĂ© sur ses vĂ©ritables aptitudes, peut-ĂȘtre triompherait-il d’un bond, dans la bagarre politique, avec son activitĂ©, sa foi ardente. Tout allait dĂ©pendre de la rĂ©ponse de son frĂšre. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l’agio, eh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore Ă  personne, l’affaire Ă©norme qu’il rĂȘvait depuis des semaines et qui l’effrayait lui-mĂȘme, tellement elle Ă©tait vaste, faite, si elle rĂ©ussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde.
Pillerault avait élevé la voix.
« Mazaud, est-ce fini, l’exĂ©cution de Schlosser ?
– Oui, rĂ©pondit l’agent de change, l’affiche sera mise aujourd’hui
 Que voulez-vous ? c’est toujours ennuyeux, mais j’avais reçu les renseignements les plus inquiĂ©tants, et je l’ai escomptĂ© le premier. Il faut bien, de temps Ă  autre, donner un coup de balai.
– On m’a affirmĂ©, dit Moser, que vos collĂšgues, Jacoby et Delarocque, y Ă©taient pour des sommes rondes. »
L’agent eut un geste vague.
« Bah ! c’est la part du feu
 Ce Schlosser devait ĂȘtre d’une bande, et il en sera quitte pour aller Ă©cumer la Bourse de Berlin ou de Vienne. »
Les yeux de Saccard s’étaient portĂ©s sur Sabatani, dont un hasard lui avait rĂ©vĂ©lĂ© l’association secrĂšte avec Schlosser : tous deux jouaient le jeu connu, l’un Ă  la hausse, l’autre Ă  la baisse sur une mĂȘme valeur, celui qui perdait en Ă©tant quitte pour partager le bĂ©nĂ©fice de l’autre, et disparaĂźtre. Mais le jeune homme payait tranq...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Chapitre 5
  7. Chapitre 6
  8. Chapitre 7
  9. Chapitre 8
  10. Chapitre 9
  11. Chapitre 10
  12. Chapitre 11
  13. Chapitre 12
  14. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique