Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de mâanalyser, jâavais cru que cette sĂ©paration sans sâĂȘtre revus Ă©tait justement ce que je dĂ©sirais, et comparant la mĂ©diocritĂ© des plaisirs que me donnait Albertine Ă la richesse des dĂ©sirs quâelle me privait de rĂ©aliser, je mâĂ©tais trouvĂ© subtil, jâavais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne lâaimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cĆur une souffrance telle que je ne pourrais pas y rĂ©sister plus longtemps. Ainsi ce que jâavais cru nâĂȘtre rien pour moi, câĂ©tait tout simplement toute ma vie. Comme on sâignore ! Il fallait faire cesser immĂ©diatement ma souffrance. Tendre pour moi-mĂȘme comme ma mĂšre pour ma grandâmĂšre mourante, je me disais, avec cette mĂȘme bonne volontĂ© quâon a de ne pas laisser souffrir ce quâon aime : « Aie une seconde de patience, on va te trouver un remĂšde, sois tranquille, on ne va pas te laisser souffrir comme cela. » Ce fut dans cet ordre dâidĂ©es que mon instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte les premiers calmants : « Tout cela nâa aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais de toute façon elle sera ici ce soir. Par consĂ©quent inutile de se tracasser. » « Tout cela nâa aucune importance », je ne mâĂ©tais pas contentĂ© de me le dire, jâavais tĂąchĂ© dâen donner lâimpression Ă Françoise en ne laissant pas paraĂźtre devant elle ma souffrance, parce que, mĂȘme au moment oĂč je lâĂ©prouvais avec une telle violence, mon amour nâoubliait pas quâil lui importait de sembler un amour heureux, un amour partagĂ©, surtout aux yeux de Françoise qui, nâaimant pas Albertine, avait toujours doutĂ© de sa sincĂ©ritĂ©. Oui, tout Ă lâheure, avant lâarrivĂ©e de Françoise, jâavais cru que je nâaimais plus Albertine, jâavais cru ne rien laisser de cĂŽtĂ© ; en exact analyste, jâavais cru bien connaĂźtre le fond de mon cĆur. Mais notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les Ă©lĂ©ments qui le composent et qui restent insoupçonnĂ©s tant que, de lâĂ©tat volatil oĂč ils subsistent la plupart du temps, un phĂ©nomĂšne capable de les isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification. Je mâĂ©tais trompĂ© en croyant voir clair dans mon cĆur. Mais cette connaissance que ne mâavaient pas donnĂ©e les plus fines perceptions de lâesprit venait de mâĂȘtre apportĂ©e, dure, Ă©clatante, Ă©trange, comme un sel cristallisĂ© par la brusque rĂ©action de la douleur. Jâavais une telle habitude dâavoir Albertine auprĂšs de moi, et je voyais soudain un nouveau visage de lâHabitude. Jusquâici je lâavais considĂ©rĂ©e surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime lâoriginalitĂ© et jusquâĂ la conscience des perceptions ; maintenant je la voyais comme une divinitĂ© redoutable, si rivĂ©e Ă nous, son visage insignifiant si incrustĂ© dans notre cĆur que si elle se dĂ©tache, ou si elle se dĂ©tourne de nous, cette dĂ©itĂ© que nous ne distinguions presque pas nous inflige des souffrances plus terribles quâaucune et quâalors elle est aussi cruelle que la mort.
