L'Autre vue
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Ce roman de la fascination pour les bas-fonds - la racaille, dirait-on aujourd'hui..., est la révolte d'un écrivain anticonformiste contre la bourgeoise société belge de la fin du XIXe siecle, qui lui préfere les voyous, les sous-prolétaires en haillons et toute la société d'en bas.
Laurent Paridael, jeune homme de bonne famille bourgeoise, est en rupture totale avec son milieu, et préfere fréquenter les voyous des quartiers populaires de Bruxelles avant d'en rencontrer d'autres, plus tard, en Flandre. Il est séduit par leur liberté, leur inculture. Mais aussi par le délié de leurs corps, leurs gestes naturellement gracieux, bref, un charme sauvage qui ne le laisse pas indifférent...
Le gout de Georges Eeckoud pour les déshérités et ses propres penchants homosexuels se marient ici dans un roman séverement commenté de l'intérieur par un proche du héros, qui ne comprend pas ses pulsions.

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Information

Chapitre 1 L’HONORABLE DÉPUTÉ BERGMANS PRÉSENTE CE PAUVRE LAURENT PARIDAEL

Hast du die gute Gesellschaft gesehen ?
Gute Gesellschaft habe ich gesehen ; man nennt sie die gute Weil sie zum kleinsten Gedicht keine Gelegenheit gibt.
GƓthe (Venetianische Epigramme)
Les papiers publics se sont beaucoup occupĂ©s d’une affaire mystĂ©rieuse : celle de ce jeune fossoyeur condamnĂ© Ă  six mois de prison pour violation de sĂ©pulture et emportĂ© depuis par une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale. Ils ont mis en cause, son nom ayant Ă©tĂ© mĂȘlĂ© aux dĂ©bats judiciaires, feu M. Laurent Paridael, cousin de RĂ©gina Dobouziez, ma femme, laquelle avait Ă©pousĂ© en premiĂšres noces M. Freddy BĂ©jard qui pĂ©rit si misĂ©rablement avec la plupart de ses ouvriers dans l’explosion de sa cartoucherie[1]. Notre parent Laurent Paridael fut aussi relevĂ© pour mort sur le terrain de la catastrophe. PlĂ»t Ă  Dieu qu’il n’en eĂ»t pas rĂ©chappĂ©. Il n’aurait plus traĂźnĂ© alors une vie dĂ©classĂ©e, il se serait Ă©pargnĂ© de mourir plus piteusement encore par un suicide, aprĂšs force excentricitĂ©s. Son honorable famille n’eut point subi l’humiliation de voir son nom accolĂ© Ă  celui d’un malfaiteur et sa mĂ©moire exposĂ©e aux commentaires d’une presse friande de scandales.
Sans doute, il me rĂ©pugne de remuer ces souvenirs, mais il a circulĂ© tant de racontars sur le caractĂšre et la conduite de notre infortunĂ© parent que j’ai jugĂ© indispensable de rectifier les faits.
Ce fut un personnage dĂ©concertant, qui porta un dĂ©fi aux convenances, mais il s’était fait une idĂ©e spĂ©ciale de l’humanitĂ© et de la nature, et en tenant compte de cette vision particuliĂšre, on reconnaĂźtra qu’il apporta certaine logique dans ses Ă©carts et qu’il concilia ceux-ci avec une gĂ©nĂ©rositĂ© chevaleresque ressemblant Ă  une maniĂšre d’apostolat.
Je l’ai intimement pratiquĂ©, surtout avant mon mariage avec sa cousine Mme veuve BĂ©jard. Nos bons rapports subsistĂšrent jusqu’à ce que ses anomalies fussent devenues si flagrantes que sans rompre avec lui, je me vis forcĂ©, par Ă©gard pour mon rang et mes relations, de ne plus m’afficher en sa compagnie.
De son cĂŽtĂ©, il me conserva toujours une certaine estime. En mourant, il m’a confiĂ© le manuscrit de son journal, une sorte de confession par laquelle il dĂ©sirait se justifier Ă  mes yeux.
