Le Crime de Sylvestre Bonnard
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Le Crime de Sylvestre Bonnard

About this book

Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut, est un historien et un philologue, dotĂ© d'une Ă©rudition non dĂ©nuĂ©e d'ironie. «Savoir n'est rien - dit-il un jour - imaginer est tout.» Il mĂšne une vie austĂšre au milieu de ses livres. Mais il consacre Ă©galement tous ses efforts Ă  trouver un manuscrit du XIVe siĂšcle, la LĂ©gende dorĂ©e de Jacques de Voragine, dont il rĂȘve comme un enfant peut convoiter quelque jouet extraordinaire. Au cours d'un voyage en Sicile, il fait la connaissance du prince et de la princesse TrĂ©pof, mais ne parvient pas Ă  mettre la main sur l'ouvrage. À son retour Ă  Paris, il a la douleur de voir le prĂ©cieux livre lui Ă©chapper encore, lors d'une vente aux enchĂšres. Mais il obtiendra finalement l'objet convoitĂ©, d'une maniĂšre que le soin au lecteur de dĂ©couvrir...
Le hasard lui fait rencontrer la petite fille d'une femme qu'il a jadis aimée et, pour protéger l'enfant d'un tuteur abusif, il l'enlÚve...
Ce roman, spirituel, généreux et tendre, fit connaßtre Anatole France.

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Information

Partie 1
La Bûche

J’avais chaussĂ© mes pantoufles et endossĂ© ma robe de chambre. J’essuyai une larme dont la bise qui soufflait sur le quai avait obscurci ma vue. Un feu clair flambait dans la cheminĂ©e de mon cabinet de travail. Des cristaux de glace, en forme de feuilles de fougĂšre, fleurissaient les vitres des fenĂȘtres et me cachaient la Seine, ses ponts et le Louvre des Valois.
J’approchai du foyer mon fauteuil et ma table volante, et je pris au feu la place qu’Hamilcar daignait me laisser. Hamilcar, Ă  la tĂȘte des chenets, sur un coussin de plume, Ă©tait couchĂ© en rond, le nez entre ses pattes. Un souffle Ă©gal soulevait sa fourrure Ă©paisse et lĂ©gĂšre. À mon approche, il coula doucement ses prunelles d’agate entre ses paupiĂšres mi-closes qu’il referma presque aussitĂŽt, en songeant : « Ce n’est rien, c’est mon ami. »
– Hamilcar ! lui dis-je, en allongeant les jambes, Hamilcar, prince somnolent de la citĂ© des livres, gardien nocturne ! tu dĂ©fends contre de vils rongeurs les manuscrits et les imprimĂ©s que le vieux savant acquit au prix d’un modique pĂ©cule et d’un zĂšle infatigable. Dans cette bibliothĂšque silencieuse, que protĂšgent tes vertus militaires, Hamilcar, dors avec la mollesse d’une sultane !
Car tu rĂ©unis en ta personne l’aspect formidable d’un guerrier tartare Ă  la grĂące appesantie d’une femme d’Orient. HĂ©roĂŻque et voluptueux Hamilcar, dors en attendant l’heure oĂč les souris danseront, au clair de la lune, devant les Acta sanctorum des doctes bollandistes.
Le commencement de ce discours plut Ă  Hamilcar, qui l’accompagna d’un bruit de gorge pareil au chant d’une bouilloire. Mais, ma voix s’étant Ă©levĂ©e, Hamilcar m’avertit, en abaissant les oreilles et en plissant la peau zĂ©brĂ©e de son front, qu’il Ă©tait malsĂ©ant de dĂ©clamer ainsi. Et il songeait :
« Cet homme aux bouquins parle pour ne rien dire, tandis que notre gouvernante ne prononce jamais que des paroles pleines de sens, pleines de choses, contenant soit l’annonce d’un repas, soit la promesse d’une fessĂ©e. On sait ce qu’elle dit. Mais ce vieillard assemble des sons qui ne signifient rien. »
Ainsi pensait Hamilcar. Le laissant Ă  ses rĂ©flexions, j’ouvris un livre que je lus avec intĂ©rĂȘt, car c’était un catalogue de manuscrits. Je ne sais pas de lecture plus facile, plus attrayante, plus douce que celle d’un catalogue. Celui que je lisais, rĂ©digĂ© en 1824 par M. Thompson, bibliothĂ©caire de sir Thomas Raleigh, pĂšche, il est vrai, par un excĂšs de briĂšvetĂ© et ne prĂ©sente point ce genre d’exactitude que les archivistes de ma gĂ©nĂ©ration introduisirent les premiers dans les ouvrages de diplomatique et de palĂ©ographie. Il laisse Ă  dĂ©sirer et Ă  deviner. C’est peut-ĂȘtre pourquoi j’éprouve, en le lisant, un sentiment qui, dans une nature plus imaginative que la mienne, mĂ©riterait le nom de rĂȘverie. Je m’abandonnais doucement au vague de mes pensĂ©es quand ma gouvernante m’annonça d’un ton maussade que M. Coccoz demandait Ă  me parler.