Le plus pressĂ© Ă©tait de lire la lettre dâAlbertine puisque je voulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en ma possession, parce que, comme lâavenir est ce qui nâexiste que dans notre pensĂ©e, il nous semble encore modifiable par lâintervention in extremis de notre volontĂ©. Mais, en mĂȘme temps, je me rappelais que jâavais vu agir sur lui dâautres forces que la mienne et contre lesquelles, plus de temps mâeĂ»t-il Ă©tĂ© donnĂ©, je nâaurais rien pu. Ă quoi sert que lâheure nâait pas sonnĂ© encore si nous ne pouvons rien sur ce qui sây produira ? Quand Albertine Ă©tait Ă la maison, jâĂ©tais bien dĂ©cidĂ© Ă garder lâinitiative de notre sĂ©paration. Et puis elle Ă©tait partie. Jâouvris la lettre dâAlbertine. Elle Ă©tait ainsi conçue :
« Mon ami,
» Pardonnez-moi de ne pas avoir osĂ© vous dire de vive voix les quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lĂąche, jâai toujours eu si peur devant vous, que, mĂȘme en me forçant, je nâai pas eu le courage de le faire. Voici ce que jâaurais dĂ» vous dire. Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez dâailleurs vu par votre algarade de lâautre soir quâil y avait quelque chose de changĂ© dans nos rapports. Ce qui a pu sâarranger cette nuit-lĂ deviendrait irrĂ©parable dans quelques jours. Il vaut donc mieux, puisque nous avons eu la chance de nous rĂ©concilier, nous quitter bons amis. Câest pourquoi, mon chĂ©ri, je vous envoie ce mot, et je vous prie dâĂȘtre assez bon pour me pardonner si je vous fais un peu de chagrin, en pensant Ă lâimmense que jâaurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me sera dĂ©jĂ assez dur de vous devenir peu Ă peu, et bien vite, indiffĂ©rente ; aussi ma dĂ©cision Ă©tant irrĂ©vocable, avant de vous faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandĂ© mes malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-mĂȘme.
» Albertine.
« Tout cela ne signifie rien, me dis-je, câest mĂȘme meilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne lâa Ă©videmment Ă©crit que pour frapper un grand coup, afin que je prenne peur et ne sois plus insupportable avec elle. Il faut aviser au plus pressĂ© : quâAlbertine soit rentrĂ©e ce soir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens vĂ©reux qui se servent de leur niĂšce pour mâextorquer de lâargent. Mais quâimporte ? DussĂ©-je, pour quâAlbertine soit ici ce soir, donner la moitiĂ© de ma fortune Ă Mme Bontemps, il nous restera assez, Ă Albertine et Ă moi, pour vivre agrĂ©ablement. » Et en mĂȘme temps, je calculais si jâavais le temps dâaller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce quâelle dĂ©sirait, ne songeant mĂȘme plus, toute hĂ©sitation ayant disparu, que jâavais pu trouver peu sage de les lui donner. « MĂȘme si lâadhĂ©sion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertine ne veut pas obĂ©ir Ă sa tante et pose comme condition de son retour quâelle aura dĂ©sormais sa pleine indĂ©pendance, eh bien ! quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai ; elle sortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir des sacrifices, si douloureux quâils soient, pour la chose Ă laquelle on tient le plus et qui, malgrĂ© ce que je croyais ce matin dâaprĂšs mes raisonnements exacts et absurdes, est quâAlbertine vive ici. » Puis-je dire, du reste, que lui laisser cette libertĂ© mâeĂ»t Ă©tĂ© tout Ă fait douloureux ? Je mentirais. Souvent dĂ©jĂ jâavais senti que la souffrance de la laisser libre de faire le mal loin de moi Ă©tait peut-ĂȘtre moindre encore que ce genre de tristesse quâil mâarrivait dâĂ©prouver Ă la sentir sâennuyer, avec moi, chez moi. Sans doute, au moment mĂȘme oĂč elle mâeĂ»t demandĂ© Ă partir quelque part, la laisser faire, avec lâidĂ©e quâil y avait des orgies organisĂ©es, mâeĂ»t Ă©tĂ© atroce. Mais lui dire : prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois, dans tel pays que je ne connais pas, oĂč je ne saurai rien de ce que vous ferez, cela mâavait souvent plu par lâidĂ©e que par comparaison, loin de