Environ deux heures aprĂšs lâincarcĂ©ration dâAubin Courte-Joie, la sentinelle du petit poste entendit une charrette qui montait le chemin de lâintĂ©rieur des terres ; selon sa consigne, elle cria : « Qui vive ? » et, lorsque la charrette ne fut plus quâĂ quelque distance, elle lui ordonna dâarrĂȘter.
La charrette ou plutÎt le charretier obéit.
Le caporal et quatre soldats sortirent du poste pour reconnaĂźtre charretier et charrette.
La charrette Ă©tait une honnĂȘte voiture chargĂ©e de foin qui ressemblait Ă toutes celles qui avaient dĂ©filĂ© sur la route de Nantes, pendant la soirĂ©e ; un homme seul la conduisait : il expliqua quâil allait Ă Saint-Philbert porter ce foin Ă son propriĂ©taire ; il ajouta quâil avait pris sur sa nuit pour Ă©conomiser un temps prĂ©cieux Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e, et le sous-officier ordonna de le laisser passer.
Mais cette bonne volontĂ© sembla complĂštement perdue pour le pauvre homme : sa charrette, attelĂ©e dâun seul cheval, sâĂ©tait arrĂȘtĂ©e sur le point le plus vertical de la montĂ©e, et, quelques efforts que fissent le cheval et le charretier, il fut impossible Ă la voiture de faire un pas de plus.
â Sâil y a du bon sens, dit le caporal, dâaccabler ainsi une pauvre bĂȘte ! Vous voyez bien que votre cheval en a deux fois plus quâil nâen peut porter.
â Quel dommage, dit un autre, que le sergent ait mis Ă la porte cette espĂšce de taureau mal astiquĂ© que nous avions tout Ă lâheure ! nous lâaurions attelĂ© Ă cĂŽtĂ© du cheval, et il aurait donnĂ© un fier coup de collier.
â Oh ! il faut encore supposer quâil eĂ»t bien voulu se laisser atteler, dit un autre.
Si celui qui venait de prononcer ces paroles eĂ»t pu voir ce qui se passait Ă lâarriĂšre de la charrette, il eĂ»t immĂ©diatement compris quâen effet Trigaud ne se serait pas laissĂ© atteler, si on lâeĂ»t attelĂ© pour tirer en avant.
En outre, il se fĂ»t rendu compte de la difficultĂ© que le cheval Ă©prouvait Ă enlever la voiture ; car cette difficultĂ© nâĂ©tait due, pour la plus grande part, quâau mendiant, qui, complĂštement perdu, au reste, dans lâobscuritĂ©, avait saisi la barre de bois qui servait Ă assujettir la charge, et qui, renversĂ© en arriĂšre, opposait â avec un succĂšs qui dĂ©passait tous ceux quâil avait obtenus dans la soirĂ©e â sa force Ă la force du cheval.
â Voulez-vous que nous vous donnions un coup de main ? dit le caporal.
â Attendez que jâessaye encore, rĂ©pondit le conducteur, qui avait obliquĂ© sa voiture de façon Ă diminuer la rapiditĂ© de la pente, et qui, rassemblant son cheval par la bride, se disposait Ă faire une tentative qui le disculpĂąt du reproche qui lui Ă©tait adressĂ©.
Il fouetta vigoureusement la bĂȘte en lâactionnant de la voix et en tirant sur le bridon ; les soldats joignirent leurs excitations aux siennes ; le cheval roidit ses quatre membres en faisant jaillir des milliers dâĂ©tincelles des cailloux du chemin, puis lâanimal sâabattit, et, au mĂȘme instant, comme si les roues eussent rencontrĂ© quelque obstacle qui eĂ»t dĂ©rangĂ© leur Ă©quilibre, la charrette pencha Ă gauche et versa le long du bĂątiment.
