Albertine Disparue
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Albertine Disparue

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Albertine Disparue, dont le titre original est La fugitive, est le sixieme tome d'A la recherche du temps perdu de Marcel Proust paru en 1927 a titre posthume. la Fugitive devait originairement regrouper la Prisonniere et Albertine disparue. De fait, Albertine disparue est la suite indissociable, sur le plan narratif au moins, de la Prisonniere.

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Information

Chapitre 1 Le chagrin et l’oubli

Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m’analyser, j’avais cru que cette sĂ©paration sans s’ĂȘtre revus Ă©tait justement ce que je dĂ©sirais, et comparant la mĂ©diocritĂ© des plaisirs que me donnait Albertine Ă  la richesse des dĂ©sirs qu’elle me privait de rĂ©aliser, je m’étais trouvĂ© subtil, j’avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l’aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cƓur une souffrance telle que je ne pourrais pas y rĂ©sister plus longtemps. Ainsi ce que j’avais cru n’ĂȘtre rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie. Comme on s’ignore ! Il fallait faire cesser immĂ©diatement ma souffrance. Tendre pour moi-mĂȘme comme ma mĂšre pour ma grand’mĂšre mourante, je me disais, avec cette mĂȘme bonne volontĂ© qu’on a de ne pas laisser souffrir ce qu’on aime : « Aie une seconde de patience, on va te trouver un remĂšde, sois tranquille, on ne va pas te laisser souffrir comme cela. » Ce fut dans cet ordre d’idĂ©es que mon instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte les premiers calmants : « Tout cela n’a aucune importance parce que je vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais de toute façon elle sera ici ce soir. Par consĂ©quent inutile de se tracasser. » « Tout cela n’a aucune importance », je ne m’étais pas contentĂ© de me le dire, j’avais tĂąchĂ© d’en donner l’impression Ă  Françoise en ne laissant pas paraĂźtre devant elle ma souffrance, parce que, mĂȘme au moment oĂč je l’éprouvais avec une telle violence, mon amour n’oubliait pas qu’il lui importait de sembler un amour heureux, un amour partagĂ©, surtout aux yeux de Françoise qui, n’aimant pas Albertine, avait toujours doutĂ© de sa sincĂ©ritĂ©. Oui, tout Ă  l’heure, avant l’arrivĂ©e de Françoise, j’avais cru que je n’aimais plus Albertine, j’avais cru ne rien laisser de cĂŽtĂ© ; en exact analyste, j’avais cru bien connaĂźtre le fond de mon cƓur. Mais notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les Ă©lĂ©ments qui le composent et qui restent insoupçonnĂ©s tant que, de l’état volatil oĂč ils subsistent la plupart du temps, un phĂ©nomĂšne capable de les isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification. Je m’étais trompĂ© en croyant voir clair dans mon cƓur. Mais cette connaissance que ne m’avaient pas donnĂ©e les plus fines perceptions de l’esprit venait de m’ĂȘtre apportĂ©e, dure, Ă©clatante, Ă©trange, comme un sel cristallisĂ© par la brusque rĂ©action de la douleur. J’avais une telle habitude d’avoir Albertine auprĂšs de moi, et je voyais soudain un nouveau visage de l’Habitude. Jusqu’ici je l’avais considĂ©rĂ©e surtout comme un pouvoir annihilateur qui supprime l’originalitĂ© et jusqu’à la conscience des perceptions ; maintenant je la voyais comme une divinitĂ© redoutable, si rivĂ©e Ă  nous, son visage insignifiant si incrustĂ© dans notre cƓur que si elle se dĂ©tache, ou si elle se dĂ©tourne de nous, cette dĂ©itĂ© que nous ne distinguions presque pas nous inflige des souffrances plus terribles qu’aucune et qu’alors elle est aussi cruelle que la mort.