moi, elle me prĂ©fĂ©rerait, et serait heureuse au retour. « Ce retour, elle-mĂȘme le dĂ©sire sĂ»rement ; elle nâexige nullement cette libertĂ© Ă laquelle dâailleurs, en lui offrant chaque jour des plaisirs nouveaux, jâarriverais aisĂ©ment Ă obtenir, jour par jour, quelque limitation. Non, ce quâAlbertine a voulu, câest que je ne sois plus insupportable avec elle, et surtout â comme autrefois Odette avec Swann â que je me dĂ©cide Ă lâĂ©pouser. Une fois Ă©pousĂ©e, son indĂ©pendance, elle nây tiendra pas ; nous resterons tous les deux ici, si heureux. » Sans doute câĂ©tait renoncer Ă Venise. Mais que les villes les plus dĂ©sirĂ©es comme Venise (Ă plus forte raison les maĂźtresses de maison les plus agrĂ©ables, comme la duchesse de Guermantes, les distractions comme le théùtre) deviennent pĂąles, indiffĂ©rentes, mortes, quand nous sommes liĂ©s Ă un autre cĆur par un lien si douloureux quâil nous empĂȘche de nous Ă©loigner. « Albertine a, dâailleurs, parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman elle-mĂȘme trouvait tous ces retards ridicules. LâĂ©pouser, câest ce que jâaurais dĂ» faire depuis longtemps, câest ce quâil faudra que je fasse, câest cela qui lui a fait Ă©crire sa lettre dont elle ne pense pas un mot ; câest seulement pour faire rĂ©ussir cela quâelle a renoncĂ© pour quelques heures Ă ce quâelle doit dĂ©sirer autant que je dĂ©sire quâelle le fasse : revenir ici. Oui, câest cela quâelle a voulu, câest cela lâintention de son acte », me disait ma raison compatissante ; mais je sentais quâen me le disant ma raison se plaçait toujours dans la mĂȘme hypothĂšse quâelle avait adoptĂ©e depuis le dĂ©but. Or je sentais bien que câĂ©tait lâautre hypothĂšse qui nâavait jamais cessĂ© dâĂȘtre vĂ©rifiĂ©e. Sans doute cette deuxiĂšme hypothĂšse nâaurait jamais Ă©tĂ© assez hardie pour formuler expressĂ©ment quâAlbertine eĂ»t pu ĂȘtre liĂ©e avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quand jâavais Ă©tĂ© submergĂ© par lâenvahissement de cette nouvelle terrible, au moment oĂč nous entrions en gare dâIncarville, câĂ©tait la seconde hypothĂšse qui sâĂ©tait dĂ©jĂ trouvĂ©e vĂ©rifiĂ©e. Celle-ci nâavait ensuite jamais conçu quâAlbertine pĂ»t me quitter dâelle-mĂȘme, de cette façon, sans me prĂ©venir et me donner le temps de lâen empĂȘcher. Mais tout de mĂȘme, si aprĂšs le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire, la rĂ©alitĂ© qui sâimposait Ă moi mâĂ©tait aussi nouvelle que celle en face de quoi nous mettent la dĂ©couverte dâun physicien, les enquĂȘtes dâun juge dâinstruction ou les trouvailles dâun historien sur les dessous dâun crime ou dâune rĂ©volution, cette rĂ©alitĂ© en dĂ©passant les chĂ©tives prĂ©visions de ma deuxiĂšme hypothĂšse pourtant les accomplissait. Cette deuxiĂšme hypothĂšse nâĂ©tait pas celle de lâintelligence, et la peur panique que jâavais eue le soir oĂč Albertine ne mâavait pas embrassĂ©, la nuit oĂč jâavais entendu le bruit de la fenĂȘtre, cette peur nâĂ©tait pas raisonnĂ©e. Mais â et la suite le montrera davantage, comme bien des Ă©pisodes ont pu dĂ©jĂ lâindiquer â de ce que lâintelligence nâest pas lâinstrument le plus subtil, le plus puissant, le plus appropriĂ© pour saisir le vrai, ce nâest quâune raison de plus pour commencer par lâintelligence et non par un intuitivisme de lâinconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. Câest la vie qui peu Ă peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cĆur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, câest lâintelligence elle-mĂȘme qui, se rendant compte de leur supĂ©rioritĂ©, abdique par raisonnement devant elles et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. Câest la foi expĂ©rimentale. Le malheur imprĂ©vu avec lequel je me trouvais aux prises, il me semblait lâavoir lui aussi (comme lâamitiĂ© dâAlbertine avec deux Lesbiennes) dĂ©jĂ connu pour lâavoir lu dans tant de signes oĂč (malgrĂ© les affirmations contraires de ma raison, sâappuyant sur les dires dâAlbertine elle-mĂȘme) jâavais discernĂ© la