Quelqu’un en effet se coula derriĂšre elle dans la bibliothĂšque. C’était un petit homme, un pauvre petit homme, de mine chĂ©tive, et vĂȘtu d’une mince jaquette. Il s’avança vers moi en faisant une quantitĂ© de petits saluts et de petits sourires. Mais il Ă©tait bien pĂąle, et, quoique jeune et vif encore, il semblait malade. Je songeai, en le voyant, Ă  un Ă©cureuil blessĂ©. Il portait sous son bras une toilette verte qu’il posa sur une chaise ; puis, dĂ©faisant les quatre oreilles de la toilette, il dĂ©couvrit un tas de petits livres jaunes.
– Monsieur, me dit-il alors, je n’ai pas l’honneur d’ĂȘtre connu de vous. Je suis courtier en librairie, monsieur. Je fais la place pour les principales maisons de la capitale, et, dans l’espoir que vous voudrez bien m’honorer de votre confiance, je prends la libertĂ© de vous offrir quelques nouveautĂ©s.
Dieux bons ! dieux justes ! quelles nouveautĂ©s m’offrit l’homonculus Coccoz ! Le premier volume qu’il me mit dans la main fut l’Histoire de la Tour de Nesle, avec les amours de Marguerite de Bourgogne et du capitaine Buridan.
– C’est un livre historique, me dit-il en souriant, un livre d’histoire vĂ©ritable.
– En ce cas, rĂ©pondis-je, il est trĂšs ennuyeux, car les livres d’histoire qui ne mentent pas sont tous fort maussades. J’en Ă©cris moi-mĂȘme de vĂ©ridiques, et si, pour votre malheur, vous prĂ©sentiez quelqu’un de ceux-lĂ  de porte en porte, vous risqueriez de le garder toute votre vie dans votre serge verte, sans jamais trouver une cuisiniĂšre assez mal avisĂ©e pour vous l’acheter.
– Certainement, monsieur, me rĂ©pondit le petit homme, par pure complaisance.
Et, tout en souriant, il m’offrit les Amours d’HĂ©loĂŻse et d’AbĂ©lard, mais je lui fis comprendre qu’à mon Ăąge je n’avais que faire d’une histoire d’amour.
Souriant encore, il me proposa la RÚgle des jeux de société : piquet, bésigue, écarté, whist, dés, dames, échecs.
– HĂ©las ! lui dis-je, si vous voulez me rappeler les rĂšgles du bĂ©sigue, rendez-moi mon vieil ami Bignan, avec qui je jouais aux cartes, chaque soir, avant que les cinq acadĂ©mies l’eussent conduit solennellement au cimetiĂšre, ou bien encore abaissez Ă  la frivolitĂ© des jeux humains la grave intelligence d’Hamilcar que vous voyez dormant sur ce coussin, car il est aujourd’hui le seul compagnon de mes soirĂ©es.
Le sourire du petit homme devint vague et effaré.
– Voici, me dit-il, un recueil nouveau de divertissements de sociĂ©tĂ©, facĂ©ties et calembours, avec les moyens de changer une rose rouge en rose blanche.
Je lui dis que j’étais depuis longtemps brouillĂ© avec les roses et que, quant aux facĂ©ties, il me suffisait de celles que je me permettais, sans le savoir, dans le cours de mes travaux scientifiques.
L’homonculus m’offrit son dernier livre avec son dernier sourire. Il me dit :
– Voici la Clef des songes, avec l’explication de tous les rĂȘves qu’on peut faire : rĂȘve d’or, rĂȘve de voleur, rĂȘve de mort, rĂȘve qu’on tombe du haut d’une tour
 C’est complet !
J’avais saisi les pincettes, et c’est en les agitant avec vivacitĂ© que je rĂ©pondis Ă  mon visiteur commercial :
– Oui, mon ami, mais ces songes et mille autres encore, joyeux et tragiques, se rĂ©sument en un seul : le songe de la vie ; et votre petit livre jaune me donnera-t-il la clef de celui-lĂ  ?