Le plus pressĂ© Ă©tait de lire la lettre d’Albertine puisque je voulais aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en ma possession, parce que, comme l’avenir est ce qui n’existe que dans notre pensĂ©e, il nous semble encore modifiable par l’intervention in extremis de notre volontĂ©. Mais, en mĂȘme temps, je me rappelais que j’avais vu agir sur lui d’autres forces que la mienne et contre lesquelles, plus de temps m’eĂ»t-il Ă©tĂ© donnĂ©, je n’aurais rien pu. À quoi sert que l’heure n’ait pas sonnĂ© encore si nous ne pouvons rien sur ce qui s’y produira ? Quand Albertine Ă©tait Ă  la maison, j’étais bien dĂ©cidĂ© Ă  garder l’initiative de notre sĂ©paration. Et puis elle Ă©tait partie. J’ouvris la lettre d’Albertine. Elle Ă©tait ainsi conçue :
« Mon ami,
» Pardonnez-moi de ne pas avoir osĂ© vous dire de vive voix les quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lĂąche, j’ai toujours eu si peur devant vous, que, mĂȘme en me forçant, je n’ai pas eu le courage de le faire. Voici ce que j’aurais dĂ» vous dire. Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez d’ailleurs vu par votre algarade de l’autre soir qu’il y avait quelque chose de changĂ© dans nos rapports. Ce qui a pu s’arranger cette nuit-lĂ  deviendrait irrĂ©parable dans quelques jours. Il vaut donc mieux, puisque nous avons eu la chance de nous rĂ©concilier, nous quitter bons amis. C’est pourquoi, mon chĂ©ri, je vous envoie ce mot, et je vous prie d’ĂȘtre assez bon pour me pardonner si je vous fais un peu de chagrin, en pensant Ă  l’immense que j’aurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me sera dĂ©jĂ  assez dur de vous devenir peu Ă  peu, et bien vite, indiffĂ©rente ; aussi ma dĂ©cision Ă©tant irrĂ©vocable, avant de vous faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandĂ© mes malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-mĂȘme.
» Albertine.
« Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c’est mĂȘme meilleur que je ne pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne l’a Ă©videmment Ă©crit que pour frapper un grand coup, afin que je prenne peur et ne sois plus insupportable avec elle. Il faut aviser au plus pressĂ© : qu’Albertine soit rentrĂ©e ce soir. Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens vĂ©reux qui se servent de leur niĂšce pour m’extorquer de l’argent. Mais qu’importe ? DussĂ©-je, pour qu’Albertine soit ici ce soir, donner la moitiĂ© de ma fortune Ă  Mme Bontemps, il nous restera assez, Ă  Albertine et Ă  moi, pour vivre agrĂ©ablement. » Et en mĂȘme temps, je calculais si j’avais le temps d’aller ce matin commander le yacht et la Rolls Royce qu’elle dĂ©sirait, ne songeant mĂȘme plus, toute hĂ©sitation ayant disparu, que j’avais pu trouver peu sage de les lui donner. « MĂȘme si l’adhĂ©sion de Mme Bontemps ne suffit pas, si Albertine ne veut pas obĂ©ir Ă  sa tante et pose comme condition de son retour qu’elle aura dĂ©sormais sa pleine indĂ©pendance, eh bien ! quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai ; elle sortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir des sacrifices, si douloureux qu’ils soient, pour la chose Ă  laquelle on tient le plus et qui, malgrĂ© ce que je croyais ce matin d’aprĂšs mes raisonnements exacts et absurdes, est qu’Albertine vive ici. » Puis-je dire, du reste, que lui laisser cette libertĂ© m’eĂ»t Ă©tĂ© tout Ă  fait douloureux ? Je mentirais. Souvent dĂ©jĂ  j’avais senti que la souffrance de la laisser libre de faire le mal loin de moi Ă©tait peut-ĂȘtre moindre encore que ce genre de tristesse qu’il m’arrivait d’éprouver Ă  la sentir s’ennuyer, avec moi, chez moi. Sans doute, au moment mĂȘme oĂč elle m’eĂ»t demandĂ© Ă  partir quelque part, la laisser faire, avec l’idĂ©e qu’il y avait des orgies organisĂ©es, m’eĂ»t Ă©tĂ© atroce. Mais lui dire : prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois, dans tel pays que je ne connais pas, oĂč je ne saurai rien de ce que vous ferez, cela m’avait souvent plu par l’idĂ©e que par comparaison, loin de moi, elle