lassitude, lâhorreur quâelle avait de vivre ainsi en esclave, signes tracĂ©s comme avec de lâencre invisible Ă lâenvers des prunelles tristes et soumises dâAlbertine, sur ses joues brusquement enflammĂ©es par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenĂȘtre qui sâĂ©tait brusquement ouverte. Sans doute je nâavais pas osĂ© les interprĂ©ter jusquâau bout et former expressĂ©ment lâidĂ©e de son dĂ©part subit. Je nâavais pensĂ©, dâune Ăąme Ă©quilibrĂ©e par la prĂ©sence dâAlbertine, quâĂ un dĂ©part arrangĂ© par moi Ă une date indĂ©terminĂ©e, câest-Ă -dire situĂ© dans un temps inexistant ; par consĂ©quent jâavais eu seulement lâillusion de penser Ă un dĂ©part, comme les gens se figurent quâils ne craignent pas la mort quand ils y pensent alors quâils sont bien portants, et ne font en rĂ©alitĂ© quâintroduire une idĂ©e purement nĂ©gative au sein dâune bonne santĂ© que lâapproche de la mort prĂ©cisĂ©ment altĂ©rerait. Dâailleurs lâidĂ©e du dĂ©part dâAlbertine voulu par elle-mĂȘme eĂ»t pu me venir mille fois Ă lâesprit, le plus clairement, le plus nettement du monde, que je nâaurais pas soupçonnĂ© davantage ce que serait relativement Ă moi, câest-Ă -dire en rĂ©alitĂ©, ce dĂ©part, quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entiĂšrement nouveau. Ă ce dĂ©part, si je lâeusse prĂ©vu, jâaurais pu songer sans trĂȘve pendant des annĂ©es, sans que, mises bout Ă bout, toutes ces pensĂ©es eussent eu le plus faible rapport, non seulement dâintensitĂ© mais de ressemblance, avec lâinimaginable enfer dont Françoise mâavait levĂ© le voile en me disant : « Mademoiselle Albertine est partie. » Pour se reprĂ©senter une situation inconnue lâimagination emprunte des Ă©lĂ©ments connus et Ă cause de cela ne se la reprĂ©sente pas. Mais la sensibilitĂ©, mĂȘme la plus physique, reçoit, comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indĂ©lĂ©bile de lâĂ©vĂ©nement nouveau. Et jâosais Ă peine me dire que, si jâavais prĂ©vu ce dĂ©part, jâaurais peut-ĂȘtre Ă©tĂ© incapable de me le reprĂ©senter dans son horreur, et mĂȘme, Albertine me lâannonçant, moi la menaçant, la suppliant, de lâempĂȘcher ! Que le dĂ©sir de Venise Ă©tait loin de moi maintenant ! Comme autrefois Ă Combray celui de connaĂźtre Madame de Guermantes, quand venait lâheure oĂč je ne tenais plus quâĂ une seule chose, avoir maman dans ma chambre. Et câĂ©tait bien, en effet, toutes les inquiĂ©tudes Ă©prouvĂ©es depuis mon enfance, qui, Ă lâappel de lâangoisse nouvelle, avaient accouru la renforcer, sâamalgamer Ă elle en une masse homogĂšne qui mâĂ©touffait. Certes, ce coup physique au cĆur que donne une telle sĂ©paration et qui, par cette terrible puissance dâenregistrement quâa le corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain Ă toutes les Ă©poques de notre vie oĂč nous avons souffert, certes, ce coup au cĆur sur lequel spĂ©cule peut-ĂȘtre un peu â tant on se soucie peu de la douleur des autres â la femme qui dĂ©sire donner au regret son maximum dâintensitĂ©, soit que, nâesquissant quâun faux dĂ©part, elle veuille seulement demander des conditions meilleures, soit que, partant pour toujours â pour toujours ! â elle dĂ©sire frapper, ou pour se venger, ou pour continuer dâĂȘtre aimĂ©e, ou dans lâintĂ©rĂȘt de la qualitĂ© du souvenir quâelle laissera, briser violemment ce rĂ©seau de lassitudes, dâindiffĂ©rences, quâelle avait senti se tisser, â certes, ce coup au cĆur, on sâĂ©tait promis de lâĂ©viter, on sâĂ©tait dit quâon se quitterait bien. Mais il est vraiment rare quâon se quitte bien, car, si on Ă©tait bien, on ne se quitterait pas ! Et puis la femme avec qui on se montre le plus indiffĂ©rent sent tout de mĂȘme obscurĂ©ment quâen se fatiguant dâelle, en vertu dâune mĂȘme habitude, on sâest attachĂ© de plus en plus Ă elle, et elle songe que lâun des Ă©lĂ©ments essentiels pour se quitter bien est de partir en prĂ©venant lâautre. Or elle a peur en prĂ©venant dâempĂȘcher. Toute femme sent que, si son pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de