Au moment oĂč il allait entrer au chĂąteau, Bragelonne avait rencontrĂ© de Guiche.
Mais, avant dâĂȘtre rencontrĂ© par Raoul, de Guiche avait rencontrĂ© Manicamp, lequel avait rencontrĂ© Malicorne.
Comment Malicorne avait-il rencontrĂ© Manicamp ? Rien de plus simple : il lâavait attendu Ă son retour de la messe, Ă laquelle il avait Ă©tĂ© en compagnie de M. de Saint-Aignan.
RĂ©unis, ils sâĂ©taient fĂ©licitĂ©s sur cette bonne fortune, et Manicamp avait profitĂ© de la circonstance pour demander Ă son ami si quelques Ă©cus nâĂ©taient pas restĂ©s au fond de sa poche.
Celui-ci, sans sâĂ©tonner de la question, Ă laquelle il sâattendait peut-ĂȘtre, avait rĂ©pondu que toute poche dans laquelle on puise toujours sans jamais y rien mettre ressemble aux puits, qui fournissent encore de lâeau pendant lâhiver, mais que les jardiniers finissent par Ă©puiser lâĂ©tĂ© ; que sa poche, Ă lui, Malicorne, avait certainement de la profondeur, et quâil y aurait plaisir Ă y puiser en temps dâabondance, mais que, malheureusement, lâabus avait amenĂ© la stĂ©rilitĂ©.
Ce Ă quoi Manicamp, tout rĂȘveur, avait rĂ©pliquĂ© :
â Câest juste.
â Il sâagirait donc de la remplir, avait ajoutĂ© Malicorne.
â Sans doute ; mais comment ?
â Mais rien de plus facile, cher monsieur Manicamp.
â Bon ! Dites.
â Un office chez Monsieur, et la poche est pleine.
â Cet office, vous lâavez ?
â Câest-Ă -dire que jâen ai le titre.
â Eh bien ?
â Oui ; mais le titre sans lâoffice, câest la bourse sans lâargent.
â Câest juste, avait rĂ©pondu une seconde fois Manicamp.
â Poursuivons donc lâoffice, avait insistĂ© le titulaire.
â Cher, trĂšs cher, soupira Manicamp, un office chez Monsieur, câest une des graves difficultĂ©s de notre situation.
â Oh ! oh !
â Sans doute, nous ne pouvons rien demander Ă Monsieur en ce moment ci.
â Pourquoi donc ?
â Parce que nous sommes en froid avec lui.
â Chose absurde, articula nettement Malicorne.
â Bah ! Et si nous faisons la cour Ă Madame, dit Manicamp, est-ce que, franchement, nous pouvons agrĂ©er Ă Monsieur ?
â Justement, si nous faisons la cour Ă Madame et que nous soyons adroits, nous devons ĂȘtre adorĂ©s de Monsieur.
â Hum !
â Ou nous sommes des sots ! DĂ©pĂȘchez-vous donc, monsieur Manicamp, vous qui ĂȘtes un grand politique, de raccommoder M. de Guiche avec Son Altesse Royale.
â Voyons, que vous a appris M. de Saint-Aignan, Ă vous, Malicorne ?
â Ă moi ? Rien ; il mâa questionnĂ©, voilĂ tout.
â Eh bien ! il a Ă©tĂ© moins discret avec moi.
â Il vous a appris, Ă vous ?
â Que le roi est amoureux fou de Mlle de La ValliĂšre.
â Nous savions cela, pardieu ! rĂ©pliqua ironiquement Malicorne, et chacun le crie assez haut pour que tous le sachent, mais, en attendant, faites, je vous prie, comme je vous conseille : parlez Ă M. de Guiche, et tĂąchez dâobtenir de lui quâil fasse une dĂ©marche vers Monsieur. Que diable ! il doit bien cela Ă Son Altesse Royale.
â Mais il faudrait voir de Guiche.
â Il me semble quâil nây a point lĂ une grande difficultĂ©. Faites pour le voir, vous, ce que jâai fait pour vous voir, moi ; attendez-le, vous savez quâil est promeneur de son naturel.