Les soldats se prĂ©cipitĂšrent sur le devant et sâempressĂšrent Ă dĂ©gager le cheval du harnais. Il rĂ©sulta de cet empressement quâils nâaperçurent pas Trigaud, qui, satisfait, sans doute, dâun rĂ©sultat auquel il avait puissamment contribuĂ© en se glissant sous la voiture, en la soulevant avec ses Ă©paules herculĂ©ennes, et enfin en lui faisant perdre son centre de gravitĂ©, se retirait tranquillement et disparaissait derriĂšre une haie.
â Veux-tu que nous tâaidions Ă remettre ton chariot sur sa quille ? dit le caporal au paysan. Seulement, il faudra que tu ailles chercher un cheval de renfort.
â Ah ! par ma foi, non, dit le charretier. Demain, il fera jour ! Câest le bon Dieu qui ne veut pas que je continue ma route : il ne faut pas aller contre sa volontĂ©.
Et, en achevant ces mots, le paysan jeta les traits sur la croupe de son cheval, repoussa la sellette, monta sa bĂȘte, et sâĂ©loigna aprĂšs avoir souhaitĂ© le bonsoir aux soldats.
Ă deux cents pas du corps de garde, Trigaud le rejoignit.
â Eh bien, lui demanda le paysan, est-ce bien manĆuvrĂ© et es-tu content ?
â Oui, rĂ©pondit Trigaud, câest bien ainsi que le gars Aubin Courte-Joie lâavait ordonnĂ©.
â Bonne chance, alors ! Moi, je vais remettre le cheval oĂč je lâavais pris ; câest plus commode que la charrette. Mais, quand le charretier sâĂ©veillera demain et quâil cherchera son foin, il sera bien Ă©tonnĂ© de le trouver lĂ -haut !
â Bon ! tu lui raconteras que câest pour le bien de la chose, repartit Trigaud, et il ne dira rien.
Les deux hommes se quittĂšrent.
Trigaud, seulement, ne sâĂ©loigna point ; il continua de rĂŽder dans les environs jusquâĂ ce quâil entendĂźt sonner onze heures Ă Saint-Colombin ; alors il remonta vers le poste, ses sabots Ă la main, et, sans faire aucun bruit, sans Ă©veiller lâattention de la sentinelle, quâil entendait aller et venir, il put se rapprocher du soupirail de la prison.
Une fois lĂ , il tira doucement le foin de la voiture et le renversa sur le sol de façon Ă en former un lit trĂšs-Ă©pais ; puis, sur ce lit, il abaissa doucement la meule qui fermait le soupirail du cachot, se pencha vers cette ouverture, brisa les planches qui la fermaient intĂ©rieurement, tira Ă lui Courte-Joie, que Michel poussait par-derriĂšre, amena ensuite le jeune baron en lui tendant les mains ; aprĂšs quoi, plaçant chacun dâeux sur une de ses Ă©paules, et toujours pieds nus, Trigaud, malgrĂ© sa corpulence et le double poids dont il Ă©tait chargĂ©, sâĂ©loigna du poste sans faire plus de bruit quâun chat qui marche sur un tapis.
Lorsque Trigaud eut fait environ cinq cents pas, il sâarrĂȘta, non quâil fĂ»t fatiguĂ©, mais parce quâAubin Courte-Joie le voulait ainsi.
Michel se laissa glisser Ă terre, et, fouillant dans sa poche, il y prit une poignĂ©e de monnaie mĂȘlĂ©e de piĂšces dâor quâil dĂ©posa dans la large main de Trigaud.
Trigaud fit mine de verser ce quâil venait de recevoir dans une poche encore deux fois plus large que la main Ă laquelle elle servait de rĂ©cipient.
Mais Aubin lâarrĂȘta.
â Rends cela Ă monsieur, dit-il : nous ne recevons pas des deux mains.
â Comment ! des deux mains ? demanda Michel.
â Oui ; nous ne vous avons pas obligĂ©, personnellement, autant que vous le supposez peut-ĂȘtre, dit Courte-Joie.
â Je ne vous comprends pas, mon ami.