sâen aller, câest de fuir. Fugitive parce que reine, câest ainsi. Certes, il y a un intervalle inouĂŻ entre cette lassitude quâelle inspirait il y a un instant et, parce quâelle est partie, ce furieux besoin de la ravoir. Mais Ă cela, en dehors de celles donnĂ©es au cours de cet ouvrage et dâautres qui le seront plus loin, il y a des raisons. Dâabord le dĂ©part a lieu souvent dans le moment oĂč lâindiffĂ©rence â rĂ©elle ou crue â est la plus grande, au point extrĂȘme de lâoscillation du pendule. La femme se dit : « Non, cela ne peut plus durer ainsi », justement parce que lâhomme ne parle que de la quitter, ou y pense ; et câest elle qui quitte. Alors, le pendule revenant Ă son autre point extrĂȘme, lâintervalle est le plus grand. En une seconde il revient Ă ce point ; encore une fois, en dehors de toutes les raisons donnĂ©es, câest si naturel ! Le cĆur bat ; et dâailleurs la femme qui est partie nâest plus la mĂȘme que celle qui Ă©tait lĂ . Sa vie auprĂšs de nous, trop connue, voit tout dâun coup sâajouter Ă elle les vies auxquelles elle va inĂ©vitablement se mĂȘler, et câest peut-ĂȘtre pour se mĂȘler Ă elles quâelle nous a quittĂ©s. De sorte que cette richesse nouvelle de la vie de la femme en allĂ©e rĂ©troagit sur la femme qui Ă©tait auprĂšs de nous et peut-ĂȘtre prĂ©mĂ©ditait son dĂ©part. Ă la sĂ©rie des faits psychologiques que nous pouvons dĂ©duire et qui font partie de sa vie avec nous, de notre lassitude trop marquĂ©e pour elle, de notre jalousie aussi (et qui fait que les hommes qui ont Ă©tĂ© quittĂ©s par plusieurs femmes lâont Ă©tĂ© presque toujours de la mĂȘme maniĂšre Ă cause de leur caractĂšre et de rĂ©actions toujours identiques quâon peut calculer ; chacun a sa maniĂšre propre dâĂȘtre trahi, comme il a sa maniĂšre de sâenrhumer), Ă cette sĂ©rie pas trop mystĂ©rieuse pour nous correspondait sans doute une sĂ©rie de faits que nous avons ignorĂ©s. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relations Ă©crites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou telle femme, attendre tel signe que nous avons peut-ĂȘtre donnĂ© nous-mĂȘmes sans le savoir en disant : « M. X. est venu hier pour me voir », si elle avait convenu avec M. X. que la veille du jour oĂč elle devrait rejoindre M. X., celui-ci viendrait me voir. Que dâhypothĂšses possibles ! Possibles seulement. Je construisais si bien la vĂ©ritĂ©, mais dans le possible seulement, quâayant un jour ouvert, et par erreur, une lettre adressĂ©e Ă ma maĂźtresse, cette lettre Ă©crite en style convenu et qui disait : « Attends toujours signe pour aller chez le marquis de Saint-Loup, prĂ©venez demain par coup de tĂ©lĂ©phone », je reconstituai une sorte de fuite projetĂ©e ; le nom du marquis de Saint-Loup nâĂ©tait lĂ que pour signifier autre chose, car ma maĂźtresse ne connaissait pas suffisamment Saint-Loup, mais mâavait entendu parler de lui, et, dâailleurs, la signature Ă©tait une espĂšce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettre nâĂ©tait pas adressĂ©e Ă ma maĂźtresse, mais Ă une personne de la maison qui portait un nom diffĂ©rent et quâon avait mal lu. La lettre nâĂ©tait pas en signes convenus mais en mauvais français parce quâelle Ă©tait dâune AmĂ©ricaine, effectivement amie de Saint-Loup comme celui-ci me lâapprit. Et la façon Ă©trange dont cette AmĂ©ricaine formait certaines lettres avait donnĂ© lâaspect dâun surnom Ă un nom parfaitement rĂ©el mais Ă©tranger. Je mâĂ©tais donc ce jour-lĂ trompĂ© du tout au tout dans mes soupçons. Mais lâarmature intellectuelle qui chez moi avait reliĂ© ces faits, tous faux, Ă©tait elle-mĂȘme la forme si juste, si inflexible de la vĂ©ritĂ© que quand trois mois plus tard ma maĂźtresse, qui alors songeait Ă passer toute sa vie avec moi, mâavait quittĂ©, çâavait Ă©tĂ© dâune façon absolument identique Ă celle que jâavais imaginĂ©e la premiĂšre fois. Une lettre vint ayant les mĂȘmes particularitĂ©s que jâavais faussement attribuĂ©es Ă la premiĂšre lettre, mais cette fois-ci ayant bien le sens dâun signal.