– Oui, monsieur, me rĂ©pondit l’homonculus. Le livre est complet et pas cher : un franc vingt-cinq centimes, monsieur.
Je ne poussai pas plus loin mon entretien avec le colporteur. Que mes paroles aient Ă©tĂ© prononcĂ©es telles que je les rapporte, je n’oserais l’affirmer. Peut-ĂȘtre les ai-je quelque peu amplifiĂ©es en les mettant par Ă©crit. Il est bien difficile d’observer, mĂȘme en un journal, la vĂ©ritĂ© littĂ©rale. Mais si ce ne fut mon discours, c’était ma pensĂ©e.
J’appelai ma gouvernante, car il n’y a pas de sonnette en mon logis.
– ThĂ©rĂšse, dis-je, M. Coccoz, que je vous prie de reconduire, possĂšde un livre qui peut vous intĂ©resser : c’est la Clef des songes. Je serais heureux de vous l’offrir.
Ma gouvernante me répondit :
– Monsieur, quand on n’a pas le temps de rĂȘver Ă©veillĂ©e, on n’a pas davantage le temps de rĂȘver endormie. Dieu merci ! mes jours suffisent Ă  ma tĂąche, et ma tĂąche suffit Ă  mes jours, et je puis dire chaque soir : « Seigneur, bĂ©nissez le repos que je vais prendre ! » Je ne songe ni debout ni couchĂ©e, et je ne prends pas mon Ă©dredon pour un diable, comme cela arriva Ă  ma cousine. Et si vous me permettez de donner mon avis, je dirai que nous avons assez de livres ici. Monsieur en a des mille et des mille qui lui font perdre la tĂȘte, et, moi, j’en ai deux qui me suffisent, mon paroissien et ma CuisiniĂšre bourgeoise.
Ayant ainsi parlé, ma gouvernante aida le petit homme à renfermer sa pacotille dans la toilette verte.
L’homonculus Coccoz ne souriait plus. Ses traits dĂ©tendus prirent une telle expression de souffrance que je fus aux regrets d’avoir raillĂ© un homme aussi malheureux. Je le rappelai et lui dis que j’avais lorgnĂ© du coin de l’Ɠil l’Histoire d’Estelle et de NĂ©morin, dont il possĂ©dait un exemplaire ; que j’aimais beaucoup les bergers et les bergĂšres et que j’achĂšterais volontiers, Ă  un prix raisonnable, l’histoire de ces deux parfaits amants.
– Je vous vendrai ce livre un franc vingt-cinq, monsieur, me rĂ©pondit Coccoz, dont le visage rayonnait de joie. C’est historique et vous en serez content. Je sais maintenant ce qui vous convient. Je vois que vous ĂȘtes un connaisseur. Je vous apporterai demain les Crimes des papes. C’est un bon ouvrage. Je vous apporterai l’édition d’amateur, avec les figures coloriĂ©es.
Je l’invitai Ă  n’en rien faire et le renvoyai content. Quand la toilette verte se fut Ă©vanouie avec le colporteur dans l’ombre du corridor, je demandai Ă  ma gouvernante d’oĂč nous Ă©tait tombĂ© ce pauvre petit homme.
– TombĂ© est le mot, me rĂ©pondit-elle ; il nous est tombĂ© des toits, monsieur, oĂč il habite avec sa femme.
– Il a une femme, dites-vous, ThĂ©rĂšse ? Cela est merveilleux !
Les femmes sont de bien Ă©tranges crĂ©atures. Celle-ci doit ĂȘtre une pauvre petite femme.
– Je ne sais trop ce qu’elle est, me rĂ©pondit ThĂ©rĂšse, mais je la vois chaque matin traĂźner dans l’escalier des robes de soie tachĂ©es de graisse. Elle coule des yeux luisants. Et, en bonne justice, ces yeux et ces robes-lĂ  conviennent-ils Ă  une femme qu’on a reçue par charitĂ© ? Car on les a pris dans le grenier pendant le temps qu’on rĂ©pare le toit, en considĂ©ration de ce que le mari est malade et la femme dans un Ă©tat intĂ©ressant. La concierge dit mĂȘme que ce matin elle a senti les douleurs et qu’elle est alitĂ©e Ă  cette heure. Ils avaient bien besoin d’avoir un enfant !