â Oui, mais oĂč se promĂšne-t-il ?
â La belle demande, par ma foi ! Il est amoureux de Madame, nâest-ce pas ?
â On le dit.
â Eh bien ! il se promĂšne du cĂŽtĂ© des appartements de Madame.
â Eh ! tenez, mon cher Malicorne, vous ne vous trompiez pas, le voici qui vient.
â Et pourquoi voulez-vous que je me trompe ? Avez-vous remarquĂ© que ce soit mon habitude ? Dites. Voyons, il nâest tel que de sâentendre. Voyons, vous avez besoin dâargent ?
â Ah ! fit lamentablement Manicamp.
â Moi, jâai besoin de mon office. Que Malicorne ait lâoffice, Malicorne aura de lâargent. Ce nâest pas plus difficile que cela.
â Eh bien ! alors, soyez tranquille. Je vais faire de mon mieux.
â Faites.
De Guiche sâavançait ; Malicorne tira de son cĂŽtĂ©, Manicamp happa de Guiche.
Le comte Ă©tait rĂȘveur et sombre.
â Dites-moi quelle rime vous cherchez, mon cher comte, dit Manicamp. Jâen tiens une excellente pour faire le pendant de la vĂŽtre, surtout si la vĂŽtre est en ame.
De Guiche secoua la tĂȘte, et, reconnaissant un ami, il lui prit le bras.
â Mon cher Manicamp, dit-il, je cherche autre chose quâune rime.
â Que cherchez-vous ?
â Et vous allez mâaider Ă trouver ce que je cherche, continua le comte, vous qui ĂȘtes un paresseux, câest-Ă -dire un esprit dâingĂ©niositĂ©.
â JâapprĂȘte mon ingĂ©niositĂ©, cher comte.
â VoilĂ le fait : je veux me rapprocher dâune maison oĂč jâai affaire.
â Il faut aller du cĂŽtĂ© de cette maison, dit Manicamp.
â Bon. Mais cette maison est habitĂ©e par un mari jaloux.
â Est-il plus jaloux que le chien Cerberus ?
â Non, pas plus, mais autant.
â A-t-il trois gueules, comme ce dĂ©sespĂ©rant gardien des enfers ? Oh ! ne haussez pas les Ă©paules, mon cher comte ; je fais cette question avec une raison parfaite, attendu que les poĂštes prĂ©tendent que, pour flĂ©chir mon Cerberus, il faut que le voyageur apporte un gĂąteau. Or, moi qui vois la chose du cĂŽtĂ© de la prose, câest-Ă -dire du cĂŽtĂ© de la rĂ©alitĂ©, je dis : « Un gĂąteau, câest bien peu pour trois gueules. Si votre jaloux a trois gueules, comte, demandez trois gĂąteaux. »
â Manicamp, des conseils comme celui-lĂ , jâen irai chercher chez M. Beautru.
â Pour en avoir de meilleurs, monsieur le comte, dit Manicamp avec un sĂ©rieux comique, vous adopterez alors une formule plus nette que celle que vous mâavez exposĂ©e.
â Ah ! si Raoul Ă©tait lĂ , dit de Guiche, il me comprendrait, lui.
â Je le crois, surtout si vous lui disiez : Jâaimerais fort Ă voir Madame de plus prĂšs, mais je crains Monsieur, qui est jaloux.
â Manicamp ! sâĂ©cria le comte avec colĂšre et en essayant dâĂ©craser le railleur sous son regard.
Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus petite émotion.
â Quây a-t-il donc, mon cher comte ? demanda Manicamp.
â Comment ! câest ainsi que vous blasphĂ©mez les noms les plus sacrĂ©s ! sâĂ©cria de Guiche.
â Quels noms ?
â Monsieur ! Madame ! les premiers noms du royaume.