Ce malheur Ă©tait le plus grand de toute ma vie. Et malgrĂ© tout, la souffrance quâil me causait Ă©tait peut-ĂȘtre dĂ©passĂ©e encore par la curiositĂ© de connaĂźtre les causes de ce malheur quâAlbertine avait dĂ©sirĂ©, retrouvĂ©. Mais les sources des grands Ă©vĂ©nements sont comme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface de la terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsi prĂ©mĂ©ditĂ© depuis longtemps sa fuite ? jâai dit (et alors cela mâavait paru seulement du maniĂ©risme et de la mauvaise humeur, ce que Françoise appelait faire la « tĂȘte ») que, du jour oĂč elle avait cessĂ© de mâembrasser, elle avait eu un air de porter le diable en terre, toute droite, figĂ©e, avec une voix triste dans les plus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plus jamais. Je ne peux pas dire quâaucun fait prouvĂąt aucune connivence avec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite quâĂ©tant entrĂ©e lâavant-veille du dĂ©part dans sa chambre elle nây avait trouvĂ© personne, les rideaux fermĂ©s, mais sentant Ă lâodeur de lâair et au bruit que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte. Et, en effet, elle avait trouvĂ© Albertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eĂ»t pu, de lĂ , correspondre, et, dâailleurs, les rideaux fermĂ©s sur la fenĂȘtre ouverte sâexpliquaient sans doute parce quâelle savait que je craignais les courants dâair et que, mĂȘme si les rideaux mâen protĂ©geaient peu, ils eussent empĂȘchĂ© Françoise de voir du couloir que les volets Ă©taient ouverts aussi tĂŽt. Non, je ne vois rien sinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savait quâelle allait partir. La veille, en effet, elle prit dans ma chambre sans que je mâen aperçusse une grande quantitĂ© de papier et de toile dâemballage qui sây trouvait, et Ă lâaide desquels elle emballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuit afin de partir le matin ; câest le seul fait, ce fut tout. Je ne peux pas attacher dâimportance Ă ce quâelle me rendit presque de force ce soir-lĂ mille francs quâelle me devait, cela nâa rien de spĂ©cial, car elle Ă©tait dâun scrupule extrĂȘme dans les choses dâargent. Oui, elle prit les papiers dâemballage la veille, mais ce nâĂ©tait pas de la veille seulement quâelle savait quâelle partirait ! Car ce nâest pas le chagrin qui la fit partir, mais la rĂ©solution prise de partir, de renoncer Ă la vie quâelle avait rĂȘvĂ©e qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presque solennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, oĂč, aprĂšs ĂȘtre restĂ©e chez moi plus tard quâelle ne voulait, dit-elle â remarque qui mâĂ©tonnait venant dâelle qui voulait toujours prolonger, â elle me dit de la porte : « Adieu, petit, adieu, petit. » Mais je nây pris pas garde au moment. Françoise mâa dit que le lendemain matin, quand elle lui dit quâelle partait (mais, du reste, câest explicable aussi par la fatigue, car elle ne sâĂ©tait pas dĂ©shabillĂ©e et avait passĂ© toute la nuit Ă emballer, sauf les affaires quâelle avait Ă demander Ă Françoise et qui nâĂ©taient pas dans sa chambre et son cabinet de toilette), elle Ă©tait encore tellement triste, tellement plus droite, tellement plus figĂ©e que les jours prĂ©cĂ©dents que Françoise crut quand elle lui dit : « Adieu, Françoise » quâelle allait tomber. Quand on apprend ces choses-lĂ , on comprend que la femme qui vous plaisait tellement moins maintenant que toutes celles quâon rencontre si facilement dans les plus simples promenades, Ă qui on en voulait de les sacrifier pour elle, soit au contraire celle quâon prĂ©fĂ©rerait mille fois. Car la question ne se pose plus entre un certain plaisir â devenu par lâusage, et peut-ĂȘtre par la mĂ©diocritĂ© de lâobjet, presque nul â et dâautres plaisirs, ceux-lĂ tentants, ravissants, mais entre ces plaisirs-lĂ et quelque chose de bien plus fort quâeux, la pitiĂ© pour la douleur.