La lecture de ces cahiers, jointe Ă  ce que je savais par expĂ©rience de la destinĂ©e du pauvre garçon, m’a laissĂ© assez perplexe, partagĂ© entre de la commisĂ©ration et de la rĂ©pugnance ; nĂ©anmoins, ces confidences, mĂȘme les plus imprĂ©vues, me permettent de conclure Ă  la loyautĂ© et au caractĂšre magnanime du dĂ©funt ; elles rĂ©vĂšlent une rare intelligence, de brillantes quoique bizarres facultĂ©s, une sensibilitĂ© spĂ©ciale, de la perversion, mais non de la perversitĂ©. AprĂšs les avoir lues, tout lecteur de bonne foi partagera ma conviction que Paridael fut avant tout un malheureux, Ă  la fois son propre bourreau et sa propre victime. Aussi est-ce pour l’édification des honnĂȘtes gens que je me dĂ©cide Ă  publier ces feuillets. Ma premiĂšre intention avait Ă©tĂ© de les brĂ»ler aprĂšs en avoir pris connaissance, mais, en prĂ©sence des calomnies dont la mĂ©moire de Paridael fut accablĂ©e par les gazettes, je me crois un devoir de les produire au grand jour.
Je me suis simplement permis de complĂ©ter, par ma connaissance du personnage, ce qu’il aura rĂ©vĂ©lĂ© sur lui-mĂȘme.
L’avouerai-je ? En recopiant ces pages, maintes fois troublĂ© plus qu’il n’aurait convenu, j’éprouvais la sensation d’une force vive perdue pour la sociĂ©tĂ© et pour la patrie. MalgrĂ© leur ton crispĂ©, ces Ă©panchements dĂ©gagent un tel charme que, j’en arrivais Ă  douter de mon bon sens. Est-ce lui ou moi qui vois mal ? me demandais-je, tant il rĂšgne de conviction dans ces accents, et tant le dĂ©voyĂ© s’interprĂšte avec cohĂ©rence.
En livrant ces mĂ©moires Ă  la publicitĂ©, je me flatte aussi de rendre service aux savants qui s’occupent de nos psychoses et qui nous prĂ©munissent contre les Ă©carts de ce que, dans notre infatuation, nous avons qualifiĂ© de gĂ©nie. Le cas de Paridael me paraĂźt, certes, de nature Ă  intĂ©resser ces spĂ©cialistes. Un problĂšme d’un ordre extrĂȘmement actuel se rattache Ă  sa fin comme aussi Ă  la mĂ©saventure de cet obscur manƓuvre dont je parlais en commençant.
AprĂšs ces indispensables prolĂ©gomĂšnes, je me reporterai Ă  l’époque oĂč je fis la connaissance de Laurent Paridael.
Ce fut lors d’un dĂźner sans cĂ©rĂ©monie chez M. et Mme Dobouziez, les grands industriels, fabricants de bougies stĂ©ariques, mes futurs beaux-parents. Orphelin depuis deux ans et placĂ© par ses tuteurs, mes amphytrions[2], dans un collĂšge lointain, le jeune Laurent Ă©tait venu passer ses vacances au pays.
Nous nous Ă©tions mis Ă  table. M. Dobouziez servait le potage. Les domestiques continuaient Ă  rĂ©clamer Laurent Ă  cor et Ă  cri, l’un au pied de l’escalier, l’autre Ă  la porte de la rue, un troisiĂšme Ă  celle du jardin. Le retardataire accourut enfin essoufflĂ© et tout en nage. C’était un garçon de figure intĂ©ressante, trĂšs solide pour ses quatorze ans, un large front offusquĂ© par des broussailles de cheveux chĂątains, de grands yeux caves et cernĂ©s, le regard farouche d’une bĂȘte traquĂ©e, la bouche assez forte plissĂ©e par une expression prĂ©coce de malaise et d’amertume. Des Ă©corchures aux joues et aux mains, un costume neuf couvert de boue et dĂ©jĂ  trouĂ©, indiquaient un tempĂ©rament de casse-cou et un adepte des exercices violents.