â Mon cher comte, vous vous trompez Ă©trangement, et je ne vous ai pas nommĂ© les premiers noms du royaume. Je vous ai rĂ©pondu Ă propos dâun mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui nĂ©cessairement a une femme ; je vous ai rĂ©pondu : Pour voir Madame, rapprochez-vous de Monsieur.
â Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, est-ce cela que tu as dit ?
â Pas autre chose.
â Bien ! alors.
â Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous quâil sâagisse de Mme la duchesse⊠et de M. le duc⊠soit, je vous dirai : « Rapprochons-nous de cette maison quelle quâelle soit ; car câest une tactique qui, dans aucun cas, ne peut ĂȘtre dĂ©favorable Ă votre amour. »
â Ah ! Manicamp, un prĂ©texte, un bon prĂ©texte, trouve-le-moi ?
â Un prĂ©texte, pardieu ! cent prĂ©textes, mille prĂ©textes. Si Malicorne Ă©tait lĂ , câest lui qui vous aurait dĂ©jĂ trouvĂ© cinquante mille prĂ©textes excellents !
â Quâest-ce que Malicorne ? dit de Guiche en clignant des yeux comme un homme qui cherche. Il me semble que je connais ce nom-lĂ âŠ
â Si vous le connaissez ! je crois bien ; vous devez trente mille Ă©cus Ă son pĂšre.
â Ah ! oui ; câest ce digne garçon dâOrlĂ©ansâŠ
â Ă qui vous avez promis un office chez Monsieur ; pas le mari jaloux, lâautre.
â Eh bien ! puisquâil a tant dâesprit, ton ami Malicorne, quâil me trouve donc un moyen dâĂȘtre adorĂ© de Monsieur, quâil me trouve un prĂ©texte pour faire ma paix avec lui.
â Soit, je lui en parlerai.
â Mais qui nous arrive lĂ ?
â Câest le vicomte de Bragelonne.
â Raoul ! Oui, en effet.
Et de Guiche marcha rapidement au-devant du jeune homme.
â Câest vous, mon cher Raoul ? dit de Guiche.
â Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami ! rĂ©pliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour, monsieur Manicamp.
â Comment ! tu pars, vicomte ?
â Oui, je pars⊠Mission du roi.
â OĂč vas-tu ?
â Je vais Ă Londres. De ce pas, je vais chez Madame ; elle doit me remettre une lettre pour Sa MajestĂ© le roi Charles II.
â Tu la trouveras seule, car Monsieur est sorti.
â Pour aller ?âŠ
â Pour aller au bain.
â Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de Monsieur, charge-toi de lui faire mes excuses. Je lâeusse attendu pour prendre ses ordres, si le dĂ©sir de mon prompt dĂ©part ne mâavait Ă©tĂ© manifestĂ© par M. Fouquet, et de la part de Sa MajestĂ©.
Manicamp poussa de Guiche du coude.
â VoilĂ le prĂ©texte, dit-il.
â Lequel ?
â Les excuses de M. de Bragelonne.
â Faible prĂ©texte, dit de Guiche.
â Excellent, si Monsieur ne vous en veut pas ; mĂ©chant comme tout autre, si Monsieur vous en veut.
â Vous avez raison, Manicamp ; un prĂ©texte, quel quâil soit, câest tout ce quâil me faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul !
Et lĂ -dessus les deux amis sâembrassĂšrent.
Cinq minutes aprĂšs, Raoul entrait chez Madame, comme lây avait invitĂ© Mlle de Montalais.
Madame Ă©tait encore Ă la table oĂč elle avait Ă©crit sa lettre. Devant elle brĂ»lait la bougie de cire rose qui lui avait servi Ă la cacheter. Seulement, dans sa prĂ©occupation, car Madame paraissait fort prĂ©occupĂ©e, elle avait oubliĂ© de souffler cette bougie.
Bragelonne Ă©tait attendu : on lâannonça aussitĂŽt quâil parut.
Bragelonne Ă©tait lâĂ©lĂ©gance mĂȘme : il Ă©tait impossible de le voir une fois sans se le rappeler toujours ; et non seuleme...