â Mon jeune monsieur, continua le cul-de-jatte, Ă prĂ©sent que nous sommes dehors, jâavouerai franchement que je vous ai un peu menti tout Ă lâheure, quand je vous ai dit que je mâĂ©tais fait mettre sous les verrous dans le seul but de vous en tirer ; mais il fallait bien obtenir de vous un peu dâaide ; sans cela, il mâeĂ»t Ă©tĂ© impossible de me hisser jusquâau soupirail et de vous en sortir aprĂšs moi ! Ă prĂ©sent donc que, grĂące Ă votre bonne volontĂ© et Ă la poigne de mon ami Trigaud, notre Ă©vasion sâest opĂ©rĂ©e sans encombre, je dois vous confesser que vous nâavez fait quâĂ©changer votre captivitĂ© contre une autre.
â Quâest-ce que cela signifie ?
â Cela signifie que tout Ă lâheure vous Ă©tiez dans une prison humide et malsaine, que maintenant vous vous trouvez au milieu des champs par une nuit sereine et calme, mais que vous nâen ĂȘtes pas moins en prison.
â En prison ?
â Ou du moins prisonnier.
â Prisonnier de qui ?
â De moi, donc !
â De vous ? fit Michel en riant.
â Oui, pour le quart dâheure. Ah ! vous avez beau rire : prisonnier, jusquâĂ ce que je vous aie consignĂ© aux mains qui vous rĂ©clament.
â Et quelles sont ces mains ?
â Quant Ă cela, vous le verrez par vous-mĂȘme⊠Je mâacquitte de ma mission, rien de plus, rien de moins. Il ne faut pas vous dĂ©sespĂ©rer, voilĂ tout ce que je puis vous dire ; on pourrait tomber plus mal que vous ne lâavez fait.
â Mais enfin⊠?
â Eh bien, au nom de services qui mâavaient Ă©tĂ© rendus, et en payant grassement mon pauvre diable de Trigaud, on mâa dit : « DĂ©livrez M. le baron Michel de la Logerie et amenez-le-moi. » Je vous ai dĂ©livrĂ©, monsieur le baron, et je vous amĂšne.
â Ăcoutez, dit le jeune homme, qui ne comprenait absolument rien Ă ce que lui disait lâhĂŽtelier de Montaigu, cette fois, voici ma bourse tout entiĂšre ; seulement, mettez-moi sur le chemin de la Logerie, oĂč je veux rentrer ce soir, et recevez mes remercĂźments.
Michel pensait que ses deux libĂ©rateurs nâavaient point trouvĂ© la rĂ©compense Ă la hauteur du service quâils lui avaient rendu.
â Monsieur, rĂ©pondit Courte-Joie avec toute la dignitĂ© dont il Ă©tait susceptible, mon compĂšre Trigaud ne peut accepter de vous cette rĂ©compense, puisquâil a Ă©tĂ© payĂ© pour faire exactement le contraire de ce que vous lui demandez ; quant Ă moi, je ne sais si vous me connaissez ; en tout cas, je vais me faire connaĂźtre. Je suis un honnĂȘte nĂ©gociant que quelques diffĂ©rences dâopinion avec le gouvernement ont contraint de quitter son Ă©tablissement ; mais, si misĂ©rable que soit en ce moment mon extĂ©rieur, sachez que je rends des services et que je nâen vends pas.
â Mais oĂč diable allez-vous me conduire ? demanda Michel, qui Ă©tait bien loin de sâattendre Ă tant de susceptibilitĂ© de la part de son interlocuteur.
â Veuillez nous suivre, et, avant une heure, je vous promets que vous le saurez.
â Vous suivre, quand vous me dĂ©clarez que je suis votre prisonnier ? Ah ! par exemple, ce serait trop de bonne volontĂ© de ma part ; nây comptez pas.
Courte-Joie ne rĂ©pondit rien ; mais un seul coup dâĆil lui suffit pour indiquer Ă Trigaud ce quâil avait Ă faire, et le jeune baron nâavait point achevĂ© sa phrase et fait un pas en avant, que le mendiant, allongeant son bras comme un grappin, lâavait saisi au collet.