En le voyant équipé de cette façon, M. Dobouziez fronça les sourcils et le foudroya du regard :
– Comme vous voilĂ  fait ! Allons, dĂ©pĂȘchez-vous de monter Ă  votre chambre et ne revenez que lorsque vous serez prĂ©sentable !
Mes hĂŽtes profitĂšrent de son absence pour me confier les tracas qu’il leur causait. Cet enfant dĂ©courageait leurs meilleures intentions. MalgrĂ© son intelligence, il faisait le dĂ©sespoir de ses maĂźtres. Au lieu de s’appliquer Ă  l’étude des connaissances utiles, il se bourrait la tĂȘte de billevesĂ©es et de mauvaises lectures ; il se chamaillait avec ses camarades, fomentait l’insubordination, se dĂ©menait comme un diable, commettait incartade sur incartade.
Depuis son retour, ses tuteurs en Ă©taient encore Ă  attendre une premiĂšre marque de tendresse. Il se dĂ©robait Ă  leurs avances, affectait de ne leur parler que lorsqu’ils l’interrogeaient et profitait de toutes les occasions pour leur fausser compagnie. Quand il ne se verrouillait pas dans sa chambre, il polissonnait Ă  la rue ou bien, ce que M. et Mme Dobouziez voyaient surtout de mauvais Ɠil, il courait s’encanailler, comme ils disaient, avec les ouvriers de leur usine. Moi qui reprĂ©sente l’opinion dĂ©mocratique au Parlement et qui suis nĂ© dans l’arriĂšre-boutique de tout petits mareyeurs, au fond d’une impasse voisine du marchĂ© au poisson, je ne partageais pas tout Ă  fait la maniĂšre de voir de mes amphytrions au sujet du plaisir que Laurent prenait avec leurs braves travailleurs.
Lorsqu’il reparut Ă  table, aprĂšs s’ĂȘtre dĂ©barbouillĂ© et rafistolĂ©, je me mis en frais de conversation avec lui. Il accueillit assez mal mes avances ; mais Ă  notre rencontre suivante il se dĂ©gela et j’étais parvenu Ă  l’apprivoiser, quand il reprit le chemin du collĂšge. Je le revis aux vacances d’aprĂšs. Le potache Ă©tait devenu un ferme adolescent. Ses dispositions n’avaient guĂšre changĂ©. Il Ă©vitait toujours les membres de sa famille et leurs connaissances pour passer tout son temps avec les chauffeurs et les magasiniers de la fabrique. De sa caste, il boudait jusqu’aux enfants de son Ăąge.
J’étais le seul monsieur qu’il prit pour confident. La chaleur qu’il mettait Ă  me vanter ses humbles amis flattait mes convictions politiques, favorables Ă  un rapprochement entre capitalistes et salariĂ©s.
Voici quelques passages du journal de Laurent oĂč sa sympathie pour les ouvriers s’exprime en des termes passablement exaltĂ©s, mais qui ne dĂ©passent pas la mesure et qui s’accordent assez bien avec les propos qu’il me tenait Ă  cette Ă©poque :
Je ne me lasse pas de contempler les paveurs qui travaillent depuis deux jours sous mes fenĂȘtres. J’aime la musique de leurs « demoiselles », le timbre m’en est cher. Eux-mĂȘmes accordent souverainement le rythme de leurs gestes Ă  la couleur de leurs frusques et de ce que l’on voit de leur chair. Accroupis ou debout, au travail ou au repos, toujours ils me sĂ©duisent par leur dĂ©gaine plastique et ingĂ©nue. Le bleu de leurs yeux d’enfants, le corail de leurs lĂšvres succulentes rehausse si dĂ©licieusement leurs visages hĂąlĂ©s ! Je me dĂ©lecte Ă  leurs coups de reins, Ă  leurs rejets du torse en arriĂšre, au tortillage de leur feutre, au ratatinement de leur « marronne ». (C’est ainsi qu’en leur parler wallon ces paveurs de Soignies et de Quenast, qui rejoignirent Ă  la grande ville les cadettes des carriĂšres natales, dĂ©signent leurs bragues dont la couleur rappelle en effet celle des chĂątaignes.)