me prĂ©fĂ©rerait, et serait heureuse au retour. « Ce retour, elle-mĂȘme le dĂ©sire sĂ»rement ; elle n’exige nullement cette libertĂ© Ă  laquelle d’ailleurs, en lui offrant chaque jour des plaisirs nouveaux, j’arriverais aisĂ©ment Ă  obtenir, jour par jour, quelque limitation. Non, ce qu’Albertine a voulu, c’est que je ne sois plus insupportable avec elle, et surtout – comme autrefois Odette avec Swann – que je me dĂ©cide Ă  l’épouser. Une fois Ă©pousĂ©e, son indĂ©pendance, elle n’y tiendra pas ; nous resterons tous les deux ici, si heureux. » Sans doute c’était renoncer Ă  Venise. Mais que les villes les plus dĂ©sirĂ©es comme Venise (Ă  plus forte raison les maĂźtresses de maison les plus agrĂ©ables, comme la duchesse de Guermantes, les distractions comme le théùtre) deviennent pĂąles, indiffĂ©rentes, mortes, quand nous sommes liĂ©s Ă  un autre cƓur par un lien si douloureux qu’il nous empĂȘche de nous Ă©loigner. « Albertine a, d’ailleurs, parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman elle-mĂȘme trouvait tous ces retards ridicules. L’épouser, c’est ce que j’aurais dĂ» faire depuis longtemps, c’est ce qu’il faudra que je fasse, c’est cela qui lui a fait Ă©crire sa lettre dont elle ne pense pas un mot ; c’est seulement pour faire rĂ©ussir cela qu’elle a renoncĂ© pour quelques heures Ă  ce qu’elle doit dĂ©sirer autant que je dĂ©sire qu’elle le fasse : revenir ici. Oui, c’est cela qu’elle a voulu, c’est cela l’intention de son acte », me disait ma raison compatissante ; mais je sentais qu’en me le disant ma raison se plaçait toujours dans la mĂȘme hypothĂšse qu’elle avait adoptĂ©e depuis le dĂ©but. Or je sentais bien que c’était l’autre hypothĂšse qui n’avait jamais cessĂ© d’ĂȘtre vĂ©rifiĂ©e. Sans doute cette deuxiĂšme hypothĂšse n’aurait jamais Ă©tĂ© assez hardie pour formuler expressĂ©ment qu’Albertine eĂ»t pu ĂȘtre liĂ©e avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quand j’avais Ă©tĂ© submergĂ© par l’envahissement de cette nouvelle terrible, au moment oĂč nous entrions en gare d’Incarville, c’était la seconde hypothĂšse qui s’était dĂ©jĂ  trouvĂ©e vĂ©rifiĂ©e. Celle-ci n’avait ensuite jamais conçu qu’Albertine pĂ»t me quitter d’elle-mĂȘme, de cette façon, sans me prĂ©venir et me donner le temps de l’en empĂȘcher. Mais tout de mĂȘme, si aprĂšs le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire, la rĂ©alitĂ© qui s’imposait Ă  moi m’était aussi nouvelle que celle en face de quoi nous mettent la dĂ©couverte d’un physicien, les enquĂȘtes d’un juge d’instruction ou les trouvailles d’un historien sur les dessous d’un crime ou d’une rĂ©volution, cette rĂ©alitĂ© en dĂ©passant les chĂ©tives prĂ©visions de ma deuxiĂšme hypothĂšse pourtant les accomplissait. Cette deuxiĂšme hypothĂšse n’était pas celle de l’intelligence, et la peur panique que j’avais eue le soir oĂč Albertine ne m’avait pas embrassĂ©, la nuit oĂč j’avais entendu le bruit de la fenĂȘtre, cette peur n’était pas raisonnĂ©e. Mais – et la suite le montrera davantage, comme bien des Ă©pisodes ont pu dĂ©jĂ  l’indiquer – de ce que l’intelligence n’est pas l’instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus appropriĂ© pour saisir le vrai, ce n’est qu’une raison de plus pour commencer par l’intelligence et non par un intuitivisme de l’inconscient, par une foi aux pressentiments toute faite. C’est la vie qui peu Ă  peu, cas par cas, nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre cƓur, ou pour notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des puissances autres. Et alors, c’est l’intelligence elle-mĂȘme qui, se rendant compte de leur supĂ©rioritĂ©, abdique par raisonnement devant elles et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. C’est la foi expĂ©rimentale. Le malheur imprĂ©vu avec lequel je me trouvais aux prises, il me semblait l’avoir lui aussi (comme l’amitiĂ© d’Albertine avec deux Lesbiennes) dĂ©jĂ  connu pour l’avoir lu dans tant de signes oĂč (malgrĂ© les affirmations contraires de ma raison, s’appuyant sur les dires