– ThĂ©rĂšse, rĂ©pondis-je, ils n’en avaient sans doute nul besoin. Mais la nature voulait qu’ils en fissent un ; elle les a fait tomber dans son piĂšge. Il faut une prudence exemplaire pour dĂ©jouer les ruses de la nature. Plaignons-les et ne les blĂąmons pas ! Quant aux robes de soie, il n’est pas de jeune femme qui ne les aime. Les filles d’Ève adorent la parure. Vous-mĂȘme, ThĂ©rĂšse, qui ĂȘtes grave et sage, quels cris vous poussez quand il vous manque un tablier blanc pour servir Ă  table ! Mais, dites-moi, ont-ils le nĂ©cessaire dans leur grenier ?
– Et comment l’auraient-ils, monsieur ? Le mari, que vous venez de voir, Ă©tait courtier en bijouterie, Ă  ce que m’a dit la concierge, et on ne sait pas pourquoi il ne vend plus de montres. Il vend maintenant des almanachs. Ce n’est pas lĂ  un mĂ©tier honnĂȘte, et je ne croirai jamais que Dieu bĂ©nisse un marchand d’almanachs. La femme, entre nous, m’a tout l’air d’une propre Ă  rien, d’une Marie-couche-toi-lĂ . Je la crois capable d’élever un enfant comme moi de jouer de la guitare. On ne sait d’oĂč cela vient, mais je suis certaine qu’ils arrivent par le coche de MisĂšre du pays de Sans-Souci.
– D’oĂč qu’ils viennent, ThĂ©rĂšse, ils sont malheureux, et leur grenier est froid.
– Pardi ! le toit est crevĂ© en plusieurs endroits et la pluie du ciel y coule en rigoles. Ils n’ont ni meubles ni linge. L’ébĂ©niste et le tisserand ne travaillent pas, je pense, pour des chrĂ©tiens de cette confrĂ©rie-lĂ  !
– Cela est fort triste, ThĂ©rĂšse, et voilĂ  une chrĂ©tienne moins bien pourvue que ce paĂŻen d’Hamilcar. Que dit-elle ?
– Monsieur, je ne parle jamais Ă  ces gens-lĂ . Je ne sais ce qu’elle dit, ni ce qu’elle chante. Mais elle chante toute la journĂ©e. Je l’entends de l’escalier quand j’entre ou quand je sors.
– Eh bien ! l’hĂ©ritier des Coccoz pourra dire, comme l’Ɠuf, dans la devinette villageoise : « Ma mĂšre me fit en chantant. »
Pareille chose advint Ă  Henri IV. Quand Jeanne d’Albret se sentit prise des douleurs, elle se mit Ă  chanter un vieux cantique bĂ©arnais :
Notre-Dame du bout du pont,
Venez Ă  mon aide en cette heure !
Priez le Dieu du ciel
Qu’il me dĂ©livre vite,
Qu’il me donne un garçon !
Il est Ă©videmment dĂ©raisonnable de donner la vie Ă  des malheureux. Mais cela se fait journellement, ma pauvre ThĂ©rĂšse, et tous les philosophes du monde ne parviendront pas Ă  rĂ©former cette sotte coutume. Madame Coccoz l’a suivie et elle chante. VoilĂ  qui est bien ! Mais, dites-moi, ThĂ©rĂšse, n’avez-vous pas mis aujourd’hui le pot-au-feu ?
– Je l’ai mis, monsieur, et mĂȘme il n’est que temps que j’aille l’écumer.
– Fort bien ! mais ne manquez point, ThĂ©rĂšse, de tirer de la marmite un bon bol de bouillon, que vous porterez Ă  madame Coccoz, notre hyper-voisine.
Ma gouvernante allait se retirer quand j’ajoutai fort à propos :
– ThĂ©rĂšse, veuillez donc, avant tout, appeler votre ami le commissionnaire, et dites-lui de prendre dans notre bĂ»cher une bonne crochetĂ©e de bois qu’il montera au grenier des Coccoz. Surtout qu’il ne manque pas de mettre dans son tas une maĂźtresse bĂ»che, une vraie bĂ»che de NoĂ«l. Quant Ă  l’homonculus, je vous prie, s’il revient, de le consigner poliment Ă  ma porte, lui et tous ses livres jaunes.
Ayant pris ces petits arrangements avec l’égoĂŻsme raffinĂ© d’un vieux cĂ©libataire, je me remis Ă  lire mon catalogue.