GĂ©nĂ©ralement pour damer ils vont par deux. AprĂšs s’ĂȘtre appariĂ©s, ils crachent dans leurs mains, empoignent les hies par les manelles, esquissent une sorte de salut d’armes, et les voilĂ  qui partent, accordant leurs gestes, pilant en cadence, l’une demoiselle retombant lorsque l’autre se relĂšve.
Parfois ils pivotent sur eux-mĂȘmes, se tournent le dos, s’éloignent quelque temps pour pirouetter de nouveau, se refaire vis-Ă -vis et se rapprocher, de la mĂȘme allure rĂ©glĂ©e, sur le pas sonore de leur outil. On dirait d’une danse trĂšs lente, d’un menuet du travail.
Il leur arrive de s’arrĂȘter pour reprendre haleine et Ă©changer quelques puĂ©rilitĂ©s auxquelles leur sourire prĂȘte une portĂ©e ineffable. Ils rejettent leur coiffe en arriĂšre, se calent, les poings sur les hanches ou les bras croisĂ©s, les jambes un peu Ă©cartĂ©es, aprĂšs s’ĂȘtre essuyĂ© le front d’un revers de main ou Ă  la manche de la chemise. Braves gens ! Leur sueur embaume autant que la sĂšve des sapins et des rouvres ; elle est l’encens de cet office agrĂ©able au Seigneur. Quelle priĂšre vaut leur travail ?
Hier, au tournant d’une rue dans le centre de la ville, j’entrevis un admirable jeune charretier. Il se tenait debout sur son tombereau vide, le fouet et la longe Ă  la main, de l’air dont il eĂ»t conduit un quadrige. Il souriait d’un sourire aussi intrĂ©pide que le claquement de son fouet ou le hennissement de son cheval. En somme, pourquoi souriait-il ? Il y avait du soleil, la vie lui Ă©tait bonne. Ce petit ouvrier condensait, en sa personne rĂ©jouie, tout le relief et le cachet professionnels. Il quintessenciait la corporation. Au carrefour suivant, il vira, disparut, fouet claquant, char cahotant, la bouche goulue et les yeux incendiaires, rosĂ© et ambrĂ©, poignant de crĂąnerie et de jeunesse : AntinoĂŒs[3] charretier.
Tel chiffonnier, tel mendiant, me fait tomber en arrĂȘt ; je leur demanderais de venir me voir chaque jour, de m’ĂȘtre un rĂ©gal pour les yeux. Ces pauvres diables ignorent leur splendeur. Nul n’estimerait celle-ci comme je le fais.
Il m’arrivera de m’éprendre d’une simple voix. Un gagne-petit criant son sable, ses fagots, ses moules ; appelant les os et les drilles dans sa hotte ou sa besace, rĂ©sume en une intonation toute la navrance d’un adagio. Ces haillons de voix accumulent le pathĂ©tisme d’une vie de lutte et de misĂšre.
Je me rappelle une nuit d’étĂ© ou deux gaillards allaient et venaient en se querellant sous ma fenĂȘtre. RĂ©veillĂ© en sursaut et de mĂ©chante humeur, je bondis pour envoyer ces braillards Ă  tous les diables. M’étant penchĂ© au dehors, le charme de la nuit ou plutĂŽt un autre charme que je ne tardai pas Ă  m’expliquer, m’empĂȘcha d’intervenir. Je ne parvenais pas Ă  distinguer mes deux querelleurs ; en revanche, je les suivais des oreilles. Ils se disaient des injures en une langue que je ne saisissais pas, qui Ă©tait sans doute au flamand ce que l’argot est au français. De quelles voix ils profĂ©raient ces injures ! Sans les voir je me serais pris Ă  les aimer pour leurs voix lyriques ! Étaient-ce des escarpes qui se disputaient un butin ou deux amis, rivaux en amour ? L’un accusait l’autre et celui-ci se dĂ©fendait avec chaleur. En viendraient-ils aux prises ?