d’Albertine elle-mĂȘme) j’avais discernĂ© la lassitude, l’horreur qu’elle avait de vivre ainsi en esclave, signes tracĂ©s comme avec de l’encre invisible Ă  l’envers des prunelles tristes et soumises d’Albertine, sur ses joues brusquement enflammĂ©es par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenĂȘtre qui s’était brusquement ouverte. Sans doute je n’avais pas osĂ© les interprĂ©ter jusqu’au bout et former expressĂ©ment l’idĂ©e de son dĂ©part subit. Je n’avais pensĂ©, d’une Ăąme Ă©quilibrĂ©e par la prĂ©sence d’Albertine, qu’à un dĂ©part arrangĂ© par moi Ă  une date indĂ©terminĂ©e, c’est-Ă -dire situĂ© dans un temps inexistant ; par consĂ©quent j’avais eu seulement l’illusion de penser Ă  un dĂ©part, comme les gens se figurent qu’ils ne craignent pas la mort quand ils y pensent alors qu’ils sont bien portants, et ne font en rĂ©alitĂ© qu’introduire une idĂ©e purement nĂ©gative au sein d’une bonne santĂ© que l’approche de la mort prĂ©cisĂ©ment altĂ©rerait. D’ailleurs l’idĂ©e du dĂ©part d’Albertine voulu par elle-mĂȘme eĂ»t pu me venir mille fois Ă  l’esprit, le plus clairement, le plus nettement du monde, que je n’aurais pas soupçonnĂ© davantage ce que serait relativement Ă  moi, c’est-Ă -dire en rĂ©alitĂ©, ce dĂ©part, quelle chose originale, atroce, inconnue, quel mal entiĂšrement nouveau. À ce dĂ©part, si je l’eusse prĂ©vu, j’aurais pu songer sans trĂȘve pendant des annĂ©es, sans que, mises bout Ă  bout, toutes ces pensĂ©es eussent eu le plus faible rapport, non seulement d’intensitĂ© mais de ressemblance, avec l’inimaginable enfer dont Françoise m’avait levĂ© le voile en me disant : « Mademoiselle Albertine est partie. » Pour se reprĂ©senter une situation inconnue l’imagination emprunte des Ă©lĂ©ments connus et Ă  cause de cela ne se la reprĂ©sente pas. Mais la sensibilitĂ©, mĂȘme la plus physique, reçoit, comme le sillon de la foudre, la signature originale et longtemps indĂ©lĂ©bile de l’évĂ©nement nouveau. Et j’osais Ă  peine me dire que, si j’avais prĂ©vu ce dĂ©part, j’aurais peut-ĂȘtre Ă©tĂ© incapable de me le reprĂ©senter dans son horreur, et mĂȘme, Albertine me l’annonçant, moi la menaçant, la suppliant, de l’empĂȘcher ! Que le dĂ©sir de Venise Ă©tait loin de moi maintenant ! Comme autrefois Ă  Combray celui de connaĂźtre Madame de Guermantes, quand venait l’heure oĂč je ne tenais plus qu’à une seule chose, avoir maman dans ma chambre. Et c’était bien, en effet, toutes les inquiĂ©tudes Ă©prouvĂ©es depuis mon enfance, qui, Ă  l’appel de l’angoisse nouvelle, avaient accouru la renforcer, s’amalgamer Ă  elle en une masse homogĂšne qui m’étouffait. Certes, ce coup physique au cƓur que donne une telle sĂ©paration et qui, par cette terrible puissance d’enregistrement qu’a le corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain Ă  toutes les Ă©poques de notre vie oĂč nous avons souffert, certes, ce coup au cƓur sur lequel spĂ©cule peut-ĂȘtre un peu – tant on se soucie peu de la douleur des autres – la femme qui dĂ©sire donner au regret son maximum d’intensitĂ©, soit que, n’esquissant qu’un faux dĂ©part, elle veuille seulement demander des conditions meilleures, soit que, partant pour toujours – pour toujours ! – elle dĂ©sire frapper, ou pour se venger, ou pour continuer d’ĂȘtre aimĂ©e, ou dans l’intĂ©rĂȘt de la qualitĂ© du souvenir qu’elle laissera, briser violemment ce rĂ©seau de lassitudes, d’indiffĂ©rences, qu’elle avait senti se tisser, – certes, ce coup au cƓur, on s’était promis de l’éviter, on s’était dit qu’on se quitterait bien. Mais il est vraiment rare qu’on se quitte bien, car, si on Ă©tait bien, on ne se quitterait pas ! Et puis la femme avec qui on se montre le plus indiffĂ©rent sent tout de mĂȘme obscurĂ©ment qu’en se fatiguant d’elle, en vertu d’une mĂȘme habitude, on s’est attachĂ© de plus en plus Ă  elle, et elle songe que l’un des Ă©lĂ©ments essentiels pour se quitter bien est de partir en prĂ©venant l’autre. Or elle a peur en prĂ©venant d’empĂȘcher. Toute femme sent que, si son pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de