Avec quelle surprise, quelle Ă©motion, quel trouble j’y vis cette mention, que je ne puis transcrire sans que ma main tremble :
« La lĂ©gende dorĂ©e de Jacques de GĂȘnes (Jacques de Voragine), traduction française, petit in-4°.
» Ce manuscrit, du XIVe siĂšcle, contient, outre la traduction assez complĂšte de l’ouvrage cĂ©lĂšbre de Jacques de Voragine : 1° les lĂ©gendes des saints FerrĂ©ol, Ferrution, Germain, Vincent et DroctovĂ©e ; 2° un poĂšme sur la SĂ©pulture miraculeuse de Monsieur saint Germain d’Auxerre. Cette traduction, ces lĂ©gendes et ce poĂšme sont dus au clerc Jean ToutmouillĂ©.
» Le manuscrit est sur vĂ©lin. Il contient un grand nombre de lettres ornĂ©es et deux miniatures finement exĂ©cutĂ©es, mais dans un mauvais Ă©tat de conservation ; l’une reprĂ©sente la Purification de la Vierge, et l’autre le couronnement de Proserpine. »
Quelle dĂ©couverte ! La sueur m’en vint au front, et mes yeux se couvrirent d’un voile. Je tremblai, je rougis et, ne pouvant plus parler, j’éprouvai le besoin de pousser un grand cri.
Quel trĂ©sor ! J’étudie depuis quarante ans la Gaule chrĂ©tienne et spĂ©cialement cette glorieuse abbaye de Saint-Germain-des-PrĂ©s d’oĂč sortirent ces rois-moines qui fondĂšrent notre dynastie nationale. Or, malgrĂ© la coupable insuffisance de la description, il Ă©tait Ă©vident pour moi que ce manuscrit provenait de la grande abbaye. Tout me le prouvait : les lĂ©gendes ajoutĂ©es par le traducteur se rapportaient toutes Ă  la pieuse fondation du roi Childebert. La lĂ©gende de saint DroctovĂ©e Ă©tait particuliĂšrement significative, car c’est celle du premier abbĂ© de ma chĂšre abbaye. Le poĂšme en vers français, relatif Ă  la sĂ©pulture de saint Germain, me conduisait dans la nef mĂȘme de la vĂ©nĂ©rable basilique, qui fut le nombril de la Gaule chrĂ©tienne.
La LĂ©gende dorĂ©e est par elle-mĂȘme un vaste et gracieux ouvrage. Jacques de Voragine, dĂ©finiteur de l’ordre de Saint-Dominique et archevĂȘque de GĂȘnes, assembla au XIIIe siĂšcle les traditions relatives aux saints de la catholicitĂ©, et il en forma un recueil d’une telle richesse qu’on s’écria dans les monastĂšres et dans les chĂąteaux : « C’est la lĂ©gende dorĂ©e ! » La LĂ©gende dorĂ©e est surtout opulente en hagiographie italienne. Les Gaules, les Allemagnes, l’Angleterre y ont peu de place. Voragine n’aperçoit qu’à travers une froide brume les plus grands saints de l’Occident. Aussi les traducteurs aquitains, germains et saxons de ce bon lĂ©gendaire prirent-ils le soin d’ajouter Ă  son rĂ©cit les vies de leurs saints nationaux.
J’ai lu et collationnĂ© bien des manuscrits de la LĂ©gende dorĂ©e. Je connais ceux que dĂ©crit mon savant collĂšgue M. Paulin Paris, dans son beau catalogue des manuscrits de la bibliothĂšque du roi. Il y en a deux notamment qui ont fixĂ© mon attention. L’un est du XIVe siĂšcle et contient une traduction de Jean Belet ; l’autre, plus jeune d’un siĂšcle, renferme la version de Jacques Vignay. Ils proviennent tous deux du fonds Colbert et furent placĂ©s sur les tablettes de cette glorieuse Colbertine par les soins du bibliothĂ©caire Baluze, dont je ne puis prononcer le nom sans ĂŽter mon bonnet, car, dans le siĂšcle des gĂ©ants de l’érudition, Baluze Ă©tonne par sa grandeur. Je connais un trĂšs curieux codex du fonds Bigot ; je connais soixante-quatorze Ă©ditions imprimĂ©es, Ă  commencer par leur vĂ©nĂ©rable aĂŻeule Ă  toutes, la gothique de Stra...

Table of contents

  1. Titre
  2. Partie 1 - La Bûche
  3. Partie 2 - Jeanne Alexandre
  4. Notes de bas de page