LES MĂMES, MĂRIK
BORTSOV. â Bon, je prends le pĂ©chĂ© pour moi. Consens-tu ?
MĂRIK, il quitte en silence son cafetan et reste en lĂ©vite de tiretaine. Il a une hache Ă la ceinture, passĂ©e par derriĂšre. â Il y en a qui ont froid, mais lâours et le vagabond ont toujours chaud ; je suis en sueur. (Il pose la hache par terre et enlĂšve sa lĂ©vite.) Pour arracher un pied de la boue, on perd un seau de sueur ; tu sors un pied et lâautre enfonce.
EFIMOVNA. â Câest cela mĂȘme⊠Mon ami, pleut-il moins ?
MĂRIK, aprĂšs avoir regardĂ© Efimovna. â Je ne cause pas avec les femmes.
Une pause.
BORTSOV. â Je prends le pĂ©chĂ© sur moi, Tikhone !⊠Entends-tu, oui ou non ?
TIKHONE. â Je ne veux pas entendre, laisse-moi !
MĂRIK. â Une obscuritĂ© comme si on avait couvert le ciel de poix. On ne voit pas le bout de son nez, et la pluie fouette la gueule comme un chasse-neige.
Il prend sa hache et ses habits dans ses bras.
FĂDIA. â Pour vous, les filous, câest la bonne affaire. La bĂȘte fauve se cache, mais pour vous, pitres, câest la fĂȘte !
MĂRIK. â Quel est lâhomme qui dit ça ?
FĂDIA. â Regarde⊠Il nâa pas dĂ©campĂ©.
MĂRIK. â On en prend note⊠(Il sâapproche de Tikhone.) Bonjour, grosse face ! Tu ne me reconnais pas ?
TIKHONE. â Si lâon devait reconnaĂźtre tous les ivrognes qui passent sur la grand-route, il faudrait avoir dix yeux sous le front.
MĂRIK. â Regarde bien !
Une pause.
TIKHONE. â Mais je te reconnais, dis-moi un peu !⊠Je te reconnais Ă tes gros yeux⊠(Il lui tend la main.) AndreĂŻ Polykarpov ?
MĂRIK. â CâĂ©tait AndreĂŻ Polykarpov, mais aujourdâhui, sâil te plaĂźt, câest IĂ©gor MĂ©rik.
TIKHONE. â Pourquoi ça ?
MĂRIK. â Je mâappelle dâaprĂšs le papier que Dieu mâa envoyĂ© ; je suis MĂ©rik depuis deux mois. (Il tonne.) Rrrr⊠Tonne, je nâai pas peur. (Il regarde autour de lui.) Il nây a pas de lĂ©vriers ici[5] ?
TIKHONE. â Des lĂ©vriers ? Tout au plus des moustiques et des cousins⊠Des gens paisibles⊠Les lĂ©vriers dorment maintenant sur des lits de plumes. (Ă tous ; Ă©levant la voix.) ChrĂ©tiens, surveillez vos poches et vos hardes, si vous y tenez : il y a ici un rude lascar ; il volera !
MĂRIK. â Quâils surveillent leur argent, sâils en ont, mais leurs effets je nây toucherai pas ; je nâai oĂč les mettre.
TIKHONE. â OĂč le diable te mĂšne-t-il ?
MĂRIK. â Au Kouban.
TIKHONE. â OhĂŽ !
FĂDIA. â Au Kouban, ma parole ! (Il se lĂšve.)Un riche endroit ! Câest un pays, frĂšres, quâon ne peut voir en songe, mĂȘme en dormant trois ans. Quelle vaste terre ! On dit quâil y a de ces oiseaux, de ce gibier, de ces bĂȘtes de toute sorte, et tout ce que lâon veut, mon Dieu !⊠Il y a de lâherbe toute lâannĂ©e, les gens y vivent cĆur Ă cĆur ; la terre, on nâen sait que faire ; le gouvernement, dit-on⊠câest un petit soldat qui me lâa affirmĂ© un de ces jours⊠donne trois cents arpents par gueule. Câest le bonheur, crois-moi !
MĂRIK. â Le bonheur ?⊠Le bonheur marche derriĂšre notre dos⊠On ne le voit pas⊠Si tu peux mordre ton coude, tu le verras, le bonheur !⊠Ce nâest que de la bĂȘtise, tout ça. (Il regarde les bancs et les gens.) On dirait une halte de forçats ! Bonjour, misĂšre !
EFIMOVNA, Ă MĂ©rik. â Quels mauvais gros yeux !⊠Tu as un dĂ©mon en toi, le gars !⊠Ne nous regarde pasâŠ
MĂRIK. â Bonjour, pauvretĂ© !
EFIMOVNA. â DĂ©tourne-toi !⊠Savvouchka (elle pousse Savva), un mauvais homme nous regarde. Il nous portera malheur, mon chĂ©ri⊠(Ă MĂ©rik.) Retourne-toi, je te dis !
SAVVA. â Il ne nous touchera pas, petite mĂšre⊠Dieu ne le permettra pas.
MĂRIK. â Bonjour, chrĂ©tiens ! (Il hausse les Ă©paules.) Ils se taisent ! Vous ne dormez donc pas, cagneux ? Pourquoi vous taisez-vous ?
EFIMOVNA. â DĂ©tourne tes gros yeux ! DĂ©tourne lâorgueil du diable !
MĂRIK. â Tais-toi, vieille croĂ»te ! Il ne sâagit pas dâorgueil du diable ; câest une caresse ; je voulais, par une bonne parole, compatir au sort malheureux. Vous vous ratatinez de froid comme des mouches, jâai eu pitiĂ© de vous ; jâai voulu vous dire quelque chose de tendre, cajoler votre misĂšre ; et vous dĂ©tournez vos museaux !⊠Câest bon, nâen parlons plus ! (Il sâapproche de FĂ©dia.) DâoĂč ĂȘtes-vous ?
FĂDIA. â Dâici. De la fabrique de Khamoniev. Une briqueterie.
MĂRIK. â LĂšve-toi un peu !
FĂDIA, se soulevant. â Eh bien !
MĂRIK. â LĂšve-toi !⊠LĂšve-toi tout Ă fait ! Je vais mâĂ©tendre iciâŠ
FĂDIA. â Voyez-moi ça !⊠Est-ce ta place ?
MĂRIK. â La mienne⊠Va te coucher par terre.
FĂDIA. â Passant, passe⊠Je ne cane pasâŠ
MĂRIK. â Tu fais le loustic ! Allons, va-tâen, pas de discours ! Tu en pleureras, imbĂ©cile !
TIKHONE, Ă FĂ©dia. â Ne lui tiens pas tĂȘte, garçon, laisse-le faire...