s’en aller, c’est de fuir. Fugitive parce que reine, c’est ainsi. Certes, il y a un intervalle inouĂŻ entre cette lassitude qu’elle inspirait il y a un instant et, parce qu’elle est partie, ce furieux besoin de la ravoir. Mais Ă  cela, en dehors de celles donnĂ©es au cours de cet ouvrage et d’autres qui le seront plus loin, il y a des raisons. D’abord le dĂ©part a lieu souvent dans le moment oĂč l’indiffĂ©rence – rĂ©elle ou crue – est la plus grande, au point extrĂȘme de l’oscillation du pendule. La femme se dit : « Non, cela ne peut plus durer ainsi », justement parce que l’homme ne parle que de la quitter, ou y pense ; et c’est elle qui quitte. Alors, le pendule revenant Ă  son autre point extrĂȘme, l’intervalle est le plus grand. En une seconde il revient Ă  ce point ; encore une fois, en dehors de toutes les raisons donnĂ©es, c’est si naturel ! Le cƓur bat ; et d’ailleurs la femme qui est partie n’est plus la mĂȘme que celle qui Ă©tait lĂ . Sa vie auprĂšs de nous, trop connue, voit tout d’un coup s’ajouter Ă  elle les vies auxquelles elle va inĂ©vitablement se mĂȘler, et c’est peut-ĂȘtre pour se mĂȘler Ă  elles qu’elle nous a quittĂ©s. De sorte que cette richesse nouvelle de la vie de la femme en allĂ©e rĂ©troagit sur la femme qui Ă©tait auprĂšs de nous et peut-ĂȘtre prĂ©mĂ©ditait son dĂ©part. À la sĂ©rie des faits psychologiques que nous pouvons dĂ©duire et qui font partie de sa vie avec nous, de notre lassitude trop marquĂ©e pour elle, de notre jalousie aussi (et qui fait que les hommes qui ont Ă©tĂ© quittĂ©s par plusieurs femmes l’ont Ă©tĂ© presque toujours de la mĂȘme maniĂšre Ă  cause de leur caractĂšre et de rĂ©actions toujours identiques qu’on peut calculer ; chacun a sa maniĂšre propre d’ĂȘtre trahi, comme il a sa maniĂšre de s’enrhumer), Ă  cette sĂ©rie pas trop mystĂ©rieuse pour nous correspondait sans doute une sĂ©rie de faits que nous avons ignorĂ©s. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relations Ă©crites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou telle femme, attendre tel signe que nous avons peut-ĂȘtre donnĂ© nous-mĂȘmes sans le savoir en disant : « M. X. est venu hier pour me voir », si elle avait convenu avec M. X. que la veille du jour oĂč elle devrait rejoindre M. X., celui-ci viendrait me voir. Que d’hypothĂšses possibles ! Possibles seulement. Je construisais si bien la vĂ©ritĂ©, mais dans le possible seulement, qu’ayant un jour ouvert, et par erreur, une lettre adressĂ©e Ă  ma maĂźtresse, cette lettre Ă©crite en style convenu et qui disait : « Attends toujours signe pour aller chez le marquis de Saint-Loup, prĂ©venez demain par coup de tĂ©lĂ©phone », je reconstituai une sorte de fuite projetĂ©e ; le nom du marquis de Saint-Loup n’était lĂ  que pour signifier autre chose, car ma maĂźtresse ne connaissait pas suffisamment Saint-Loup, mais m’avait entendu parler de lui, et, d’ailleurs, la signature Ă©tait une espĂšce de surnom, sans aucune forme de langage. Or la lettre n’était pas adressĂ©e Ă  ma maĂźtresse, mais Ă  une personne de la maison qui portait un nom diffĂ©rent et qu’on avait mal lu. La lettre n’était pas en signes convenus mais en mauvais français parce qu’elle Ă©tait d’une AmĂ©ricaine, effectivement amie de Saint-Loup comme celui-ci me l’apprit. Et la façon Ă©trange dont cette AmĂ©ricaine formait certaines lettres avait donnĂ© l’aspect d’un surnom Ă  un nom parfaitement rĂ©el mais Ă©tranger. Je m’étais donc ce jour-lĂ  trompĂ© du tout au tout dans mes soupçons. Mais l’armature intellectuelle qui chez moi avait reliĂ© ces faits, tous faux, Ă©tait elle-mĂȘme la forme si juste, si inflexible de la vĂ©ritĂ© que quand trois mois plus tard ma maĂźtresse, qui alors songeait Ă  passer toute sa vie avec moi, m’avait quittĂ©, ç’avait Ă©tĂ© d’une façon absolument identique Ă  celle que j’avais imaginĂ©e la premiĂšre fois. Une lettre vint ayant les mĂȘmes particularitĂ©s que j’avais faussement attribuĂ©es Ă  la premiĂšre lettre, mais cette fois-ci ayant bien le sens d’un signal.