Il voulut crier, aimant mieux ĂȘtre le prisonnier des soldats que celui de Trigaud ; mais, de la main qui lui restait libre, le mendiant emprisonna le visage du baron aussi bien quâeĂ»t pu le faire la fameuse poire dâangoisse de M. de VendĂŽme, et ils firent ainsi six ou sept cents pas Ă travers champs, avec la rapiditĂ© de chevaux de course ; car Michel, Ă demi suspendu en lâair par le bras du colosse, ne faisait quâeffleurer le sol de la pointe de ses pieds.
â Assez, Trigaud ! reprit Courte-Joie, qui avait repris sa place sur les Ă©paules du mendiant, que cette double charge ne semblait prĂ©occuper en aucun point ; assez ! le jeune baron doit ĂȘtre Ă prĂ©sent suffisamment dĂ©goĂ»tĂ© de son idĂ©e de retourner Ă la Logerie. On nous lâa, dâailleurs, assez recommandĂ© pour que nous nâavariions pas la marchandise.
Puis, au moment oĂč Trigaud faisait halte :
â Voyons, dit Aubin sâadressant Ă Michel Ă demi suffoquĂ©, serez-vous raisonnable maintenant ?
â Vous ĂȘtes les plus forts, je nâai point dâarmes, rĂ©pondit le jeune baron ; il faut bien que je me rĂ©signe Ă endurer vos mauvais traitements.
â Mauvais traitements ? Ah ! nâallez pas prononcer ces mots-lĂ ; car je mâadresserais Ă votre honneur et je vous prierais de dĂ©clarer sâil nâest pas vrai que, tant dans le cachot des bleus que sur la route, vous nâavez cessĂ© de me dire que vous vouliez rentrer Ă la Logerie, et que câest par cette obstination que vous mâavez forcĂ© dâemployer la violence.
â Eh bien, au moins, nommez-moi maintenant la personne qui vous a enjoint de vous occuper de moi et de me conduire Ă elle.
â Ceci mâa Ă©tĂ© dĂ©fendu positivement, dit Aubin Courte-Joie ; mais, sans transgresser les ordres que jâai reçus, je puis vous dire que cette personne est tout Ă fait de vos amies.
Un froid mortel passa dans le cĆur de Michel.
Il songeait Ă Bertha.
Le pauvre garçon pensait que mademoiselle de Souday avait reçu sa lettre, que la louve offensĂ©e lâattendait, et, bien que lâexplication qui devait rĂ©sulter de lâentrevue lui fĂ»t pĂ©nible, il sentait que sa dĂ©licatesse ne pouvait sây refuser.
â Bien, dit-il, je sais qui mâattend.
â Vous le savez ?
â Oui : câest mademoiselle de Souday.
Aubin Courte-Joie ne rĂ©pondit pas ; mais il regarda Trigaud dâun air qui voulait dire : « Il a, par ma foi, devinĂ© ! »
Michel surprit et comprit ce regard.
â Marchons, dit-il.
â Et vous nâessayerez plus de vous sauver ?
â Non.
â Parole dâhonneur ?
â Parole dâhonneur.
â Eh bien, puisque vous voilĂ raisonnable, nous allons vous rendre les moyens de ne pas vous Ă©corcher les pieds dans les ronces et de ne pas les engluer dans cette maudite terre glaise, qui nous fait des bottes de sept livres.
Michel eut bientĂŽt lâexplication de ces paroles ; car, ayant traversĂ© la route Ă la suite de Trigaud, il nâeut pas fait une centaine de pas dans le bois qui bordait cette route, quâil entendit le hennissement dâun cheval.
â Mon cheval ! sâĂ©cria le jeune baron sans mĂȘme essayer de dissimuler sa surprise.
â Croyiez-vous donc que nous vous lâavions volĂ© ? demanda Aubin Courte-Joie.
â Alors, comment se fait-il que je ne vous aie pas retrouvĂ© Ă lâendroit oĂč je vous lâavais confiĂ© ?
â Dame, rĂ©pondit Aubin, je vais vous dire : nous avons vu rĂŽder ...