En me promettant Ă moi-mĂȘme quâAlbertine serait ici ce soir, jâavais couru au plus pressĂ© et pansĂ© dâune croyance nouvelle lâarrachement de celle avec laquelle jâavais vĂ©cu jusquâici. Mais si rapidement quâeĂ»t agi mon instinct de conservation, jâĂ©tais, quand Françoise mâavait parlĂ©, restĂ© une seconde sans secours, et jâavais beau savoir maintenant quâAlbertine serait lĂ ce soir, la douleur que jâavais ressentie pendant lâinstant oĂč je ne mâĂ©tais pas encore appris Ă moi-mĂȘme ce retour (lâinstant qui avait suivi les mots : « Mademoiselle Albertine a demandĂ© ses malles, Mademoiselle Albertine est partie »), cette douleur renaissait dâelle-mĂȘme en moi pareille Ă ce quâelle avait Ă©tĂ©, câest-Ă -dire comme si jâavais ignorĂ© encore le prochain retour dâAlbertine. Dâailleurs il fallait quâelle revĂźnt, mais dâelle-mĂȘme. Dans toutes les hypothĂšses, avoir lâair de faire faire une dĂ©marche, de la prier de revenir irait Ă lâencontre du but. Certes je nâavais plus la force de renoncer Ă elle comme je lâavais eue pour Gilberte. Plus mĂȘme que revoir Albertine, ce que je voulais câĂ©tait mettre fin Ă lâangoisse physique que mon cĆur plus mal portant que jadis ne pouvait plus tolĂ©rer. Puis Ă force de mâhabituer Ă ne pas vouloir, quâil sâagĂźt de travail ou dâautre chose, jâĂ©tais devenu plus lĂąche. Mais surtout cette angoisse Ă©tait incomparablement plus forte pour bien des raisons dont la plus importante nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas que je nâavais jamais goĂ»tĂ© de plaisir sensuel avec Mme de Guermantes et avec Gilberte, mais que, ne les voyant pas chaque jour, Ă toute heure, nâen ayant pas la possibilitĂ© et par consĂ©quent pas le besoin, il y avait en moins, dans mon amour pour elles, la force immense de lâHabitude. Peut-ĂȘtre, maintenant que mon cĆur, incapable de vouloir et de supporter de son plein grĂ© la souffrance, ne trouvait quâune seule solution possible, le retour Ă tout prix dâAlbertine, peut-ĂȘtre la solution opposĂ©e (le renoncement volontaire, la rĂ©signation progressive) mâeĂ»t-elle paru une solution de roman, invraisemblable dans la vie, si je nâavais moi-mĂȘme autrefois optĂ© pour celle-lĂ quand il sâĂ©tait agi de Gilberte. Je savais donc que cette autre solution pouvait ĂȘtre acceptĂ©e aussi, et par un seul homme, car jâĂ©tais restĂ© Ă peu prĂšs le mĂȘme. Seulement le temps avait jouĂ© son rĂŽle, le temps qui mâavait vieilli, le temps aussi qui avait mis Albertine perpĂ©tuellement auprĂšs de moi quand nous menions notre vie commune. Mais du moins, sans renoncer Ă elle, ce qui me restait de ce que jâavais Ă©prouvĂ©...