Ce malheur Ă©tait le plus grand de toute ma vie. Et malgrĂ© tout, la souffrance qu’il me causait Ă©tait peut-ĂȘtre dĂ©passĂ©e encore par la curiositĂ© de connaĂźtre les causes de ce malheur qu’Albertine avait dĂ©sirĂ©, retrouvĂ©. Mais les sources des grands Ă©vĂ©nements sont comme celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface de la terre, nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsi prĂ©mĂ©ditĂ© depuis longtemps sa fuite ? j’ai dit (et alors cela m’avait paru seulement du maniĂ©risme et de la mauvaise humeur, ce que Françoise appelait faire la « tĂȘte ») que, du jour oĂč elle avait cessĂ© de m’embrasser, elle avait eu un air de porter le diable en terre, toute droite, figĂ©e, avec une voix triste dans les plus simples choses, lente en ses mouvements, ne souriant plus jamais. Je ne peux pas dire qu’aucun fait prouvĂąt aucune connivence avec le dehors. Françoise me raconta bien ensuite qu’étant entrĂ©e l’avant-veille du dĂ©part dans sa chambre elle n’y avait trouvĂ© personne, les rideaux fermĂ©s, mais sentant Ă  l’odeur de l’air et au bruit que la fenĂȘtre Ă©tait ouverte. Et, en effet, elle avait trouvĂ© Albertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui elle eĂ»t pu, de lĂ , correspondre, et, d’ailleurs, les rideaux fermĂ©s sur la fenĂȘtre ouverte s’expliquaient sans doute parce qu’elle savait que je craignais les courants d’air et que, mĂȘme si les rideaux m’en protĂ©geaient peu, ils eussent empĂȘchĂ© Françoise de voir du couloir que les volets Ă©taient ouverts aussi tĂŽt. Non, je ne vois rien sinon un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savait qu’elle allait partir. La veille, en effet, elle prit dans ma chambre sans que je m’en aperçusse une grande quantitĂ© de papier et de toile d’emballage qui s’y trouvait, et Ă  l’aide desquels elle emballa ses innombrables peignoirs et sauts de lit toute la nuit afin de partir le matin ; c’est le seul fait, ce fut tout. Je ne peux pas attacher d’importance Ă  ce qu’elle me rendit presque de force ce soir-lĂ  mille francs qu’elle me devait, cela n’a rien de spĂ©cial, car elle Ă©tait d’un scrupule extrĂȘme dans les choses d’argent. Oui, elle prit les papiers d’emballage la veille, mais ce n’était pas de la veille seulement qu’elle savait qu’elle partirait ! Car ce n’est pas le chagrin qui la fit partir, mais la rĂ©solution prise de partir, de renoncer Ă  la vie qu’elle avait rĂȘvĂ©e qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presque solennellement froid avec moi, sauf le dernier soir, oĂč, aprĂšs ĂȘtre restĂ©e chez moi plus tard qu’elle ne voulait, dit-elle – remarque qui m’étonnait venant d’elle qui voulait toujours prolonger, – elle me dit de la porte : « Adieu, petit, adieu, petit. » Mais je n’y pris pas garde au moment. Françoise m’a dit que le lendemain matin, quand elle lui dit qu’elle partait (mais, du reste, c’est explicable aussi par la fatigue, car elle ne s’était pas dĂ©shabillĂ©e et avait passĂ© toute la nuit Ă  emballer, sauf les affaires qu’elle avait Ă  demander Ă  Françoise et qui n’étaient pas dans sa chambre et son cabinet de toilette), elle Ă©tait encore tellement triste, tellement plus droite, tellement plus figĂ©e que les jours prĂ©cĂ©dents que Françoise crut quand elle lui dit : « Adieu, Françoise » qu’elle allait tomber. Quand on apprend ces choses-lĂ , on comprend que la femme qui vous plaisait tellement moins maintenant que toutes celles qu’on rencontre si facilement dans les plus simples promenades, Ă  qui on en voulait de les sacrifier pour elle, soit au contraire celle qu’on prĂ©fĂ©rerait mille fois. Car la question ne se pose plus entre un certain plaisir – devenu par l’usage, et peut-ĂȘtre par la mĂ©diocritĂ© de l’objet, presque nul – et d’autres plaisirs, ceux-lĂ  tentants, ravissants, mais entre ces plaisirs-lĂ  et quelque chose de bien plus fort qu’eux, la pitiĂ© pour la douleur.