Le diapason auquel ils Ă©taient montĂ©s me l’aurait fait craindre. Mais leurs vocifĂ©rations s’apaisĂšrent. Leurs allĂ©es et venues dans la rue dĂ©serte me mĂ©nageaient d’inouĂŻs effets de crescendo et de smorzando, auxquels la beautĂ© de la nuit prĂȘtait un fluide de plus. Au lieu d’un hourvari de larrons ou d’une attrapade entre galants, ils m’évoquaient plutĂŽt une scĂšne de dĂ©fi dans une arĂšne antique ou les prĂ©liminaires d’un jugement de Dieu dans une lice mĂ©diĂ©vale. L’insidieuse voix de l’un avait fini par apaiser la parole incendiaire de l’autre. BientĂŽt toute irritation cessa des deux parts et aprĂšs s’ĂȘtre Ă©loignĂ©s une derniĂšre fois, mes inconnus tournĂšrent le coin pour ne plus revenir. Avec un sentiment de mĂ©lancolie je les entendis se perdre dans le lointain et me trouvai rendu au repos et au silence.
Ah ! combien je comprends ce trait de la vie de Michel-Ange, rapportĂ© par Benvenuto Cellini dans ses MĂ©moires : « Les chants d’un certain Luigi Pulci Ă©taient si beaux que le divin Buonarotti, dĂšs qu’il savait oĂč le trouver, ne manquait jamais d’aller le guetter. » Et Benvenuto ajoute ce dĂ©tail lancinant : « Le chanteur Ă©tait fils de ce Pulci qui eut la tĂȘte tranchĂ©e pour avoir abusĂ© de sa propre fille. »
Adieu cet automne en lequel mes vingt ans se rĂ©galĂšrent de pommes ! Adieu les lumiĂšres d’or qui aviviez les mĂ©taux des feuillages et aurĂ©oliez mes beaux manƓuvres vĂȘtus de feuilles mortes !
CrĂ©pusculaires et automnaux entre tous sont les terrassiers : Gaillards de la campagne, nippĂ©s de velours et de boue, passĂ©s Ă  la couleur de la glĂšbe qu’ils dĂ©foncent et brouettent six jours durant sur les chantiers de la grande ville. Bien dĂ©couplĂ©s, musclĂ©s Ă  plaisir avec de ronds visages ambrĂ©s ou fardĂ©s par le hĂąle ; des blonds avec des yeux clairs et des cheveux filasse, des bruns aux prunelles de la nuance de leurs hardes, Ă  la tignasse noire et frisĂ©e, plus nerveux et aussi charnus que les autres. Ils se ceignent souvent les reins d’une large Ă©charpe de flanelle rouge qui leur prĂȘte une magnifique cambrure et qui s’accorde au ton du velours boucanĂ© de leurs culottes. D’ordinaire, au travail, ils retroussent celles-ci comme leurs manches, mais leur plastique se corse particuliĂšrement quand la visiĂšre de leur casquette plate prend la forme et rivalise avec les dimensions du fer de leurs pioches et quand ils usent de ces hautes et lourdes bottes d’égoutier que les Goncourt prisaient au point d’en Ă©crire qu’elles « contribuent Ă  l’admirable port du corps, au style de ceux qui les chaussent, le soulĂšvement de ces imposantes chaussures amenant un noble soulĂšvement des Ă©paules, dans la poitrine rejetĂ©e en arriĂšre ».
Et les Goncourt ne connaissaient que ceux de Paris. S’ils avaient vu les nĂŽtres ! S’ils eussent hantĂ©, Ă  mon exemple, les abords des gares aux heures oĂč ces journaliers des Flandres et des Polders de l’Escaut dĂ©barquent chez nous et, de prĂ©fĂ©rence encore, Ă  celle oĂč leurs coteries allongent le pas pour regagner la station et s’enfourner dans les trains aprĂšs une halte au comptoir des liquoristes. Je me reprĂ©sente leur retour au village oĂč leur Ă©nervement terrorise la gent paisible, oĂč ils manifestent des accĂšs d’humeur camisarde, au point que l’on appela « convoi des sauvages » le train ramenant la horde de ces terrassiers turbulents.