En me promettant Ă  moi-mĂȘme qu’Albertine serait ici ce soir, j’avais couru au plus pressĂ© et pansĂ© d’une croyance nouvelle l’arrachement de celle avec laquelle j’avais vĂ©cu jusqu’ici. Mais si rapidement qu’eĂ»t agi mon instinct de conservation, j’étais, quand Françoise m’avait parlĂ©, restĂ© une seconde sans secours, et j’avais beau savoir maintenant qu’Albertine serait lĂ  ce soir, la douleur que j’avais ressentie pendant l’instant oĂč je ne m’étais pas encore appris Ă  moi-mĂȘme ce retour (l’instant qui avait suivi les mots : « Mademoiselle Albertine a demandĂ© ses malles, Mademoiselle Albertine est partie »), cette douleur renaissait d’elle-mĂȘme en moi pareille Ă  ce qu’elle avait Ă©tĂ©, c’est-Ă -dire comme si j’avais ignorĂ© encore le prochain retour d’Albertine. D’ailleurs il fallait qu’elle revĂźnt, mais d’elle-mĂȘme. Dans toutes les hypothĂšses, avoir l’air de faire faire une dĂ©marche, de la prier de revenir irait Ă  l’encontre du but. Certes je n’avais plus la force de renoncer Ă  elle comme je l’avais eue pour Gilberte. Plus mĂȘme que revoir Albertine, ce que je voulais c’était mettre fin Ă  l’angoisse physique que mon cƓur plus mal portant que jadis ne pouvait plus tolĂ©rer. Puis Ă  force de m’habituer Ă  ne pas vouloir, qu’il s’agĂźt de travail ou d’autre chose, j’étais devenu plus lĂąche. Mais surtout cette angoisse Ă©tait incomparablement plus forte pour bien des raisons dont la plus importante n’était peut-ĂȘtre pas que je n’avais jamais goĂ»tĂ© de plaisir sensuel avec Mme de Guermantes et avec Gilberte, mais que, ne les voyant pas chaque jour, Ă  toute heure, n’en ayant pas la possibilitĂ© et par consĂ©quent pas le besoin, il y avait en moins, dans mon amour pour elles, la force immense de l’Habitude. Peut-ĂȘtre, maintenant que mon cƓur, incapable de vouloir et de supporter de son plein grĂ© la souffrance, ne trouvait qu’une seule solution possible, le retour Ă  tout prix d’Albertine, peut-ĂȘtre la solution opposĂ©e (le renoncement volontaire, la rĂ©signation progressive) m’eĂ»t-elle paru une solution de roman, invraisemblable dans la vie, si je n’avais moi-mĂȘme autrefois optĂ© pour celle-lĂ  quand il s’était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autre solution pouvait ĂȘtre acceptĂ©e aussi, et par un seul homme, car j’étais restĂ© Ă  peu prĂšs le mĂȘme. Seulement le temps avait jouĂ© son rĂŽle, le temps qui m’avait vieilli, le temps aussi qui avait mis Albertine perpĂ©tuellement auprĂšs de moi quand nous menions notre vie commune. Mais du moins, sans renoncer Ă  elle, ce qui me restait de ce que j’avais Ă©prouvĂ©...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - Le chagrin et l’oubli
  3. Chapitre 2 - Mademoiselle de Forcheville
  4. Chapitre 3 - Séjour à Venise
  5. Chapitre 4 - Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup
  6. Notes de bas de page