Ils grouillaient il y a des siĂšcles comme ils braillent et barbotent Ă  prĂ©sent, ils avaient la mĂȘme mine et le mĂȘme accoutrement. Mais leurs ancĂȘtres jouĂšrent rudement de leurs pioches pour le salut de la patrie. Évoquons ces terrassiers d’antan :
Hardi les bougres !
Entamons la digue de FarnĂšse !
Et pour se donner du cƓur et rythmer leur travail, nos pourfendeurs de remparts entonnent les chansons des Gueux, pendant que les redoutes espagnoles entretiennent un feu terrible sur leurs Ă©quipes.
La canonnade Ă©touffe les voix et balaie les chanteurs. Mais d’autres braves accourent Ă  la place des camarades et reprennent leur pioche en mĂȘme temps que leur refrain.
Vivent les Gueux !
Les Espagnols se ruent Ă  l’assaut de la digue. L’étroite bande de terre devient le théùtre de dĂ©sespĂ©rĂ©s, corps Ă  corps. Les PoldĂ©riens Ă©crasĂ©s sous le nombre et n’ayant que leurs outils pour se dĂ©fendre semblent devoir succomber. Mais tandis que les uns se battent, de l’eau jusqu’au ventre, les autres continuent Ă  creuser la terre. Des couples roulent le long du talus et vont se noyer dans le fleuve sans lĂącher prise. Les Espagnols rĂ©parent les brĂšches avec les cadavres des terrassiers. Beaucoup fouirent leur propre fosse
 Les survivants, rĂ©duits Ă  une poignĂ©e, n’en piochent pas moins allĂšgrement pour cela. Encore un coup, par ici !
Victoire ! L’Escaut roule ses flots dans la plaine. Les terrassiers s’embrassent en pleurant de joie. Une galĂšre zĂ©landaise chargĂ©e de vivres rame vers Anvers.
Vivent les Gueux !
Pauvre Laurent ! Que ne persĂ©vĂ©ra-t-il dans ces sentiments patriotiques et pourquoi s’avisa-t-il d’étendre aux gueux pour de bon son enthousiasme pour les Gueux historiques ?
À la suite d’une fugue qui le brouilla avec les siens, livrĂ© Ă  lui-mĂȘme et maĂźtre de son petit patrimoine, il ne tarda pas Ă  satisfaire ses goĂ»ts d’encanaillement. Quoiqu’il eĂ»t encouru la disgrĂące de sa famille j’avais continuĂ© Ă  le voir. Ainsi que nos amis communs le peintre Marbol et le musicien VyvĂ©loy, je me plaignais mĂȘme de ne pas le voir assez souvent.
Je ne suis pas le premier venu. La considĂ©ration dont je jouis sur la place, les suffrages de mes amis politiques, suffiraient Ă  le prouver. NĂ©anmoins, je vous accorde qu’en ma qualitĂ© de nĂ©gociant et d’homme public ma compĂ©tence ne dĂ©passe guĂšre les questions d’intĂ©rĂȘt matĂ©riel et d’ordre administratif. Mais Marbol et VyvĂ©loy sont de vrais artistes que mon jeune cousin aurait trouvĂ© profit Ă  frĂ©quenter. L’un vend ses tableaux avant qu’ils ne soient secs, les opĂ©ras de l’autre se jouent sur les scĂšnes du monde entier. Tous les ordres chamarrent leur p...

Table of contents

  1. Titre
  2. Chapitre 1 - L’HONORABLE DÉPUTÉ BERGMANS PRÉSENTE CE PAUVRE LAURENT PARIDAEL
  3. Chapitre 2 - VOYOUS DE VELOURS
  4. Chapitre 3 - TRÉMELOO
  5. Chapitre 4 - LE PÉNITENCIER DE POULDERBAUGE
  6. Chapitre 5 - ABOUTISSEMENT DU TERRASSIER AU FOSSOYEUR
  7. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique
  8. Notes de bas de page